Mme Beton Delègue (à gauche) lors de la visite du prof. Edgar Morin © Vatican Media

Mme Beton Delègue (à gauche) lors de la visite du prof. Edgar Morin © Vatican Media

Le français fait partie du « capital intellectuel de l’Église », affirme Mme Beton Delègue

Entretien avec l’ambassadrice de France près le Saint-Siège (2) 

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Le français « fait partie » du « capital intellectuel de l’Église », affirme Mme Élisabeth Beton Delègue, ambassadrice de France près le Saint-Siège depuis avril 2019. Elle rappelle que « c’est une langue pont », « c’est aussi la langue diplomatique du Saint-Siège », et « donc une langue qu’il importe de préserver ».

Dans une interview accordée à une rédactrice en chef de la rédaction française de Zenit, Anita Bourdin, le 24 septembre 2021, Mme Beton-Delègue parle, entre autres, du soutien de la francophonie, de l’histoire des institutions françaises à Rome, de la laïcité de l’État français qui n’est pas, selon elle, « anticléricale ou agressive ».

L’ambassadrice souligne la nécessité de défendre la langue et la culture française : « Il faut avoir une politique, je dirais, offensive en matière de francophonie : c’est ce que nous faisons. »

Voici la deuxième partie de l’entretien avec Mme Beton-Delègue. La première partie se trouve ici.

Comment voyez-vous votre rôle pour soutenir la francophonie y compris au Vatican ?

C’est un sujet très important la francophonie parce que le français c’est une langue pont. Quand on dit la francophonie, elle n’est pas réservée à un espace géographique : il y a aujourd’hui plus de trois cents millions de locuteurs francophones. Il y en aura beaucoup plus dans les vingt ans à venir avec l’essor démographique de l’Afrique. C’est donc une langue qu’il importe de préserver. C’est aussi la langue diplomatique du Saint-Siège et je dirais que le Vatican subit ces courants dominants qui visent à ce que l’anglais s’impose et il est vraiment important de favoriser la francophonie, en particulier chez les nouvelles générations parce que, aujourd’hui, quand on va à la curie, tous nos interlocuteurs, au niveau des responsables parlent français. Mais on voit qu’il y a un peu un glissement dans les nouvelles générations. Le glissement existe aussi dans les Universités pontificales, donc il faut avoir une politique, je dirais, offensive en matière de francophonie : c’est ce que nous faisons. Depuis que je suis arrivée, nous avons une offre de cours de français à la curie, qui est du « sur mesure » avec le soutien des « Pieux établissements de France à Rome et à Lorette ». Nous avons aussi réussi, dans un contexte qui était quand même compliqué, notamment du fait de la pandémie, à multiplier par deux les bourses linguistiques que nous offrons, sur appel d’offre bien sûr, avec sélection, aux étudiants et étudiantes des universités pontificales. Il faudrait faire sans doute encore plus… Mais je pense que le français fait partie aussi de ce capital intellectuel de l’Église compte tenu de l’importance du rôle qu’a joué la France, ses théologiens, la pensée française religieuse aussi, et qu’il faut être très vigilant parce que les risques c’est aussi de « couper » quand on n’a plus l’usage de la langue, de tout ce patrimoine qui est dans l’ADN de l’Église.

Il semble que vous ayez à cœur de créer des ponts, en Église et État, entre Saint-Siège et Église locale, entre mouvements, personnalités et Saint-Siège…  Vous avez des exemples qui vous ont particulièrement touchée ?

Il faut bien préciser qu’on fait une diplomatie globale, pour son pays, pour en représenter toutes les composantes : il y a le niveau institutionnel bien sûr, mais il y a toutes les composantes de la société civile, avec évidemment une approche particulière vis-à-vis de tout ce qui relève du fait religieux. La maison est ouverte. Nous avons la chance d’avoir cette merveilleuse villa qui doit être considérée comme une villa ouverte qui peut recevoir aussi bien des parlementaires, des ministres, que les jeunes de Lazare – qui font de la colocation entre jeunes actifs et SDF -, qu’une délégation de Karens [groupe ethnique tibéto-birman, ndlr] catholiques venus en pèlerinage. Cette maison est ouverte, c’est très important, et elle est ouverte dans un brassage pour que des gens qui ne sont pas du même monde puissent se rencontrer et parler. C’est cela les ponts. Alors évidemment, Edgar Morin, cela a été un moment extraordinaire : j’ai eu le bonheur de l’accompagner chez le Saint-Père, il a fait une très belle conférence ici, il y a trois ans, comme il en a fait une cette année à la Villa Médicis. On est heureux d’avoir pu dans sa vie rencontrer des personnalités aussi inspirantes et ayant un tel parcours. Mais je le répète, ce prêtre français à la frontière birmane qui avait mis ses économies pour payer un pèlerinage à une demi-douzaine de Karens, de ses fidèles, c’était magnifique aussi…

Alors recevoir les évêques d’abord c’est tout à fait normal, cette maison elle est pour eux : les évêques sont des citoyens, ce sont des acteurs aussi de la vie sociale, qui ont une connaissance très fine des territoires. Dans une France qui est fragmentée, qui a des états d’âme, etc… c’est très passionnant de les écouter, de les écouter aussi parler entre eux, c’est donc un moment très très privilégié que ces visites ad limina, et je pense que pour eux aussi un moment très privilégié puisque c’est la rencontre collective avec le Saint-Père. C’est la première. Et ils sont aussi des ambassadeurs de cette réalité française. Pour nous État français, c’est très important de recueillir leurs sentiments, la façon dont ils vivent cette relation avec l’État dans le cadre de la laïcité qui est la nôtre, qui n’est pas du tout une laïcité – comme parfois on veut la faire entendre – anticléricale ou agressive, mais une laïcité où chacun peut pratiquer sa religion, dans le respect de ses opinions, ou de ne pas la pratiquer. C’est aussi une laïcité qui a des avantages comme on l’a vu pendant la crise de la covid : les écoles catholiques qui sont sous contrat font partie du service public et les professeurs, là où les droits d’écolage ne rentraient plus ont continué d’être rémunérés. Je le signale parce que souvent on ne le sait pas. La laïcité positive c’est aussi le droit d’avoir une intervention non seulement technique et professionnelle, mais aussi financière du ministère de la culture pour à l’entretien et à la restauration des églises qui sont françaises ici. Vous voyez, l’éventail est très large : chacun peut trouver sa place, pour moi c’est vraiment très important. Et cet écosystème religieux, il ne se résume pas à la curie même si nous prenons souvent le chemin de la curie, mais il y a aussi les congrégations religieuses, la communauté française et francophone religieuse ici. Il y a les religieuses qui sont très importantes. Évidemment, étant la première femme ambassadrice ici, au Saint-Siège, je suis allée très vite à la découverte des religieuses et je n’ai pas été déçue, c’est le moins qu’on puisse dire…

Cette « maison ouverte » c’est la villa Bonaparte, elle a une histoire !

Elle a « des » histoires. Parce que c’est d’abord une maison qui a été faite par un cardinal au XVIIe siècle, le cardinal Silvio Valenti Gonzaga, secrétaire d’État du pape Benoît XIV.  Un cardinal humaniste, homme de savoir, intellectuel, scientifique, et qui a voulu une maison de campagne : nous étions en pleine campagne ! – qui soit épurée, qui reprenne aussi des éléments de la modernité, qu’il avait vus en voyageant en Europe, puisqu’il avait été nonce, et notamment en France. C’était un grand collectionneur. L’architecture, c’est sa signature. Le jardin, qui allait beaucoup plus loin, jusque Piazza Barberini, c’est aussi sa signature parce qu’il avait une passion pour la botanique : il faisait venir des plantes du monde entier.

Puis cette maison a été achetée ne 1816 par la sœur cadette de Napoléon, Pauline Bonaparte, quand l’Empire est tombé, que la famille a été accueillie par le pape ici, à Rome. Elle y a vécu les dernières années de sa vie, avant de mourir à Florence : elle est morte très jeune. Cette maison, elle l’a redécorée à son goût, évidemment avec des références très fortes liées à l’Empire. C’est donc une maison redécorée par une femme, immortalisée par Canov, cette extraordinaire sculpture qui est là chez mes voisins de la Villa Borghese, dans la Galerie Borghese. Ensuite, cette villa elle est restée chez les descendants plus ou moins lointains, des Bonaparte.

Il s’est joué un événement important aussi en 1870, au moment de la « Brecccia della Porta Pia » : les armées du général Raffaele Cadornasont entrés par le fond du jardin parce qu’il y avait une brèche dans la muraille et donc on peut dire que c’est ici que s’est scellé la fin des États pontificaux.

Et puis ensuite, dernière vie si je puis dire de cette villa, elle a été achetée par la Prusse : elle est devenue l’ambassade de Prusse, devenue ensuite ambassade d’Allemagne, et elle l’est restée durant la Seconde Guerre mondiale : à la fin de la guerre, elle a fait partie des biens confisqués par les Alliés et c’est à ce moment-là que la France en a fait l’acquisition. Avec le premier ambassadeur qui avait été nommé par la France libre, Jacques Maritain, mais c’est son successeur, Vladimir d’Ormesson qui est entré dans ces murs, après rénovation, ameublement, etc, à la fin de 1950.

Il y a d’autres « maisons » dont s’occupe l’ambassade ! Qu’est-ce que les « Pieux établissements de France à Rome et à Lorette »?

C’est un legs de l’histoire : les établissements religieux français qui se sont installés à Rome, dès le Moyen Âge, avant que la France, dans ses frontières géographiques n’existent, ont été aux moments, troublés, de la Révolution française, par volonté du pape de l’époque, regroupés dans une seule institution qui, à l’époque, avait été confiée à un grand cardinal, le cardinal de Bernis, grande figure des relations franco-italiennes et avec le Saint-Siège. C’est une institution qui a perduré nonobstant les soubresauts de l’histoire et de nos relations diplomatiques. Vous savez que nous célébrons cette année le centenaire de la reprise des relations diplomatiques. On ne sait pas la plupart du temps que les relations diplomatiques entre la France et le Saint-Siège ont été rompues de 1905 à 1921, après les lois de séparation de l’Église et de l’État : les choses alors n’allaient pas de soi. On fête cette année les cent ans de la reprise.

Donc les Pieux établissements, aujourd’hui, sont une structure qui a à la fois une vocation religieuse puisqu’ils accueillent une communauté de prêtres à Saint-Louis-des-Français, notre église nationale, et puis c’est aussi une structure qui « gère », si je puis dire, ces cinq églises : Saint-Louis-des-Français, la Trinité-des-Monts, Saint-Nicolas-des-Lorrains, Saint-Claude-des-Bourguignons, et Saint-Yves-des-Bretons, plus une chapelle à Lorette. C’est donc un patrimoine important, et même extraordinaire. Je vous rappelle que nous avons le privilège d’avoir trois Caravage et non des moindres à Saint-Louis-des-Français, que la Trinité-des-Monts c’est un espace conventuel qui à la fois vit – avec un institut d’enseignement et une petite école sur son parc -, mais aussi un extraordinaire patrimoine, héritage de l’Ordre des Minimes, Ordre savant, dont l’énorme bibliothèque malheureusement a été brûlée et dispersée. Ces églises vous pouvez constater qu’elles sont toutes extrêmement bien entretenues et restaurées : nous allons entreprendre des grands travaux sur Saint-Claude-des-Bourguignons, qui vont durer environ trois ans. Et tout ceci, au-delà de l’aspect, je dirais, de l’activité de cette institution, c’est aussi autant d’occasions de coopérer, avec le monde des restaurateurs, avec la surintendance des biens culturels, les archives, de coopérer avec l’École française de Rome :  ce sont des éléments qui participent aussi très fortement de la présence de la France et les Pieux établissements aujourd’hui se sont dotés aujourd’hui d’une feuille de route, parce que bien sûr on ne gère pas les choses aujourd’hui comme on le faisait, même il y a 50 ans. Ils doivent être au diapason du XXIe s. tout en restant fidèles à leur vocation initiale : d’accueillir, puisqu’au départ, c’était pour accueillir des pèlerins, les pèlerins d’aujourd’hui ne sont pas ceux du XVIIIe s. ; de rayonner, je crois avoir donné un certain nombre d’exemples ; et de partager, une mission de solidarité, parce que là aussi c’est l’ADN et donc nous avons des partenariats qui ont été engagés en appui à Sant’Egidio Roma ou à Caritas Roma, et d’autres qui seront mis en œuvre. Il y a un cap, une boussole qui est donnée, et toute cette dynamique est en marche.

Propos recueillis par Anita Bourdin

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Marina Droujinina

Journalisme (Moscou & Bruxelles). Théologie (Bruxelles, IET).

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