Après le drame de la Shoah, le judaïsme prend une nouvelle présence dans le monde à la deuxième moitié du 20e siècle. Comment l’Église catholique se positionne-t-elle vis-à-vis des représentants de l’Alliance d’Abraham et de Moïse ? Se sent-elle contrainte à renoncer à la nouveauté radicale de l’Évangile ?
4 La religion juive
Nous pouvons remarquer, comme dans le précédent chapitre la référence à Abraham qui débute cette réflexion, mais d’une manière bien différente ! Il affirme ici la réalité du lien qui existe entre « le peuple du Nouveau Testament », l’Église, et la lignée d’Abraham, le peuple juif et sa religion. Pour décrire ce lien, il emploie le mot « spiritualiter », spirituellement. Plus loin le Concile écrit que l’Église du Christ reconnaît que « les prémices de sa foi et de son élection se trouvent, selon le mystère divin du salut, dans les patriarches, Moïse et les prophètes ». Cette formulation est très importante. « Moïse et les Prophètes » équivaut à « La Loi et les Prophètes » que l’on trouve dans le Nouveau Testament pour désigner toute l’Écriture Sainte (cf. Matthieu 5,17-20).
La Loi, la Torah, allant de la Genèse au Deutéronome inclus, les prophètes, les Neviim, désignant les autres livres y compris ceux que nous appelons historiques. Pour être complet il y a aussi les écrits, les Ketouvim, les psaumes, certains livres de Sagesse et quelques autres livres. Cela dit, l’expression utilisée par le Concile désigne la Bible des juifs (1), qui fut aussi celle des premiers chrétiens. Je n’entre pas, volontairement, dans la problématique concernant l’utilisation de la Bible en grec (la « Septante ») ou en hébreu : ce n’est pas le problème ici.
Comment l’Église regarde la Bible juive
En revanche, il faut être précis sur la manière dont l’Église dit regarder cette Bible, par rapport à sa foi. Le texte latin dit « Ecclesia enim Christi agnoscit fidei et electionis suæ initia… », ce qui est traduit par « L’Église du Christ, en effet, reconnaît que les prémices de sa foi et de son élection… ». Traduire « initia » (le pluriel d’initium) par prémices me semble faible. Même si on est en 1965, et d’aujourd’hui n’en parlons pas, le concept de « prémices » est inadapté pour rendre compte de l’importance de « Moïse et des prophètes ». (2) D’abord si les Pères conciliaires avaient voulu dire cela, ils auraient utilisé le mot latin « primitiæ » (il y en avait encore qui connaissaient le latin). Initium a une signification plus forte, début ou commencement, et au pluriel, initia, chez Cicéron, il signifie principes.
C’est pourquoi il faudrait traduire par « L’Eglise du Christ, en effet, reconnaît que les principes initiaux de sa foi et de son élection se trouvent, selon le mystère divin du salut, dans les patriarches, Moïse et les prophètes ». Et tout ce qui suit prendrait beaucoup mieux pleinement son sens. En particulier la référence à la grande réflexion de saint Paul sur l’élection d’Israël, j’y reviendrai.
Auparavant il convient de remarquer le souci du Concile de reprendre à son compte la condamnation de 144 prononcée par l’Église contre l’exégète romain Marcion. En rejetant complètement l’Ancien Testament, il allait jusqu’à opposer son Dieu à celui de Jésus-Christ, pensée qui a malheureusement eu la vie dure en nourrissant ce que Jules Isaac appelait le temps du mépris. Son antijudaïsme allait de pair avec l’antisémitisme. Cette vision religieuse est à la base du peu d’intérêt des fidèles catholiques pour l’Ancien Testament.
Et plus grave, il avait été utilisé par Alfred Rosenberg, le théoricien du nazisme, dans son ouvrage Le mythe du vingtième siècle, paru en 1930 et mis à l’index par Rome. Il y défend clairement Marcion de Sinope et sa lutte contre une « Église juive ». Rappelons aussi qu’à l’époque du nazisme certains protestants, sous le nom de « Chrétiens allemands » se rallièrent à cette thèse, en 1933, avec à leur tête le Reichsbischof Ludwig Müller. C’est contre eux que se dressèrent les protestants fidèles au vrai christianisme : ils formèrent l’Église confessante, par les articles de Barmen (banlieue de Wuppertal) rédigés du 29 au 31 mai 1934. Barth, Niemöller et Bonhoeffer soutinrent ce mouvement. Soucieux d’œcuménisme, le Concile ne pouvait oublier cela et il se devait d’exprimer clairement l’importance des liens entre l’ancienne religion juive et le christianisme.
L’Apôtre saint Paul et les Juifs
Revenons à la mention de saint Paul par le Concile qui nous renvoie au chapitre 9 de l’épître aux Romains. Spécialement les versets 4 et 5 constituent le début d’une longue réflexion sur le don de la grâce dans l’histoire du salut. Non seulement l’Apôtre insiste sur les origines juives de la révélation divine, à commencer par lui-même (v. 3), mais aussi sur la fidélité de Dieu à ses promesses. Certes, il y a la réserve des versets suivants, 6 et 7 : « …pour être de la descendance d’Abraham, tous ne sont pas ses enfants ». Mais il écrit aussi pour conclure sur cette question : « L’endurcissement d’une partie d’Israël durera jusqu’à ce que soit entré l’ensemble des païens. Et ainsi tout Israël sera sauvé, comme il est écrit : de Sion viendra le libérateur, il écartera de Jacob les impiétés. Et voilà quelle sera mon alliance avec eux, quand j’enlèverai leurs péchés. Par rapport à l’Evangile, les voilà ennemis, et c’est en votre faveur : mais du point de vue de l’élection, ils sont aimés, et c’est à cause des pères. » (Romains 11, 25-28)
Nostra ætate reprend le thème de ce verset 28 : « les Juifs, en grande partie, n’acceptèrent pas l’Evangile, et même nombreux furent ceux qui s’opposèrent à sa diffusion. » Néanmoins, selon l’Apôtre, les Juifs restent encore, à cause de leurs pères, très chers à Dieu, dont les dons et l’appel sont sans repentance. Et nous sommes renvoyés à Romains 9, 28 : « Car les dons et l’appel de Dieu sont irrévocables. » Ce qui permet au Concile d’affirmer que Juifs (au travers de leurs prophètes) et chrétiens ont une commune attente du Jour du Seigneur.
Dans le paragraphe suivant, il va aller jusqu’à « encourager et recommander … la connaissance et l’estime mutuelle qui naîtront surtout d’études bibliques et théologiques, ainsi que du dialogue fraternel. » Et le mot estime correspond toujours au latin « æstimatio », que nous avons rencontré à propos de la religion musulmane. Mais ici, il se lit dans un sens très différent, celui qu’il a aujourd’hui dans le français moderne « d’appréciation favorable ». Le contexte permet cette compréhension, car auparavant a été évoqué « un si grand patrimoine commun » et ensuite « d’études bibliques ». Car juifs et chrétiens ont en commun des écrits sacrés, ce qui n’est pas le cas avec la religion musulmane.
La présence du Christ dans l’Ancienne-Alliance
Il faut aussi préciser que dès les temps apostoliques, qui virent naître le Nouveau Testament, Paul et Jean développèrent l’idée d’une présence mystérieuse du Christ dans l’Ancienne-Alliance. Ainsi, à partir de l’appellation courante de Dieu comme « rocher » – « Car je proclamerai le nom de l’Eternel. Rendez gloire à notre Dieu ! Il est le rocher » (Deutéronome 32, 3) – Paul va reprendre l’épisode du rocher frappé par Moïse pour obtenir de l’eau (Exode 17, 1-6, et Nombres 20, 1-11). Ce rocher qui accompagnait le peuple, Paul fait de lui une présence mystérieuse du Christ, il transforme ainsi le rocher physique en un rocher spirituel. C’est ce qu’il écrit aux Corinthiens au sujet de la sortie d’Egypte : « ils ont tous bu le même breuvage spirituel, car ils buvaient à un rocher spirituel qui les suivait, et ce rocher était Christ. » (Voir 1 Corinthiens 10, 1-4). L’idée selon laquelle l’évangile est un nouvel exode est développée. Christ est présent déjà dans l’Exode comme rocher, et donc aussi comme Dieu. Paul fera aussi dans la foulée Jésus « créateur » : « Car en lui ont été créées toutes les choses qui sont dans les cieux et sur la terre, les visibles et les invisibles, trônes, dignités, dominations, autorités. Tout a été créé par lui et pour lui. » (Colossiens 1, 16).
Quant à Saint Jean, il va dans le même sens : « Personne n’a jamais vu Dieu ; Dieu le Fils unique, qui est dans le sein du Père, est celui qui l’a fait connaître. » (Jean 1, 18) Or, plusieurs grands personnages de l’Ancien Testament ont eu des rencontres personnelles avec Dieu, les patriarches par exemple, et d’autres ! Jean ne pouvait pas l’ignorer ! Qui ont-ils donc rencontré ? Le Verbe de Dieu en personne, Dieu lui-même, qui allait s’incarner. Ainsi s’explique la conclusion de la dispute avec les pharisiens sur le fait qu’Abraham ait vu avec joie le jour du Christ : « En vérité, en vérité, je vous le dis, avant qu’Abraham fût, je suis. » (Jean 8, 58) Beaucoup de Pères de l’Église confirmeront cette vision des choses. La Tradition de l’Église est donc parfaitement rendue ici sur cette question par Vatican II.
Les responsables de la mort du Christ et la théologie de la substitution
Ensuite, il le fallait, le Concile aborde la grave question des responsabilités dans la mort de Jésus. Il a raison de distinguer les autorités juives du reste du peuple. L’exégèse attentive des textes relatant la passion nous montre bien que celle-ci est très fortement marquée par la responsabilité des Grands prêtres et de leur parti. C’est Caïphe le grand prêtre en exercice qui a eu l’idée de livrer Jésus aux Romains, et le fait qu’il ait fallu acheter un traître pour pouvoir l’arrêter de nuit, montre bien qu’il avait des partisans dans le peuple. Le parti pharisien, par exemple, était divisé. Un des leurs, Nicodème, était un sympathisant ; au sanhédrin, l’illustre Gamaliel était dans le même cas (Actes 5, 34). Aussi, ce qu’écrit le Concile est capital : « ce qui a été commis durant sa Passion ne peut être imputé ni indistinctement à tous les Juifs vivants alors, ni aux Juifs de notre temps. »
Une autre question, peut-être plus grave, demeurait : la théologie de la substitution, à savoir que l’Église constituant le nouveau peuple de Dieu. Selon elle, Israël ne le serait plus, pire il serait même rejeté. Et si le qualificatif « plus grave » a été utilisé, c’est que la Tradition catholique a jusqu’à Vatican II faite sienne cette pensée.
Certes, on peut trouver dans le Nouveau Testament des éléments de cette polémique. Mais si on tient bien compte du contexte et si on lit bien, on ne trouvera jamais les condamnations dures de la Tradition apostolique. Les condamnations commencent vraiment à la fin du premier siècle, quand débutent les grandes persécutions romaines contre les chrétiens. Ceux qui sont d’origine juive sont exclus des synagogues et ne sont plus considérés comme Juifs par les autorités religieuses et très vite par les politiques. Les chrétiens (d’origine juive ou païenne) pris alors pour une variété de Juifs, étaient, comme eux, dispensés du culte impérial. Ayant perdu leur qualité de Juifs, ils y furent contraints, ce qui entraîna leur refus et des persécutions qui durèrent jusqu’en 311 (édit de tolérance religieuse, précurseur de l’édit de Milan de l’empereur Constantin en 313).
La polémique judéo-chrétienne de cette période est extrêmement dure et le recours à la théologie de la substitution constant. Quand, le 8 novembre 392, l’empereur Théodose proclame le christianisme religion officielle de l’empire, les autres religions sont persécutées. Le paganisme disparaîtra lentement, contrairement au judaïsme, dont les fidèles vivront longtemps dans des situations différentes. On ne commencera à les reconnaître qu’à la fin du dix-huitième siècle. Mais le principe de substitution dans l’Église catholique subsistera sans pour autant être officialisé par un document du Magistère.
« Ni réprouvés par Dieu ni maudits »
C’est pourquoi la déclaration suivante est très importante : « S’il est vrai que l’Eglise est le nouveau peuple de Dieu, les Juifs ne doivent pas, pour autant, être présentés comme réprouvés par Dieu ni maudits, comme si cela découlait de la Sainte Écriture ». Ensuite le Concile condamne l’antisémitisme et toutes les persécutions, en particulier celles qu’ont eu à subir les Juifs, « quels que soient leur époque et leurs auteurs ». Les nazis ne sont donc pas seulement visés, mais aussi un certain nombre de responsables chrétiens, ceux de l’Inquisition en Espagne, par exemple. Et il faut noter que cette condamnation se fait au nom du patrimoine que l’Église a avec les Juifs, et de la charité religieuse de l’Évangile.
Ce paragraphe se termine par l’affirmation que l’Église dans sa prédication doit annoncer « la croix du Christ comme signe de l’amour universel de Dieu et comme source de toute grâce ». Il est donc bien clair que la partie des Juifs qui ne reconnaît pas le Christ comme Fils de Dieu Sauveur n’est sauvée que par la croix du Christ. Demeurant membres du peuple de Dieu à cause des promesses irrévocables faites aux Pères et de ce fait pratiquant sa religion au travers des lois de la synagogue, ils suivent le Christ, lequel est déjà présent dans l’Ancienne-Alliance. Et déployant sa puissance salvatrice, il ne saurait priver son peuple, l’ancien comme le nouveau, des grâces dont il est l’unique dispensateur.
- 5 La fraternité humaine excluant toute discrimination
Le Concile rappelle pour conclure ce qu’est la vraie fraternité. Pour être authentique et englober tous les hommes, elle ne peut se fonder qu’en Dieu, et plus précisément en la foi que tout homme a été créé à l’image de Dieu. Sans référence à la vraie religion, le mot fraternité est vide de sens, au point de pouvoir devenir le masque de choses affreuses. La fraternité laïque, fondée la seule idée d’une famille humaine conduit obligatoirement à des fraternités sélectives. Le vingtième siècle a vu émerger des fraternités à tendances politiques, les fraternités de classe, de races, qui n’ont pas manqué de dégénérer. Voilà pourquoi les Pères du Concile affirment au début de leur réflexion : « Nous ne pouvons invoquer Dieu, Père de tous les hommes, si nous refusons de nous conduire fraternellement envers certains des hommes créés à l’image de Dieu. »
L’amour du prochain est lié à l’amour de Dieu. Et c’est ce qui condamne toute discrimination entre humains concernant « la dignité humaine et les droits qui en découlent ». Cela devrait faire réfléchir les protagonistes de d’élaboration de doctrine des droits de l’homme faisant l’économie des droits de Dieu ! Cette utopie dure depuis 1789, le Pape Pie VI l’avait pourtant condamnée dès 1791. Ce pourquoi, je demeure toujours stupéfait d’entendre certains chrétiens y faire référence, peut-être pensent-ils à son remodelage de 1948, que le Saint Siège n’a pas condamné, plus en fonction de l’époque que de son contenu. Ce qui est écrit ici en 1965, aurait dû inciter à la réflexion. Mais les progrès ne sont guère très visibles.
Et c’est dommage car l’obéissance à ce qui est demandé pour conclure est conditionnée par l’existence de progrès en matière de prise de conscience de l’unité entre les droits de l’homme et ceux de Dieu. C’est en effet la seule façon d’empêcher toute discrimination ou vexation envers des hommes à cause de leur race, de leur couleur, de leur classe ou de leur religion. C’est aussi ce qui permet « d’avoir au milieu des nations une belle conduite … de vivre en paix, pour autant qu’il dépend d’eux, avec tous les hommes, de manière à être vraiment les fils du Père qui est dans les cieux. » (1 Pierre 2, 12).
Père Michel Viot
1) En cohérence avec les règles de typographie, la rédaction a choisi d’orthographier en majuscule les membres du peuple juif (Juifs, comme Romains, Éphésiens etc.) et en minuscule les adeptes de la religion (juifs, comme chrétiens, musulmans etc.).
2) La plupart des gens comprennent par prémices « petits et faibles débuts ». C’est pourquoi d’ailleurs le texte latin n’utilise pas cette racine. En écrivant « initia », les Pères conciliaires désignent le « début » ou « commencement », que l’on peut rendre par « principes initiaux ». C’est d’autant plus important pour la religion juive. Jésus est déjà dans l’Ancien-Testament : « Avant qu’Abraham fut, je suis. » (Jean 8, 58) Il est Melchisédech pour l’épître aux Hébreux (chapitre 7), le rocher qui suit Israël dans le désert, entre autres ( 1 Cor 10,4 ).