Cette partie s’arrête sur la question des relations de l’Église avec la religion musulmane. Mal comprise et mal interprétée, ladite relation, s’inscrit en réalité dans un contexte historique précis et est clairement définie par les Pères conciliaires. Mais la traduction française d’un des passages cruciaux de la déclaration en rend-elle l’intention ? Un regard sur les expressions latines d’origine pourra aider à élucider les ambigüités de l’interprétation.
- 3. La religion musulmane
Notons tout d’abord que les Pères conciliaires ont consacré un paragraphe en soi à la « religion musulmane ». Il se situe après celui consacré aux « diverses religions non chrétiennes ». Dans leur esprit, ces dernières relevaient pour l’essentiel de religions préchrétiennes et il convenait donc de les distinguer de la religion musulmane, apparue après la diffusion du christianisme.
En me reportant au texte originel en latin, je traduirai ainsi son début : « L’Église regarde aussi avec attention les musulmans, qui adorent un Dieu un, vivant et subsistant, miséricordieux et tout-puissant, créateur du ciel et de la terre, qui a parlé aux hommes. » (1) Le Concile dans son expression latine ne porte aucun jugement de valeur sur la religion musulmane, ni sur le Coran, ni même sur les musulmans en général. Il se borne à constater et à leur donner acte qu’ils sont monothéistes, et qu’ils croient que Dieu est vivant, subsistant, miséricordieux et tout puissant, qu’il est créateur et qu’il s’est révélé aux hommes.
De toute évidence, il n’y a nulle mention de prophète ou d’écrit dans lequel cette révélation est recueillie. Nostra ætate reconnaît la réalité de leur démarche de recherche à se soumettre à la volonté de Dieu, mais ne se prononce pas sur sa qualité. Il prend acte de leur volonté d’imiter Abraham et de l’importance que ce patriarche a pour eux. Là encore, il ne porte pas de jugement sur les modalités théologiques des mentions d’Abraham. Il constate simplement que « la foi islamique s’y réfère volontiers ». Car le Concile ne veut ni ne peut aller plus loin, conscient qu’il est de l’existence de grandes différences entre l’Abraham du Coran et celui de la Bible.
L’Abraham du Coran est selon l’islam une sorte de père du monothéisme, et ancêtre de Mahomet puisqu’ancêtre des Arabes par Ismaël. « Suis la religion d’Abraham en hanîf [compris en islam comme « monothéiste pur »], car il ne fut point parmi les associateurs » – Sourate XVI, 123. (2) La pointe polémique est évidente, car la notion « associateurs », c’est-à-dire ceux qui « associent d’autres divinités à Dieu », désigne les chrétiens (parmi les polythéistes). De plus l’islam considère que Dieu avait demandé à Abraham de lui sacrifier son premier né Ismaël, et non Isaac. Ismaël, averti par son père qui avait vu son sacrifice en songe, accepte le sort qui lui est réservé et participe donc à la soumission d’Abraham à Dieu. En islam, Abraham est donc bien loin de constituer une figure d’unité entre juifs, chrétiens et musulmans, mais au contraire marque une division originelle concrétisée par la Kaaba de la Mecque, construite avec Ismaël, premier lieu d’adoration du Dieu unique.
On comprend que le Concile n’ait rien développé sur Abraham. Il est donc bien clair, que comme cela est expliqué dans la note 1, la traduction « regarde avec estime les Musulmans, qui adorent le Dieu un, … », est non seulement incorrecte vis-à-vis du latin, mais encore incompatible avec la théologie catholique. La foi de l’Église ne peut regarder « avec estime », dans le sens de « considérer avec faveur », que des hommes qui adorent le Dieu Un. Il s’agit du mystère de la Trinité qui seul permet une vraie révélation, par leur association à la communion d’amour des trois personnes de même essence divine. Son regard sur d’autres formes de monothéisme ne peut être que celui de l’examen d’un expert qui « estime » la valeur de ce qu’on lui présente.
Jésus et Marie dans le Coran
En revanche, il met en évidence les deux grandes différences entre catholiques et musulmans concernant Jésus et Marie. La déclaration écrit : « ils le vénèrent comme prophète ; ils honorent sa Mère virginale et parfois même l’invoquent avec piété. » Ici, le Concile montre bien que les deux personnages centraux de la Nouvelle Alliance constituent eux aussi une différence insurmontable entre islam et christianisme. La virginité de Marie n’est le signe d’une grâce extraordinaire que parce qu’elle a été donnée comme suite d’une Immaculée Conception. Elle est le préalable nécessaire pour donner chair humaine au Verbe éternel de Dieu, et non à un simple prophète ! La mention conciliaire de la compréhension de Jésus et de Marie dans l’islam explique les deux attitudes qui en résultent. Les musulmans sont en effet amenés à respecter pieusement le prophète Jésus et sa mère. Mais ils doivent modérer leur vénération en tant qu’elle relèverait du péché le plus grave pour l’islam : la pratique de l’idolâtrie. De là, une condamnation islamique sans ambage de la vénération chrétienne à Jésus et Marie.
Cette ambiguïté devrait empêcher toute célébration liturgique commune de Jésus et Marie, liés dans toute leur personne par le mystère chrétien de l’Incarnation. Les récits des Évangiles de l’enfance, chez Matthieu comme chez Luc, nous l’indiquent comme remontant aux origines mêmes du christianisme. En ce qui concerne la Tradition, le concile d’Ephèse donne à Marie en 431 le titre de « Mère de Dieu ». Cela officialise à la fois l’union des deux natures en Christ en même temps que l’impossibilité d’évoquer Marie sans ce titre de « theotokos ». Avant d’être marial, ce titre a une portée christologique. Et c’est ainsi qu’il faut comprendre les nécessaires et indispensables développements de la doctrine mariale, qui éclairent le mystère de l’Incarnation. Que des chrétiens et des musulmans puissent se réunir le jour de l’Annonciation peut avoir une certaine légitimité, pourvu que cela ne se produise pas dans un sanctuaire et ne donne lieu à aucune liturgie. La qualité de « Mère de Dieu » ne saurait, pour un catholique, être mise entre parenthèses !
Miséricorde et Jugement
Le rappel, par le Concile, de la croyance au Jugement dernier par les musulmans me semble être, dans le cadre du dialogue interreligieux, avec la référence au Dieu unique, la plus intéressante. L’importance du monothéisme doit toujours être rappelée puisque les hommes de toutes civilisations ou races sont toujours enclins à se fabriquer des idoles. Néanmoins, l’oubli du Jugement dernier lié à l’extension de l’athéisme touche aujourd’hui beaucoup de chrétiens, y compris des catholiques. À la base de cet oubli se cache une conception faussée de la miséricorde de Dieu.
Le mot lui-même évoque le pardon, donc la présence d’une faute qui n’est pas punie. Et cela ne fait aucunement disparaître la notion de jugement, bien au contraire ! Car ce mot le rend présent en résumant toute l’attitude de Dieu envers l’homme : pas de peine pour le coupable reconnaissant ses fautes et se confiant en lui, et surtout le montrant par ses œuvres. Pour les autres, c’est la condamnation. Mais le christianisme moderne, volontiers syncrétiste, mélange volontiers la psychanalyse (ignorant la notion de péché) au révélé biblique. Et en y ajoutant un « à peu près » exégétique, on arrive à considérer que le rétablissement final de toutes choses, découlant de la plénitude du salut donné en Christ, par exemple dans Colossiens 1, 19-20, implique un salut universel, une apocatastase pour utiliser le terme technique. C’est oublier des textes bibliques qui évoquent clairement le jugement de condamnation, comme Matthieu 25, 31-46. En réalité, le fait qu’il y ait des damnés n’exclut pas le rétablissement de toutes choses, pourvu qu’on garde présent à l’esprit que la justice de Dieu, qui fait partie de son être, demeure toujours présente.
La descente du Christ aux enfers et sa prédication aux morts (1 Pierre 3, 19-20) sont aussi très souvent citées d’une manière fautive. On confond les enfers et l’étang de feu (Apocalypse 19, 20). Le premier, séjour des morts (shéol), aura une fin lors du rassemblement de toutes choses. Dans l’autre, il y a les pleurs et les grincements de dents. Cette réalité apparaissant comme éternelle relève de l’eschatologie. Et l’on peut comprendre les tourments éternels comme une manière de décrire l’anéantissement de ce qui travaillait contre l’ordre de Dieu.
On peut regretter aussi, allant toujours dans le même sens réducteur de la miséricorde, le faux enseignement tiré de l’origine hébraïque renvoyant aux entrailles de miséricorde maternelles. Il incite à remplacer systématiquement miséricorde par tendresse (ce qui évacue toute idée de jugement). Ainsi, il fait passer à côté d’une belle originalité biblique qui est due au caractère concret de sa langue. Dieu est père et mère dans la Bible sans pour autant être sexué. La différenciation sexuelle est toujours de l’ordre du créé. Rembrandt l’a très bien compris en représentant le père de la parabole de l’enfant prodigue pourvu d’une main de femme et d’une main d’homme parce qu’il représente Dieu. Cela ne signifie pas qu’il est bisexué, mais qu’il possède une miséricorde tellement grande, qu’elle rassemble en lui ses qualités paternelle et maternelle. D’ailleurs cette parabole n’exclut pas le jugement, car le fils aîné se fera tout de même réprimander.
La conception du Jugement de Dieu a des conséquences dans la vie sur terre en société. La pratique d’une justice pénale et sociale équitables devrait constituer un sujet utile dans le dialogue entre chrétiens et musulmans !
Il faut aussi relever la reconnaissance de « l’estime de la vie morale ». Nous avons pu le remarquer, et ce de manière durable, en France. Lors de nos débats sociétaux, les musulmans se sont montrés très proches des catholiques pour défendre la famille et le respect de la vie. Et il est aussi important que le Concile ait relevé leur attachement à la prière, à l’aumône et au jeûne. Il est dommage que les chrétiens, toutes confessions confondues, ne se soient pas assez préoccupés de ces pratiques, qui font partie depuis des siècles de toute vie religieuse authentique. Les musulmans nous rappellent que l’effort a sa place dans la vie religieuse et qu’il ne faut pas tout sacrifier à la spontanéité.
Père Michel Viot
Notes :
- Il est nécessaire de citer en latin la phrase dont on peut estimer la traduction officielle comme contestable, en son début. C’est le commencement du §3 « Ecclesia cum æstimatione quoque Muslimos respicit qui unicum Deum adorant, viventem et subsitentem, misericordem, et omnipotentem, Creatorem coeli et terrae, homines allocutum, cujus occultis etiam decretis toto animo se submittere student, sicut Deo se submisit Abraham ad quem fidem islamica libenter sese refert ». La traduction émanant du Secrétariat pour l’unité des chrétiens et publiée par les Editions du Centurion donne pour le début « L’Église regarde aussi avec estime les Musulmans qui adorent le Dieu un, vivant et subsistant, miséricordieux… » Et quand on lit cette phrase jusqu’au bout, on voit que le Concile a opéré une sélection dans ce qu’adorent les musulmans. Déjà, dans le fait d’avoir parlé des musulmans, et non de l’islam (évoqué dans le titre du paragraphe comme « religion musulmane », sous-entendu : « la religion des musulmans »), l’Église montre qu’elle regarde d’abord des hommes, et au travers d’eux ce qu’ils croient. La démarche est celle de l’étude et de l’analyse. Nous ne sommes pas dans le domaine de l’approbation ou de la désapprobation. Et le texte latin utilise très exactement les mots qui conviennent.
Voyons tout d’abord le verbe « respicio », qu’on prenne le premier sens, se retourner, regarder en arrière, ou son extension « avoir égard à, prendre en considération », il s’agit d’un regard voulu et intéressé, examinateur. Quant au mot employé pour préciser ce regard très attentif, c’est « æstimatio », qui signifie évaluation, ou encore estimation, au sens où l’on va examiner la valeur d’une idée ou d’un objet. Le propos de cette phrase, comme le vocabulaire latin ne permettent donc pas de traduire par « regarde…avec estime ». En français moderne « estime » a très souvent perdu son sens d’évaluation pour signifier comme dans le Larousse « appréciation favorable que l’on porte sur quelqu’un ».
Et dans le texte conciliaire, cela voudrait dire pour m’en tenir à un seul exemple, mais de taille, que d’abord le Concile porte un jugement de valeur sur certaines formes de foi des musulmans au point d’estimer « leur adoration du Dieu un, vivant et subsistant, miséricordieux et tout-puissant », alors qu’un concile œcuménique exprimant la foi catholique ne peut regarder avec estime l’adoration du « Dieu un, vivant et subsistant, miséricordieux et tout-puissant » qu’au travers de la foi trinitaire. Seule la Sainte Trinité exprime dans sa plénitude l’unité divine dans une toute-puissance demeurant toujours miséricordieuse, par ce que l’unité des trois personnes est fondée sur l’identité de leur essence et la puissance d’amour qu’elles se portent, appelant l’homme à entrer dans leur sainte communion. Le monothéisme professé sans Trinité ne peut être « regardé avec estime », doctrinalement parlant, car il souffre d’un très grave manque (defectus), en théologie catholique, mais c’est tout de même un monothéisme, ceux qui y adhèrent doivent susciter plus que d’autres l’attention, et être pris en considération, pas plus, comme le dit précisément le Concile dans son texte originel latin. Il eût été plus correct de traduire : « l’Église considère avec attention ».
- Sourate XVI Les abeilles, § 124/123, p304. Le Coran, traduit par Regis Blachère. Éditions G.P. Maisonneuve, Paris 1957