Ce dimanche 20 octobre 2024, le pape canonisera 14 bienheureux sur la place St Pierre à Rome. 11 d’entre sont des martyrs : il s’agit de huit frères franciscains – sept espagnols et un autrichien – et trois laïcs maronites, Francis, Abdel Mooti et Raphaël Massabki. Ils ont été tués les 9 et 10 juillet 1860 à Damas, lors de la révolte des milices druzes contre les populations chrétiennes du Liban et de Syrie.
À cette occasion, Zenit a interrogé un spécialiste des martyrs depuis 40 ans, le diacre Didier Rance. Ancien directeur de l’Aide à l’Église en Détresse (AED) en France, cet historien enseigne actuellement pour l’Université Catholique d’Ukraine dans le domaine de l’œcuménisme des martyrs et des saints. Il achève, en ce moment-même, un livre sur l’espérance des martyrs en lien avec le Jubilé de 2025.
Zenit : Vous avez écrit une vingtaine de livres sur les martyrs. Pourquoi cet intérêt si fort ?
Didier Rance : Cela m’est venu dans les années 1980. À l’époque, la notion de martyr était quelque chose d’obsolète pour beaucoup. Les martyrs n’intéressaient pas grand monde, alors que tant de personnes mourraient pour leur foi. Je me suis dit que ce n’était pas acceptable, et j’ai commencé à travailler sur le sujet. J’ai eu plus tard l’occasion de rencontrer en Albanie deux prêtres, l’un avait passé 46 ans en camp de concentration et l’autre 42 ans. J’ai eu la grâce de les connaître et je me suis alors senti tout petit. On ne peut pas garder tout cela pour soi !
Dans les années 1990, le pape Jean-Paul II nous a aidés à reprendre conscience que nous étions dans une époque de martyrs. Les deux grands Jubilés de 2000 et de 2025 ont d’ailleurs mis en lumière tous ces martyrs.
Zenit : Quels sont vos missions actuelles en lien avec les martyrs ?
D. Rance : On m’a d’abord demandé de rejoindre à Rome la Commission pontificale pour les nouveaux martyrs du Grand Jubilé, entre 1995 et 2000. Cette commission s’est terminée, et je suis aujourd’hui membre de la Commission pontificale pour les nouveaux martyrs du Jubilé de l’Espérance de 2025.
La tâche première de cette commission est de présenter un martyrologe, et les martyrs – ou témoins – sont très nombreux. On avait 13 400 témoins en l’an 2000, on en aura certainement au moins autant en 2025. Ça va vite ! Par contre, l’Église ne s’engage pas à tous les canoniser, même si nombre de ceux de l’an 2000 sont devenus des bienheureux ou des saints depuis.
Les témoignages nous sont envoyés par les évêques et les congrégations religieuses du monde entier. Ce sont des hommes et des femmes de tous les âges qui sont morts pour la foi. Aujourd’hui, le pape François désire, en plus, accueillir les martyrs des autres confessions chrétiennes.
Zenit : Mais qu’est-ce qu’un martyr chrétien ?
D. Rance : Il n’y a aucun texte dans l’Évangile dans lequel Jésus dit : « Quand l’un de vos frères et sœurs sera mort pour moi, vous le déclarerez martyr ». Le titre de « martyr », ou « témoin », apparaît vers 150 après Jésus-Christ. Pendant une centaine d’années, les chrétiens ont gardé ce terme « martyr » uniquement pour parler de Jésus, les martyrs étant plutôt appelés « nos soldats » ou « nos athlètes ».
Le martyre est une forme de baptême, et là, c’est un baptême dans l’éternité. Dans les premiers siècles, les martyrs étaient des vivants qui allaient continuer leur route de l’autre côté. C’était la norme : il y avait les martyrs d’abord, et ensuite les autres types de sainteté. Les miracles affluaient sur le lieu de leur mort ou sur leur tombe : même aujourd’hui, le don de leur vie est un miracle en soi.
Traditionnellement, on distingue les termes « martyr » et « confesseur de la foi ». Le martyr meurt de façon violente, alors que le confesseur de la foi souffre pour la foi, mais ne meurt pas. Cette distinction, qui était claire auparavant, ne l’est plus autant aujourd’hui. Au fil du temps, il y a eu plusieurs élargissements sur la définition du mot « martyr ». Cela est dû à ce que nous avons vécu ces dernières décennies : tortures, longs emprisonnements ou autres…
Le premier élargissement vient du pape saint Jean-Paul II qui a appelé aussi « martyrs » les confesseurs de la foi. Je pense par exemple au cardinal albanais Ernest Simoni, que le pape François a déjà accueilli deux fois au Vatican et qu’il appelle « martyr vivant ». Le deuxième élargissement est lié également au pontificat de Jean-Paul II : le martyr ne meurt pas aujourd’hui seulement pour la foi, mais aussi pour la charité, l’amour. On peut donc parler du martyre de la charité, et aussi du martyre pour la justice, pour la protection des peuples…
Et enfin, le dernier élargissement vient du pape François qui, l’année dernière, a intégré dans le martyrologe romain des témoins venant d’autres confessions chrétiennes : les coptes orthodoxes assassinés sur une plage de Libye en 2015.
Zenit : Le pape François a dit l’année dernière qu’il y avait plus de martyrs à notre époque que dans les premiers siècles. Qu’en pensez-vous ?
D. Rance : Oui, le pape François a repris une phrase de saint Jean-Paul II du 27 juin 2001 : le 20e siècle est en effet, dans l’histoire de l’Église, le siècle des martyrs. On peut même penser qu’au vingtième siècle, il y a autant de martyrs que dans les 19 premiers réunis, notamment avec un grand nombre de martyrs du bolchevisme, exterminés en masse. Et au 21e siècle, cela continue. Pourquoi ? On peut penser que cela correspond à notre monde qui s’est éloigné de Dieu, ce Dieu qui dérange, ou à des formes de croyances aussi – je pense à l’islamisme.
Zenit : Quel est le rôle des martyrs pour le chemin d’unité entre les chrétiens ?
D. Rance : Saint Jean-Paul II a dit plusieurs choses sur ce sujet : « D’un point de vue théocentrique (en Dieu), nous partageons déjà un martyrologe commun » ou « l’œcuménisme le plus convaincant, c’est celui des martyrs et des saints ». En effet, le martyre, c’est l’œcuménisme « par le haut » : si les chrétiens sont capables de mourir ensemble pour le même Jésus-Christ, est-ce qu’ils ne seraient pas aussi capables de vivre ensemble pour lui ?
Un bel exemple est à nouveau l’histoire de ces coptes assassinés sur une plage de Libye. L’un deux n’était pas copte et les assassins lui ont dit : « Tu n’es pas comme eux, tu peux y aller ». Et lui a répondu : « Non, je suis chrétien comme eux ». Et il a été tué.
Zenit : Vous suivez actuellement deux causes de saints : de qui s’agit-il ?
D. Rance : Je suis dans la commission historique diocésaine pour deux témoins. Le premier est le frère franciscain Agostino da Montefeltro, qui n’est pas une figure tout à fait ordinaire. Jeune prêtre italien dans la deuxième moitié du 19e siècle, il a quitté à 27 ans sa paroisse avec la fille d’une paroissienne. Et je dirais que ce n’est pas uniquement pour cela qu’il sera béatifié ! Il a ensuite fait pénitence. Il est rentré chez les franciscains et est devenu un grand prédicateur. Et en même temps, son cœur était ailleurs que sa prédication : il a créé des orphelinats pour des fillettes, une congrégation, des écoles : un vrai travail de charité !
Le deuxième est un martyr anglais, John Bradburne. Il a été assassiné en 1979 en Afrique par la guérilla. De père anglican, cet homme a fait plus de 50 métiers en 25 ans. Il a été vagabond, sdf, professeur, présentateur à la télévision, poète etc… Et un jour, il est arrivé par hasard dans une léproserie où il a vécu de nombreuses années. J’ai publié quatre livres sur lui dont sa biographie « John Bradburne, Le Vagabond de Dieu ». Sa cause de béatification a été ouverte en 2019.
Zenit : Enfin, que nous enseignent les martyrs pour le monde d’aujourd’hui ?
D. Rance : Ils nous apprennent que suivre vraiment Jésus est partout et toujours difficile et même, disons le mot, partout et toujours crucifiant. Et en même temps, ils nous enseignent que cela en vaut toujours et partout la peine, que c’est toujours et partout formidable. Bref, que l’espérance a un nom, un nom propre : Jésus-Christ !