Ordinations sacerdotales à St Pierre, 12 mai 2019 © Vatican Media

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Lettre du Saint-Père aux prêtres du diocèse de Rome

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Le cléricalisme nous fait perdre la mémoire de notre baptême

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Une lettre de sept pages, portant la date du 5 août 2023, mémoire de la dédicace de la basilique Sainte-Marie-Majeure, a été rédigée au milieu des nombreux rendez-vous des JMJ dans un style confidentiel. Un texte, précise le pape, qui est aussi le fruit de la prière devant la Salus Populi Romani auquel -assure-t-il – avoir confié tous les prêtres de Rome. Nous publions ci-dessous le texte intégral de cette lettre, traduit de l’original en italien par ZENIT.

 

Chers frères prêtres,

Je voudrais vous adresser une pensée d’accompagnement et d’amitié, qui, je l’espère, vous soutiendra dans l’exercice de votre ministère, avec son lot de joies et de labeurs, d’espoirs et de déceptions. Nous devons échanger des regards pleins d’attention et de compassion, en apprenant de Jésus qui a regardé les apôtres de cette manière, sans exiger d’eux un emploi du temps dicté par le critère de l’efficacité, mais en leur offrant de l’attention et du réconfort. Ainsi, lorsque les apôtres reviennent de leur mission, enthousiastes mais fatigués, le Maître leur dit : « Venez seuls dans un endroit isolé et reposez-vous un peu » (Mc 6, 31).

Je pense à vous, en ce moment où il peut y avoir, en plus des activités estivales, un peu de repos après les travaux pastoraux des derniers mois. Et avant tout, je voudrais vous réitérer mes remerciements : « Merci pour votre témoignage et pour votre service. Merci pour le bien caché que vous faites, pour le pardon et la consolation que vous donnez au nom de Dieu. … Merci pour votre ministère, qui est souvent accompli avec beaucoup d’efforts, avec peu de reconnaissance et qui n’est pas toujours compris » (Homélie pour la messe chrismale, 6 avril 2023).

D’ailleurs, notre ministère sacerdotal ne se mesure pas à l’aune des succès pastoraux (le Seigneur lui-même en a eu de moins en moins au fil du temps !). Au cœur de notre vie, il n’y a même pas la frénésie de l’activité, mais le fait de demeurer dans le Seigneur pour porter du fruit (cf. Jn 15). Il est notre rafraîchissement (cf. Mt 11, 28-29). Et la tendresse qui nous réconforte naît de sa miséricorde, de l’accueil du « magis » de sa grâce, qui nous permet d’aller de l’avant dans notre travail apostolique, de supporter les échecs et les revers, de nous réjouir avec simplicité de cœur, d’être doux et patients, de toujours recommencer et de recommencer encore, d’aller vers les autres. En effet, nos nécessaires « moments de recharge » se produisent non seulement lorsque nous nous reposons physiquement et spirituellement, mais aussi lorsque nous nous ouvrons à la rencontre fraternelle entre nous : la fraternité réconforte, elle offre des espaces de liberté intérieure et nous empêche de nous sentir seuls face aux défis du ministère.

C’est dans cet esprit que je vous écris. Je me sens en chemin avec vous et je voudrais vous faire sentir que je suis proche de vous dans les joies et les peines, dans les projets et les difficultés, dans l’amertume et dans les consolations pastorales. Je partage surtout avec vous le désir d’une communion affective et effective, tout en offrant ma prière quotidienne pour que notre Mère l’Église de Rome, appelée à présider dans la charité, cultive avant tout en elle-même le don précieux de la communion, en le faisant germer dans les diverses réalités et sensibilités qui la composent. Que l’Église de Rome soit pour tous un exemple de compassion et d’espérance, avec ses pasteurs toujours, vraiment toujours, prêts et disposés à étendre le pardon de Dieu, comme des canaux de miséricorde qui étanchent la soif de l’humanité d’aujourd’hui.

Et maintenant, chers frères, je me demande : en ce temps qui est le nôtre, qu’est-ce que le Seigneur nous demande, où sommes-nous conduits par l’Esprit qui nous a oints et envoyés comme apôtres de l’Évangile ? Dans la prière, il me revient que Dieu nous demande d’aller jusqu’au bout de la lutte contre la mondanité spirituelle. Le Père Henri de Lubac, dans quelques pages d’un texte que je vous invite à lire, définissait la mondanité spirituelle comme « le plus grand danger pour l’Église – pour nous, qui sommes l’Église – la tentation la plus perfide, celle qui resurgit toujours, insidieusement, quand les autres sont vaincues ». Et il a ajouté des mots qui me paraissent frappés au coin du bon sens : « Si cette mondanité spirituelle envahissait l’Église et travaillait à la corrompre en sapant son principe même, elle serait infiniment plus désastreuse que n’importe quelle mondanité simplement morale » (Méditation sur l’Église, Milan 1965, 470).

Ce sont des choses que j’ai rappelées en d’autres occasions, mais je voudrais les rappeler, en les considérant comme prioritaires : la mondanité spirituelle, en effet, est dangereuse parce qu’elle est un mode de vie qui réduit la spiritualité à une apparence : elle nous conduit à être des « marchands d’esprit », des hommes revêtus de formes sacrées qui, en réalité, continuent de penser et d’agir selon les modes du monde. Cela se produit lorsque nous nous laissons fasciner par les séductions de l’éphémère, par la médiocrité et l’habitude, par les tentations du pouvoir et de l’influence sociale. Et encore, par la vaine gloire et le narcissisme, par l’intransigeance doctrinale et l’esthétisme liturgique, formes et manières par lesquelles la mondanité « se cache derrière l’apparence de la piété et même de l’amour pour l’Église », mais en réalité « consiste à rechercher non pas la gloire du Seigneur, mais la gloire humaine et le bien-être personnel » (Evangelii gaudium, 93). Comment ne pas reconnaître dans tout cela la version actualisée de ce formalisme hypocrite que Jésus voyait dans certaines autorités religieuses de l’époque et qui, au cours de sa vie publique, l’a fait souffrir peut-être plus que tout autre chose ?

La mondanité spirituelle est une tentation « douce » et, pour cette raison, encore plus insidieuse. En effet, elle s’infiltre, sachant bien se cacher derrière les bonnes apparences, même dans les motivations « religieuses« . Et, même si nous la reconnaissons et la bannissons de nous, tôt ou tard elle se présente à nouveau, déguisée d’une manière différente. Comme le dit Jésus dans l’Évangile : Lorsque l’esprit impur est sorti d’un homme, celui-ci passe par des lieux sans eau, cherchant du repos ; et, n’en trouvant pas, il dit : « Je retournerai dans ma maison d’où je suis venu. Et quand il arrive, il la trouve balayée et mise en ordre. Alors il va chercher sept autres esprits plus mauvais que lui, ils entrent et habitent là, et le dernier état de cet homme devient pire que le premier » (Lc 11, 24-26). Nous avons besoin d’une vigilance intérieure, pour sauvegarder nos esprits et nos cœurs, pour nourrir en nous la flamme purificatrice de l’Esprit, parce que les tentations mondaines reviennent et « frappent » poliment : Ce sont des « démons élégants » : ils entrent en douceur, sans que nous n’en soyons jamais conscients » (Discours à la Curie romaine, 22 décembre 2022).

Je voudrais cependant m’arrêter sur un aspect de cette mondanité. Lorsqu’elle entre dans le cœur des pasteurs, elle prend une forme spécifique, celle du cléricalisme. Pardonnez-moi de le répéter, mais en tant que prêtres, je pense que vous me comprenez, parce que vous aussi vous partagez ce que vous croyez de manière sincère, selon ce bon trait typiquement romain (roman !), qui veut que la sincérité des lèvres vienne du cœur, et ait la saveur du cœur ! Et moi, en tant qu’homme âgé et de cœur, je veux vous dire que cela me préoccupe lorsque nous tombons dans des formes de cléricalisme ; lorsque, peut-être sans nous en rendre compte, nous laissons voir que nous sommes supérieurs, privilégiés, placés  » au-dessus  » et donc séparés du reste du peuple saint de Dieu. Comme me l’a écrit un jour un bon prêtre, « le cléricalisme est le symptôme d’une vie sacerdotale et laïque tentée de vivre le rôle et non le lien réel avec Dieu et les frères« . En bref, il s’agit d’une maladie qui nous fait perdre la mémoire du baptême que nous avons reçu, en laissant à l’arrière-plan notre appartenance au même peuple saint et en nous conduisant à vivre l’autorité dans les différentes formes de pouvoir, sans nous rendre compte de la duplicité, sans humilité mais avec des attitudes détachées et hautaines.

Pour nous libérer de cette tentation, il est bon que nous écoutions ce que le prophète Ézéchiel dit aux bergers : « Vous mangez la graisse, vous vous vêtez de laine, vous égorgez les animaux gras, mais vous ne nourrissez pas les brebis. Vous n’avez pas fortifié les faibles, vous n’avez pas guéri les malades, vous n’avez pas pansé les infirmes, vous n’avez pas ramené les égarés, vous n’avez pas cherché les perdus, et vous les avez gouvernés par la force et la dureté » (34, 3-4). Elle parle de « graisse » et de « laine« , de ce qui nourrit et réchauffe ; le risque que la Parole nous fait courir est donc celui de nous nourrir nous-mêmes et de nos propres intérêts, de nous assurer une vie confortable.

Certes, comme l’affirme saint Augustin, le pasteur doit aussi vivre grâce au soutien offert par le lait de son troupeau ; mais comme le commente l’évêque d’Hippone : « Qu’ils prennent du lait de leurs brebis, qu’ils reçoivent ce qui est nécessaire à leurs besoins, mais qu’ils ne négligent pas la faiblesse des brebis. Qu’ils ne recherchent aucun avantage pour eux-mêmes, de peur qu’ils ne paraissent prêcher l’Évangile pour leur propre besoin et leur propre privation ; qu’ils apportent plutôt la lumière de la vraie parole pour éclairer les hommes » (Sermon sur les pasteurs, 46.5). De même, Augustin parle de la laine en l’associant aux honneurs : la laine, qui recouvre la brebis, peut nous faire penser à tout ce dont nous pouvons nous parer extérieurement, en recherchant la louange des hommes, le prestige, la renommée, la richesse. Le grand père latin écrit : « Celui qui donne de la laine donne de l’honneur ». Ce sont précisément les deux choses que les pasteurs, qui se nourrissent eux-mêmes et non les brebis, attendent du peuple : l’avantage de voir leurs besoins satisfaits et la faveur de l’honneur et de la louange » (ibid., 46.6). Lorsque nous ne nous préoccupons que du lait, nous pensons à notre profit personnel ; lorsque nous recherchons obsessionnellement la laine, nous pensons à cultiver notre image et à accroître notre succès. C’est ainsi que nous perdons l’esprit sacerdotal, le zèle pour le service, le désir de prendre soin du peuple, et nous finissons par raisonner selon la folie du monde : « Qu’est-ce que cela a à voir avec moi ? Que chacun fasse ce qu’il veut, ma subsistance est sauve, et mon honneur aussi. J’ai assez de lait et de laine, que chacun fasse ce qu’il veut » (ibid., 46.7).

La préoccupation est donc centrée sur le « moi » : sa propre subsistance, ses propres besoins, les louanges reçues pour soi-même plutôt que pour la gloire de Dieu. C’est ce qui se passe dans la vie de ceux qui tombent dans le cléricalisme : ils perdent l’esprit de louange parce qu’ils ont perdu le sens de la grâce, l’émerveillement devant la gratuité avec laquelle Dieu les aime, cette simplicité confiante du cœur qui nous fait tendre les mains vers le Seigneur, attendant de Lui la nourriture au moment opportun (cf. Ps 104, 27), conscients que sans Lui nous ne pouvons rien faire (cf. Jn 15, 5). Ce n’est que lorsque nous vivons dans cette gratuité que nous pouvons vivre le ministère et les relations pastorales dans un esprit de service, conformément aux paroles de Jésus : « Vous avez reçu sans salaire, donnez sans salaire » (Mt 10,8).

Nous devons regarder précisément vers Jésus, vers la compassion avec laquelle il voit notre humanité blessée, vers la gratuité avec laquelle il a offert sa vie pour nous sur la croix. Voilà l’antidote quotidien à la mondanité et au cléricalisme : regarder Jésus crucifié, fixer chaque jour les yeux sur Celui qui s’est vidé et s’est abaissé jusqu’à la mort (cf. Ph 2,7-8). Il a accepté l’humiliation pour nous relever de nos chutes et nous libérer du pouvoir du mal. Ainsi, en regardant les blessures de Jésus, en le regardant s’humilier, nous apprenons que nous sommes appelés à nous offrir nous-mêmes, à nous faire pain rompu pour les affamés, à partager le chemin avec les fatigués et les opprimés. Tel est l’esprit sacerdotal : se faire les serviteurs du peuple de Dieu et non ses maîtres, laver les pieds de nos frères et non les fouler aux pieds.

Restons donc vigilants face au cléricalisme. Que l’apôtre Pierre, qui, comme le rappelle la tradition, s’est humilié la tête en bas au moment de mourir pour être l’égal de son Seigneur, nous aide à nous en éloigner. Que l’apôtre Paul, qui, à cause du Christ Seigneur, considérait tous les biens de la vie et du monde comme des déchets (cf. Ph 3, 8), nous en préserve.

Le cléricalisme, nous le savons, peut toucher tout le monde, même les laïcs et les agents pastoraux : en effet, on peut assumer un « esprit clérical » dans l’exercice des ministères et des charismes, en vivant sa propre vocation de manière élitiste, en s’enfermant dans son propre groupe et en érigeant des murs contre l’extérieur, en développant des liens possessifs par rapport aux rôles dans la communauté, en cultivant des attitudes arrogantes et vantardes à l’égard d’autrui. Et les symptômes sont bien la perte de l’esprit de louange et de gratuité joyeuse, tandis que le diable s’insinue en entretenant la plainte, la négativité et l’insatisfaction chronique de ce qui ne va pas, l’ironie devenant cynisme. Mais nous nous laissons ainsi absorber par le climat de critique et de colère que nous respirons autour de nous, au lieu d’être ceux qui, avec simplicité et douceur évangélique, avec gentillesse et respect, aident nos frères et sœurs à sortir des sables mouvants de l’impatience.

Dans tout cela, dans nos fragilités et nos insuffisances, comme dans la crise de foi d’aujourd’hui, ne nous décourageons pas ! De Lubac concluait en affirmant que l’Église, « aujourd’hui encore, malgré toutes nos obscurités […] est, comme la Vierge, le Sacrement de Jésus-Christ. Aucune de nos infidélités ne peut l’empêcher d’être « l’Église de Dieu », « la servante du Seigneur » » (Méditation sur l’Église, cit., 472).

Frères, c’est cette espérance qui soutient nos pas, allège nos fardeaux et donne un nouvel élan à notre ministère. Retroussons nos manches et plions les genoux (vous qui le pouvez !): prions l’Esprit les uns pour les autres, demandons-lui de nous aider à ne pas tomber, dans notre vie personnelle comme dans l’action pastorale, dans cette apparence religieuse pleine de beaucoup de choses mais vide de Dieu, afin de ne pas être des fonctionnaires du sacré, mais des annonciateurs passionnés de l’Évangile, non des « clercs d’État« , mais des pasteurs du peuple. Nous avons besoin d’une conversion personnelle et pastorale. Comme l’a dit le Père Congar, il ne s’agit pas de ramener la bonne observance ou de réformer les cérémonies extérieures, mais plutôt de revenir aux sources de l’Évangile, de découvrir des énergies nouvelles pour vaincre les habitudes, d’insuffler un esprit nouveau dans les vieilles institutions ecclésiales, afin que nous ne finissions pas par être une Église « riche de son autorité et de sa sécurité, mais peu apostolique et médiocrement évangélique » (Vera e falsa riforma della Chiesa, Milan 1972, 146).

Je vous remercie de l’accueil que vous réserverez à mes paroles, en les méditant dans la prière et devant Jésus dans l’adoration quotidienne ; je peux vous dire qu’elles me viennent du cœur et de l’affection que j’ai pour vous. Allons de l’avant avec enthousiasme et courage : travaillons ensemble, entre prêtres et avec nos frères laïcs, en initiant des formes et des parcours synodaux, qui nous aideront à nous dépouiller de nos certitudes mondaines et « cléricales » pour chercher humblement des chemins pastoraux inspirés par l’Esprit, afin que la consolation du Seigneur parvienne vraiment à tous. Devant l’image de Salus Populi Romani, j’ai prié pour vous. J’ai demandé à la Madone de vous garder et de vous protéger, de sécher vos larmes secrètement versées, de raviver en vous la joie du ministère et de faire de vous chaque jour des pasteurs amoureux de Jésus, prêts à donner leur vie sans mesure par amour pour Lui. Merci pour ce que vous faites et pour ce que vous êtes. Je vous bénis et vous accompagne dans la prière. Et, s’il vous plaît, n’oubliez pas de prier pour moi.

Fraternellement,

Lisbonne, 5 août 2023, commémoration de la dédicace de la basilique Sainte-Marie-Majeure.

François

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Rédaction

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