Dans ce second volet de sa réflexion sur le théologien dominicain, rhénan, Eckhart von Hochheim, dit Maître Eckhart(1260-1328), Marie-Anne Vannier, de l’Université de Lorraine, met en évidence sa grande actualité,jusque dans son expérience mystique: « Créé à l’image de la Trinité, l’être humain l’accueille et la Trinité fait en lui sa demeure ».
2. L’ACTUALITE DE L’EXPERIENCE MYSTIQUE D’ECKHART
Même s’il n’en parle pas, l’expérience spirituelle qu’a connue Eckhart apparemment très jeune sous-tend toute son œuvre et a une actualité qui traverse les âges, dans la mesure où elle relève de l’irruption de l’éternité dans le temps. De plus, il a, comme S. Augustin, une capacité à l’universaliser qui lui confère son actualité. Son originalité a interrogé au cours des siècles. Pour l’évoquer, Eckhart parle, de manière classique à la suite de Thomas d’Aquin, de cognitio Dei experimentalis, de connaissance de Dieu par l’expérience.
Mais la difficulté tient à ce que si cette expérience conditionne ses écrits, ce qui leur donne une certaine dimension phénoménologique que Michel Henry a appréciée, Eckhart pratique à son propos la discretio que préconisait Jean Cassien dans sa Seconde Conférence. Cependant, cette expérience mystique affleure dans certains de ses textes et l’amène à proposer un « mysticisme spéculatif », comme disait Fernand Brunner[1] ou encore une théologie mystique pour l’Eglise d’Occident, ce qui explique le titre que nous avons choisi pour les quatre volumes présentant l’apport d’Eckhart et de Nicolas de Cues : les deux anthologies, l’Encyclopédie et le volume d’iconographie. Sans doute ce titre est-il marqué par Vladimir Lossky, qui est le pionnier des études eckhartiennes en France, qui a mis en évidence l’actualité d’Eckhart et qui a écrit le célèbre Essai sur la théologie mystique de l’Eglise d’Orient, sans avoir le temps d’écrire, à partir de son étude d’Eckhart, l’équivalent pour l’Occident. En prenant en compte les études les plus récentes nous nous sommes efforcés de le faire, en particulier dans L’Encyclopédie.
Cette expérience mystique, Eckhart semble l’avoir eue très tôt, à tel point qu’elle apparaît comme le socle de son œuvre et elle a certainement déterminé son choix de la vie dominicaine, elle lui a donné d’être plongé au cœur de la vie trinitaire et de comprendre le sens de la filiation divine. C’est une expérience qui traverse les âges, qui est encore actuelle, qui a un écho dans l’expérience de Marie de la Trinité, et qui fait l’actualité d’Eckhart.
S’il ne parle pas directement de cette expérience, il s’y réfère implicitement dans le Sixième Entretien spirituel, où il dit : « Celui qui porte Dieu dans toutes ses œuvres et en tous lieux (…) ressemble à un homme très altéré (…), c’est ainsi que l’homme doit être transi de la présence de Dieu, être transformé selon la forme de son Dieu bien-aimé et l’être en lui selon un mode substantiel pour que la présence de Dieu l’illumine ». Dans le Sermon 75, il va plus loin et précise la dimension trinitaire de cette expérience : « Là, dit-il, nous sommes aimés dans le Fils par le Père avec l’amour qui est le Saint-Esprit, éternellement jailli et s’épanouissant dans sa naissance éternelle »[2]. C’est la naissance de Dieu dans l’âme qu’il évoque par là. Or, tel est le motif de l’Incarnation et le sens de notre vie. Que dire de plus ? La dimension mystique ne ressort-elle pas clairement de tels propos, sans compter qu’Eckhart prend largement en compte la dimension de mystère… et cette mystique nous donne de comprendre son anthropologie ?
Dans son dernier livre, intitulé : Meister Eckhart, Philosoph des Christentums (München, Beck, 2009) a raison de s’attacher à montrer, à partir de l’étude de l’ensemble de ses écrits, qu’Eckhart a été le philosophe du christianisme. En fait, il y a plus, d’ailleurs au XIV° siècle, il n’y avait pas comme aujourd’hui une séparation entre philosophie et théologie. En fait, il ressort plus fondamentalement qu’Eckhart a su dégager l’apport essentiel du christianisme : non seulement, le motif de la création, mais aussi celui de l’Incarnation qui n’est autre que l’admirable échange de la divinité et de l’humanité dans la filiation divine. Sans doute connaissait-il les textes d’Augustin, d’Anselme, de Thomas d’Aquin… sur la question, mais il les a repris et réinterprétés pour faire ressortir avec force l’espérance fondamentale que donne le christianisme, déjà exprimée par Irénée, Athanase, Maxime le Confesseur… : « devenir, par grâce, ce que Dieu est par nature ». Eckhart est allé plus loin que les Pères dans la mesure où il s’est attaché à rendre compte de la divinisation tout au long de son œuvre et ce, en des termes toujours parlants aujourd’hui.
Eckhart est, en effet, l’un de ceux qui sont allés le plus au cœur du kérygme et qui ont véritablement vécu l’union à Dieu au cœur même de l’action. C’est pourquoi, sa spiritualité est encore parlante pour nous aujourd’hui. Non seulement, il est allé au cœur même du mystère trinitaire, mais il a également vécu la conformation au Christ et a donné une remarquable vision de l’être humain, à travers la figure de l’homme noble ou de celle de Marthe. Lui qui a vécu le mystère pascal en une mors mystica, dont on trouve un écho dans le Dialogue avec Schwester Katrei, a pu en transmettre les fruits aux autres et les inviter à vivre la filiation divine, à laisser advenir en eux la naissance de Dieu. Le message d’Eckhart traverse les siècles. C’est véritablement une parole jaillie du cœur de Dieu, sa Parole même qu’est le Fils et qui nous exhorte à devenir fils dans le Fils, ce qui est le message même du christianisme et qu’Eckhart reprend en une remarquable synthèse dans la prière qui clôt son cycle de Sermons sur la naissance de Dieu dans l’âme et où il dit : ´ Afin que nous observions ici ce repos et ce silence tourné vers le dedans, de sorte que la Parole Éternelle soit en nous prononcée et comprise, et que nous devenions un avec Elle, que le Père nous vienne en aide et la Parole elle-même et l’Esprit »ª.
C’est tout le sens du mystère pascal qu’Eckhart dégage ici et qu’il vit comme contemplatif dans l’action, à travers ses résurrections quotidiennes, cette Überbildung effective qu’il exhorte les autres à vivre aussi.
Ce n’est donc pas un hasard si son premier Sermon est un Sermon pascal. Il le prononça à Paris le 18 avril 1294, en tant que bachelier sententiaire et son cycle de sermons sur la naissance de Dieu dans l’âme que sont les Sermons 101 à 104, datant du temps d’Erfurt et vraisemblablement des années 1303-1305[3], en est, apparemment, le complément, montrant à quel point le mystère de Noël prépare celui de Pâques. Ces deux textes orchestrent remarquablement cette intuition de fond de la mystique d’Eckhart, qu’il a évoquée à demi-mots dans son Second Sermon sur l’Ecclésiastique et qu’il développera ensuite son Commentaire de l’Evangile de S. Jean : le mystère de la filiation divine. On a l’impression qu’il a été donné à Eckhart d’être introduit au cœur de la Trinité et de comprendre à partir de là le sens de la génération du Fils et de la naissance de Dieu dans l’âme qu’il identifie dans la naissance éternelle.
Il en parle en filigrane dans le Sermon latin II. Il nous amène au cœur de la Trinité, dans cette bullitio, où a lieu l’engendrement du Fils et où il lui a
été donné d’aller.
Mais, telle est aussi la difficulté ou le caractère apparemment hermétique de son propos, qui fait dire à son disciple Jean Tauler : « Il parlait du point de vue de l’éternité, et vous l’avez entendu du point de vue du temps »[4]. Effectivement, Eckhart a été parfois mal interprété et il continue à l’être, ce qui a donné lieu, pour une part, à son procès, car il est difficile de se situer, comme lui, du point de vue de Dieu, dans l’éternité. Son expérience mystique est originale, il n’en parle pas, mais la prend comme référence, ce qui ne facilite pas la tâche des commentateurs.
Passant de la Trinité immanente à la Trinité économique, il explique dans le Sermon latin II que « la Trinité bienheureuse, un seul Dieu, venant dans le monde, bien plus créant le monde, a choisi pour elle un accueil tel qu’il ne pouvait lui en être donné de meilleur : la meilleure créature de ce monde l’être humain ». Créé à l’image de la Trinité, l’être humain l’accueille et la Trinité fait en lui sa demeure.
C’est en théologien qu’Eckhart rend compte de son expérience mystique, ce qui induit implicitement une théologie mystique, articulée autour de la création de l’être humain à l’image de Dieu et du motif de l’Incarnation, qui n’est autre que la filiation divine. Comme on l’a déjà noté, dès son premier texte, le Sermon pascal de 1294, cette expérience affleure. Elle se déploie dans les Sermons 101 à 104. Dans le premier, partant du mystère central du christianisme : celui de la Pâque, de la Résurrection du Christ, en dégage le sens pour nous : la résurrection avec le Christ, la divinisation, dans le second, centré autour du mystère de l’Incarnation, il en précise le motif qui n’est autre que la divinisation de l’être humain, qui s’exprime par la naissance éternelle.
Tout est bien construit et s’inscrit dans les règles mêmes de la prédication médiévale, mais en fonction d’un but précis qui est d’inviter ses auditeurs à vivre la filiation divine. Il le dit d’ailleurs clairement dans le Sermon allemand 59 : « Dieu a toute sa joie dans la naissance, c’est pourquoi il engendre son Fils en nous, afin que nous ayons là toute notre joie et que nous engendrions en même temps que lui ce même Fils selon la nature ».
Il est également un autre texte, qui est habituellement présenté comme l’expression de son expérience mystique, c’est le Sermon 71. Ce texte est difficile, mais il évoque une théophanie qu’Eckhart a dû vivre et qui lui a permis de comprendre le sens de naissance de Dieu dans l’âme[5]. Cette fois, c’est le quatrième point de son programme de prédication que le Thuringien illustre, en invitant à comprendre Dieu dans sa puritas essendi, dans la pureté même de son essence. Il commence par dire, à partir de son expérience : « Il me faut saisir la lumière dans son jaillissement », puis il fait un pas de plus et dit qu’ « il ne faut la saisir, ni dans son contact, ni dans son jaillissement, ni quand elle plane en elle-même, car tout ceci est encore un mode. Il faut saisir Dieu comme mode sans mode, comme être sans être, car il n’a pas de mode »[6], dans son immédiateté même. Sans doute est-ce impossible à vues humaines, mais là encore, Eckhart se situe dans le cœur de Dieu.
*
* *
L’actualité d’Eckhart vient certainement de son expérience mystique originale, qu’il a su partager aux autres, selon la formule bien connue de Thomas d’Aquin : contemplata aliis tradere, et dont il a fait un paradigme à partir du thème de la naissance de Dieu dans l’âme. Comme Augustin, Eckhart a objectivé son expérience à partir de l’Ecriture. Ainsi a-t-il développé à la fois une métaphysique de l’Exode et une métaphysique du Verbe, tout en passant de l’une à l’autre par la dialectique pascale de l’amour, et en dépassant par là même la métaphysique pour développer une anthropologie chrétienne, théologale, tout entière articulée autour de la filiation divine, qu’il a exprimée avec force à partir d’une christologie et une théologie trinitaire des plus solides. Ainsi Eckhart n’est-il pas tant un penseur atypique du XIV° siècle qu’un penseur qui traverse les âges, un Lebemeister, qui est devenu un Lesemeister du XIV° siècle et dont les thèses sont toujours reçues aujourd’hui. Plus qu’un philosophe du christianisme, il en est l’un des penseurs les plus géniaux et un témoin authentique qui constitue l’apogée de la théologie mystique de l’Eglise d’Occident.
Marie-Anne VANNIER, Université de Lorraine
Pour plus d’informations, voir : L’Encyclopédie des mystiques rhénans d’Eckhart à Nicolas de Cues et leur réception, Paris, Cerf, 2011, ainsi que les outils de travail correspondant : Anthologies des mystiques rhénans, Paris, Cerf, 2010 d’une part et L’Anthologie Nicolas de Cues, Paris, Cerf, 2012, d’autre part, ainsi que le volume d’iconographie (en cours) constituent un ensemble intitulé : L’apogée de la théologie mystique de l’Eglise d’Occident, en écho à l’ouvrage de Vladimir Lossky, Essai sur la théologie mystique de l’Eglise d’Orient. Vladimir Losssky est un des pionniers des études eckhartiennes.
***
[1] F. BRUNNER, « Maître Eckhart et le mysticisme spéculatif », Revue de théologie et de philosophie 20 (1970), p. 1-11.
[2] AH III, p. 105.
[3] G. STEER, B. McGINN,
[4] Jean TAULER, Sermon 15, Paris, Cerf, 1991, éd. Hugueny, Corin, p. 113.
[5] Cf. B. HASEBRINK, « Zu Predigt 71 », in : G. STEER, L. STURLESE, Lectura Eckhardi, Stuttgart, Kohlhammer, 1998, p. 230-245.
[6] Sermon 71, trad. J. Ancelet-Hustache, t. III, Paris, Seuil, 1974, p. 80.