Instruction laïque alimentant le conflit fratricide Albert Bretannier, La tache noire (© commons.wikimedia.org)

Instruction laïque alimentant le conflit fratricide Albert Bretannier, La tache noire (© commons.wikimedia.org)

Gaudium et spes, l’Église en dialogue avec le monde

Quel message Vatican II a-t-il à livrer au monde de ce temps ? (3e partie)

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La vie humaine, traitée par le 1er chapitre de la constitution pastorale, tire son bilan du drame du péché et du passage inexorable de la mort. La « morale laïque » naissante dans le monde n’est pas insensible au patrimoine spirituel de l’Église catholique. Or, séparée de la source de son inspiration, jusqu’à quel point va-t-elle perdurer ? 

Le péché

Revenons au texte conciliaire : au nº13, la doctrine du péché originel est exposée d’une manière concise avec la référence à Rom 1, 21-25 : 

« Établi par Dieu dans un état de justice, l’homme séduit par le Malin, dès le début de l’histoire, a abusé de sa liberté, en se dressant contre Dieu et en désirant parvenir à sa fin hors de Dieu. Ayant connu Dieu, « ils ne lui ont pas rendu gloire comme à un Dieu (…) mais leur cœur inintelligent s’est enténébré », et ils ont servi la créature de préférence aux Créateur. Ce que la révélation divine nous découvre ainsi, notre propre expérience le confirme. Car l’homme, s’il regarde au-dedans de son cœur, se découvre enclin aussi aux mal, submergé de multiples maux qui ne peuvent provenir de son Créateur, qui est bon. Refusant souvent de reconnaître Dieu comme son principe, l’homme a, par le fait même, brisé l’ordre qui l’orientait à sa fin dernière, et, en même temps, il a rompu toute harmonie, soit par rapport à lui-même, soit par rapport aux autres hommes et à toute la création ». (§1)

Le §2 qui suit est comme le précédant un exposé de la théologie catholique classique. Il n’y a aucune concession à « l’air du temps », l’homme demeure bien « l’être pour Dieu » :  

« C’est donc en lui-même que l’homme est divisé. Voici que toute la vie des hommes, individuelle et collective, se manifeste comme une lutte, combien dramatique, entre le bien et le mal, entre la lumière et les ténèbres. Bien plus, voici que l’homme se découvre incapable par lui-même de vaincre, effectivement les assauts du mal ; et ainsi chacun se sent comme chargé de chaînes. Mais le Seigneur en personne est venu pour restaurer l’homme dans sa liberté et sa force, le rénovant intérieurement et jetant dehors le prince de ce monde (Jean 12, 31) qui le retenait dans l’esclavage du péché. Quant au péché, il amoindrit l’homme lui-même en l’empêchant d’atteindre sa plénitude ». 

Dignité de l’intelligence, vérité et sagesse

Le nº15 me paraît important et coller à la réalité de la nécessité de l’évangélisation, déjà évidente en 1965, et encore plus en 2025, surtout dans nos pays d’ancienne chrétienté. Il a en effet recours à la littérature sapientiale, avec le chapitre 17 de l’Ecclésiastique ou Siracide. En particulier, les versets 7-8 affirment : « Il (Dieu) les a remplis de savoir et d’intelligence, il leur a montré le bien et le mal, il a établi sa crainte dans leurs cœurs pour leur montrer la magnificence de ses œuvres ». Cette notion ce crainte de Dieu se retrouve souvent dans l’Ancien Testament, mais elle est mal comprise. Il ne s’agit pas de la peur manifestée par Adam après sa faute et qui le pousse à se cacher de Dieu ! La crainte de Dieu est plutôt la prise de conscience par l’homme de la toute-puissance de la divinité à l’origine d’une création qu’il n’aura jamais fini d’apprendre à connaître, et qui lui rappelle qu’il y a toujours un maître au-dessus lui. 

Or, le mal principal dont souffre notre époque réside dans le fait que l’homme se prenne pour Dieu. Les sous-paragraphes 2, 3 et 4 en tracent les enjeux : « Enfin la nature, intelligente de la personne trouve et doit trouver sa perfection dans la sagesse. Celle-ci attire avec force et douceur l’esprit de l’homme vers la recherche et l’amour du vrai et du bien ; l’homme qui s’en nourrit est conduit du monde visible à l’invisible. » (§2) « Plus que tout autre, notre époque a besoin d’une telle sagesse, pour humaniser ses propres découvertes, quelles qu’elles soient. L’avenir du monde serait en péril si elle ne savait pas se donner des sages. Pourquoi ne pas ajouter cette remarque : de nombreux pays, pauvres en biens matériels, mais riches en sagesse, pourront puissamment aider les autres sur ce point. » (§3) « Par le don de l’Esprit, l’homme parvient, dans la foi, à contempler et à goûter le mystère de la volonté divine. » (§4) 

Dignité de la conscience morale

Le Concile ajoute ensuite un extrait des messages radiophoniques de Pie XII, et je crois utile de développer le résumé qui en est fait au nº16 : « La conscience est le centre le plus secret de l’homme, le sanctuaire où il est seul avec Dieu et où sa voix se fait entendre. » Voici le texte exact de Pie XII du 23 mars 1952 : 

« La conscience est comme le noyau le plus intime et le plus secret de l’homme. Là, il se réfugie avec ses facultés spirituelles dans une solitude absolue : seul avec lui-même, ou plutôt, seul avec Dieu – dont la voix se fait entendre à la conscience – et avec lui-même. Là, il décide du bien ou du mal ; là, il choisit entre le chemin de la victoire et celui de la défaite. Même s’il le voulait, l’homme ne pourrait jamais s’en débarrasser ; avec elle, qu’il approuve ou condamne, il parcourra tout le chemin de la vie, et avec elle, témoin véritable et incorruptible, il se présentera au jugement de Dieu. La conscience est donc, pour utiliser une image aussi ancienne que digne, un « adyton », un sanctuaire, au seuil duquel chacun doit s’arrêter ; même s’il s’agit d’un enfant, le père et la mère. Seul le prêtre y entre comme gardien des âmes et ministre du sacrement de pénitence ; et la conscience ne cesse pas d’être un sanctuaire jaloux, dont Dieu lui-même veut garder le secret sous le sceau du silence le plus sacré. En quel sens peut-on alors parler d’éducation de la conscience ? Il est nécessaire de se référer à certains concepts fondamentaux de la doctrine catholique que la conscience peut et doit être éduquée. ». 

Éducation de la conscience morale 

Pie XII, s’il croit comme Ferry que la conscience peut être éduquée par la morale, affirme en plus comme unique morale celle de nos pères. Elle ne peut être enseignée qu’avec le « référence à certains concepts de la doctrine catholique. » À ma connaissance, l’enseignement public ne comporte plus de leçons de morale. Et l’enseignement privé catholique sous contrat, bénéficiant de l’aide de l’État – suite à la loi Debré du 31 décembre 1959 – se voit reconnu « un caractère propre ». Mais la signification de ce dernier semble fluctuante, faute de précisions dans la loi. 

En 1977, la loi Guermeur complétait la loi Debré pour les enseignants devant respecter le caractère propre des établissements confessionnels sous contrat. Ainsi, en 1978, la Cour de cassation accepta le licenciement d’une enseignante par une école catholique sous le seul motif du divorce de celle-ci. Je doute fort que pareille décision puisse être prise aujourd’hui, y compris pour des cas moins extrêmes ! 

La fin du nº16 de notre texte évoque les égarements possibles de la conscience qui peut se produire « par suite d’une ignorance invincible, sans perdre pour autant sa dignité. Ce que l’on ne peut dire lorsque l’homme se soucie peu de rechercher le vrai et le bien et lorsque l’habitude du péché rend peu à peu sa conscience presque aveugle ». En référence au cas précédent, pour la morale catholique, mais, à bien y réfléchir, aussi pour l’équilibre de la société, la recherche du vrai, du beau et du bien dans l’enseignement exclut le divorce. L’État doit en tenir compte s’il veut respecter le caractère propre de l’éducation catholique. 

La leçon du témoignage 

Le samedi 5 juillet 2025, le pape Léon XIV s’était adressé à des enseignants catholiques en leur rappelant : « Vos élèves vous regardent comme des modèles de foi. Ils observeront particulièrement votre manière d’enseigner et de vivre. J’espère que, chaque jour, vous nourrirez votre relation avec le Christ, qui nous donne le modèle de tout enseignement authentique (cf. Matt 7,28) afin que, à votre tour, vous puissiez guider et encourager ceux qui vous sont confiés à suivre le Christ dans leur propre vie. » (1) 

L’arrêt de la Cour de cassation mentionné plus haut va dans ce sens, et préserve la liberté de cet enseignement. Mais ce n’est qu’en toute liberté et non sous contrainte que la personne licenciée pourra revenir dans le droit chemin. Et cette évocation de la liberté implique de sa part le respect de liberté de l’enseignement catholique qui ne peut l’employer et la possibilité pour elle de travailler ailleurs, dans un autre cadre. Ce qui est parfaitement possible dans un pays comme la France et beaucoup d’autres pays occidentaux qui garantissent jusqu’à présent la liberté des consciences. Bref, il est toujours dangereux pour la cité terrestre de s’éloigner des lois de la cité de Dieu. Distinguer les domaines temporel et spirituel ne devrait pas toujours conduire à séparer et encore moins à ignorer.

Le sommet de la condition humaine 

Le nº18 qui suit en donne une preuve très claire : « C’est en face de la mort que l’énigme de la condition humaine atteint son sommet ». Ce début de paragraphe énonce une vérité qui dépasse les frontières du christianisme. Tout ce qui concerne la mort regarde toute l’humanité. Les travaux des législateurs comme leurs discours, et c’est la même chose pour les représentants des religions, vont toucher tous les hommes, encourager ou modifier des comportements. Cela a des répercussions sur l’ordre public. 

Le corps humain, voué pourtant à la destruction par son usure au gré du temps, lutte contre la mort. Même dans cette phase finale qu’on appelle l’agonie, mot qui vient du grec, il est question de lutte. En renvoyant aux mouvements du corps d’un mourant, semblables à ceux des lutteurs des jeux antiques qui s’agitaient de toutes les manières possibles pour se dégager d’une étreinte et reprendre le combat, ils symbolisent tout de même le refus de la mort. 

Le texte conciliaire nous rend attentif au « germe d’éternité que nous portons en nous. » Dieu n’a pas créé l’homme pour qu’il meurt. C’est sa désobéissance aux ordres de Dieu, le péché, qui l’a fait chasser du jardin d’Eden et de la possibilité d’être immortel, en mangeant du fruit de l’arbre de vie. Et le Concile renvoie à plusieurs textes bibliques dont Rom 5, 21. D’où la nécessité de l’envoi de Jésus-Christ, et de son œuvre rédemptrice dont on ne peut bénéficier que par la foi. Cette dernière implique le respect et la promotion de la vie. La foi et l’espérance sont limitées, tout comme la vie de l’homme sur terre, à la différence de l’amour-charité qui demeure dans l’éternité (cf. 1 Cor 13). On peut dire sans exagérer que saint Jean-Paul Il, quand il était pape, a développé ce paragraphe 18 de Gaudium et spes le 25 mars 1995 dans son encyclique Evangelium vitae. Il prévoyait les graves dérives actuelles à partir des progrès de la culture de mort, et il ne se priva pas de la dénoncer, toujours avec une grande vigueur. 

Un écho en Evangelium vitae

Certains s’étonnent aujourd’hui de l’ensauvagement de la société et du fait que cela atteint les humains, de plus en plus jeunes. Mais quand un jeune enfant sait que sa mère n’a pas hésité à avorter pour ne pas lui donner un petit frère ou une petite sœur… Pire, il apprend que la loi permet cet homicide jusqu’à l’inscrire comme un droit dans la Constitution de son pays, que voulez-vous qu’il en déduise sur le respect de la vie humaine ? La loi a permis à sa maman de tuer le petit enfant qui était dans son ventre. Puisque la naissance allait perturber la vie de la famille, pourquoi n’aurait-il pas le droit de se débarrasser d’un camarade qui le gêne ? Et pourquoi pas agresser son professeur, puisqu’on peut impunément désobéir à un policier, en sachant que s’il se sert de la force, c’est lui qui sera inquiété et non le délinquant ! 

Que l’on relise le beau chapitre I de cette encyclique qui commente l’histoire d’Abel et de Caïn. Le pape montre la logique de l’engrenage, PMA, diagnostic prénatal, refus de soins ordinaires aux enfants handicapés, infanticides par IMG permise jusqu’au 9e mois de grossesse (cf. Evangelium vitae nº14). Les avertissements de saint Jean-Paul II ne se vérifient-ils pas en ce qui se prépare en France pour les années 2025 et 2026 ? Le nº15 poursuit : « Des menaces non moins graves pèsent aussi sur les malades incurables et sur les mourants, dans un contexte social et culturel qui, augmentant la difficulté d’affronter et de supporter la souffrance, rend plus forte la tentation de résoudre le problème de la souffrance en l’éliminant à la racine par l’anticipation de la mort au moment considéré comme le plus opportun. ». 

La foi seule répond aux angoisses d’avenir 

Ainsi l’homme se croit maître de la vie et de la mort. Aussi le texte conciliaire précise-t-il : « Seule la foi est ainsi en mesure de répondre à son interrogation angoissée sur son propre avenir ». Mais il faut laisser du temps à la foi pour s’exprimer. Une attente jusqu’à ce que quelqu’un puisse lui répondre, jusqu’à ce que personne ne mette d’obstacle entre les ministres de Dieu et ceux qui se trouvent face à la mort. 

Pendant l’épidémie de Covid, on a empêché les prêtres de donner les derniers sacrements. Cela arrivera à plus forte raison avec la pratique du suicide assisté et de l’euthanasie, puisque la Congrégation pour la doctrine de la foi a interdit aux prêtres d’y procéder pour ceux qui, malgré leurs avertissements, iraient jusqu’au bout de leurs desseins. Mais le Concile n’avait pas attendu qu’on en arrive à ces extrémités. Il en avait pointé la cause. 

Et très logiquement le nº19 pose la question de l’athéisme, de ses formes et de ses racines. Effectivement, c’est la négation de Dieu comme Créateur qui fausse l’anthropologie, tout comme aussi la négation du péché originel. Rappelons qu’au moment où le Concile écrivait ces lignes sur l’athéisme existait un athéisme d’État dans les pays communistes À cette époque de nombreux théologiens chrétiens, toutes confessions confondues, publiaient des écrits sur la mort de Dieu. La conception d’un christianisme areligieux et de la nécessaire démythologisation de la Bible devint une mode. 

Ce mélange a encouragé l’extrême inverse du fondamentalisme biblique mais aussi une saine réflexion sur les onze premiers chapitres de la Genèse. En ne tenant aucun compte de ce que proclamait le Concile, on a vu des théologiens catholiques relativiser le péché originel, réformer la liturgie du baptême des petits enfants – en réduisant et « adoucissant » les exorcismes – voire refuser ce genre de baptêmes. Avant de nous quitter, le pape François se plaignait à juste titre d’un retour du semi-pélagianisme. Il est aussi significatif que dans le monde protestant, adepte du néolibéralisme, Gaudium et spes ait été très mal vu !

Sous les longues ombres des Lumières 

Jusqu’au siècle des Lumières, l’Église n’avait eu à affronter que l’esprit antireligieux issu de la philosophie d’Épicure (341-270 av. J.-C.) dont le poète philosophe Lucrèce (98-55 av. J.-C.) fut le plus brillant représentant dans son De natura rerum. Ni l’un ni l’autre ne niait l’existence des dieux, mais simplement qu’ils s’occupassent des humains. Et ils dénonçaient les superstitions cruelles qui en découlaient, autrement dit la religion elle-même. Ainsi Lucrèce décrivit-il d’une manière littérairement admirable le sacrifice d’Iphigénie par son père Agamemnon pour obtenir des vents favorables. Il arriva à cette conclusion : « Tantum religio potuit suadere malorum » – tant la religion a pu susciter de crimes. Le dix-huitième siècle verra l’athéisme s’établir avec des hommes comme Diderot et d’Holbach, ou le déisme de Voltaire, qui en réalité n’est qu’un masque de l’athéisme. 

Tous auront le mépris de la religion, surtout de l’héritage judéo-chrétien. Rousseau est plus difficile à situer : la profession de foi du vicaire savoyard dans l’Émile, paru en 1762, élimine toute religion dogmatique et remet en cause la Tradition. En l’accusant de n’être qu’humaine, il conduit à une religion naturelle, qui verra le jour avec le culte de l’Être Suprême en 1794. (2) Bien sûr ce culte, tel que l’avait conçu Robespierre, dans la suite de Rousseau, ne dura que quelques mois. Mais il montra la nécessité d’une référence à la transcendance pour maintenir une morale au sein de la société. Il y eut aussi le culte de la déesse Raison qu’on osa célébrer à Notre-Dame de Paris et dans d’autres églises. Mais ces « cultes » n’eurent qu’un succès médiocre. 

1) Discours de Sa Sainteté le Pape Léon XIV aux enseignants des écoles, catholiques d’Irlande, d’Angleterre, du pays de Galles et d’Écosse ; et aux jeunes du diocèse de Copenhague, le 5 juillet 2025

2) M Viot, L’heure du royaume de France est-elle venue ? Via Romana, Versailles 2018. 

 

La fuite idéologique des racines chrétiennes de l’Occident prenant son cours, l’athéisme émergent va se montrer, à travers sa récente histoire, de plus en plus virulent. Quelle sera la réponse spécifique de Gaudium et spes ? La prochaine édition révèlera le souci pastoral de l’Église, un élan spirituel qui ne s’arrête pas sur un texte. 

 

Gaudium et spes, l’Église en dialogue avec le monde

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P. Michel Viot

Père Michel Viot. Maîtrise en Théologie. Ancien élève de l’Ecole Pratique dès Hautes Études. Sciences religieuses.

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