« Noël, Noël ! » criait jadis le peuple pour acclamer, quelle que fût la saison, un événement heureux tel la naissance d’un prince ou la venue d’un souverain : trace de l’entrelacement de la culture française avec la foi chrétienne. Si la France fut un des premiers royaumes barbares convertis, comment peut-on comprendre l’expression « fille aînée de l’Église » ?
L’expression renvoie le plus souvent à une réalité très ancienne, le baptême de Clovis en 496, qui fait de la France le premier pays barbare à avoir adopté la foi catholique, telle que définie par le Concile de Nicée en 325, et Constantinople en 381, celui-ci étant le deuxième concile œcuménique achevant de traiter de la foi trinitaire contre l’arianisme. De ce fait, les régions christianisées avant la France pouvaient être suspectées d’hétérodoxie christologique.
En réalité l’expression elle-même est plus récente, elle remonte à un discours du père Lacordaire sur la vocation de la nation française, prononcé le 14 février 1841 en la cathédrale Notre Dame de Paris. Mais en 1836, Frédéric Ozanam avait déjà qualifié la France de fille aînée de l’Eglise de Jésus. Il est intéressant de noter que ces deux interventions se situent sous le règne de Louis Philippe I roi des français, Bourbon de la branche cadette, alors qu’un successeur légitime existe en la personne d’ Henri, petit fils du dernier roi sacré et régnant, Charles X ; mort en exil en 1836, son fils Louis Antoine, duc d’Angoulême le suivra en 1844.
Quand le Père Lacordaire prononce son discours il parle ainsi de la France, en lien avec le comte de Marnes, « titre de courtoisie » du duc d’Angoulême, qui a fait savoir dès 1834, qu’il prenait le nom de Louis XIX, comme chef de la maison de Bourbon, tout comme le fera son neveu Henri en 1844, en prenant le nom d’Henri V. Lacordaire, lie donc le titre pour la France de « fille aînée de l’Eglise » au roi légitime, officiellement « comte de Marnes » qui ne règne pas, alors qu’il est Louis XIX !
Et il nous ramène là plusieurs siècles en arrière, à la source même de ce titre, liée d’une manière indissoluble au catholicisme et à la légitimité royale pour les rois de la première race (les Mérovingiens), puis, nous le verrons dans les chapitres suivants, au sacre et au pacte de Reims pour les Carolingiens et les Capétiens.
Clovis et le choix du catholicisme
Clovis est le fils de Childéric Ier, roi des francs-saliens. L’un et l’autre ont bien connu sainte Geneviève, fervente catholique, au milieu de Gallo-romains qui l’étaient tous autant et cette dernière connaissait leur ambition ; mais eux étaient païens. Les autres barbares chrétiens étaient ariens, niant la divinité du Christ, comme beaucoup d’autres chrétiens qui ne faisaient pas partie des barbares. « L’avantage » pour leur chef était de ne pas reconnaître l’autorité du pape et d’être eux-mêmes chefs de leur clergé ! Geneviève ne fit rien pour convertir Childéric, car elle pensait, non sans raison, qu’il pencherait pour l’arianisme. En revanche, quand Clovis devint roi à l’âge de 15 ans, à la mort de son père en 481 – il était marié à Clotilde une princesse burgonde, catholique – Geneviève porta ses espoirs sur lui ; il était intelligent, excellent soldat, et jeune tout en manifestant une grande autorité. En 496, il livra contre les Alamans la bataille de Tolbiac, très mal engagée au départ et pratiquement perdue. C’est là qu’il demande la victoire au Dieu de Clotilde et promet de se faire chrétien. On peut discuter de la sincérité du roi, car il n’exécuta pas de suite sa promesse, mais ils laissa la vie sauve à ses ennemis vaincus, ce qui était contraire à l’usage du temps. En fait, Clovis va hésiter beaucoup plus à adopter le catholicisme qu’à abandonner le paganisme, car l’arianisme était bien tentant. Un des meilleurs historiens modernes de Clovis l’a parfaitement expliqué « Ce refus de la divinité du Christ court à travers toute l’histoire occidentale. Il fonde l’autonomie du pouvoir politique qui peut ainsi se diviniser lui-même. Les terribles combats autour du dogme de la Trinité s’expliquent par le fait qu’il est fondateur de la liberté. En effet si Dieu est seul, il est tout. S’il est aussi trois, il est libre acceptation de la relation. Cette liberté là n’apporte pas la sécurité du totalitarisme. Pour l’habitué du pouvoir qu’était Clovis, le choc était rude » (M. Rouche, Clovis, p. 266, Ed. Pluriel 2015). Geneviève fort heureusement, nous allons le voir, avait su développer l’orthodoxie catholique dans les territoires où régnait Clovis, à Lutèce et autour, avec la dévotion à saint Denis, le premier évêque, martyrisé en 250, alors que les ariens s’opposaient à la vénération des saints. A quelques kilomètres de la capitale, elle avait fait construire une église (en 475) pour abriter ses restes, et des miracles s’y produisaient. Elle avait aussi préconisé le pèlerinage de tous sur le tombeau de saint Martin, évangélisateur de la Gaule et champion de la lutte contre les anti trinitaires, et beaucoup de miracles s’opéraient autour de ce tombeau. D’après Sulpice Sévère s’y trouvait aussi une saine ampoule. Dans la seconde moitié du XIIe siècle on découvrit une ampoule gallo-romaine qu’on reconnut comme ayant été apporté par saint Martin. Elle aurait contenu le sang des martyrs de la Légion thébaine, on y mit de l’huile sainte. Elle opérait des guérisons miraculeuses et était vénérée en Touraine. Louis XI la fit apporter à son chevet en 1483. Nous reparlerons de cette ampoule qui ne disparut qu’à la révolution en 1792.
Le baptême du roi et ses enjeux
Je crois qu’il faut suivre les historiens modernes quant à la date du baptême de Clovis et renoncer à 496, année de la bataille de Tolbiac. Car c’est lors d’un pèlerinage à Tours, sur le tombeau de saint Martin, que Clovis, de retour sur ses terres, se décida à demander une catéchèse à saint Rémi évêque de Reims. Témoin de nombreux miracles, il avait pu constater la réalité de la présence divine en la nature humaine, ou du moins en communion avec elle ; vénérer les saints, et discerner en Jésus le divin côtoyant l’humain, ne le plaçait plus devant une impasse, mais face à un mystère à explorer.
Clovis fut baptisé le jour de Noël, probablement en 499, avec beaucoup d’hommes de sa garde rapprochée, 3000 voit-on souvent écrit, peut importe le nombre exact, il n’était pas seul, sage précaution ! À Tours, il avait reçu de l’empereur d’Orient Anastase le titre de consul. Revêtu de pourpre il se couronna dans l’église dédiée à Saint Martin du diadème, se faisant lui-même Auguste. Son royaume s’étend du Rhin aux Pyrénées, Lutèce prend le nom de ses habitants, les Parisis, et la Gaule devient le royaume des francs, la France.
Cela dit son baptême catholique demeure sur le plan politique un pari. Il est entouré de royaumes ariens, au sud les Wisigoths d’Espagne, en Italie les Ostrogoths avec le redoutable Théodoric comme roi ; celui-ci a les faveurs de l’empereur d’Orient pour lequel il combat et se rend maître de toute l’Italie dès 488. Jeune, il avait été élevé à Byzance et connaissait bien les mécanismes du pouvoir. Il sut se montrer diplomate et gagner la confiance de l’empereur. Il arriva même à faire bon ménage avec la papauté, bien qu’arien. Mais contrairement à Clovis, il manqua de psychologie à cause de ses grandes ambitions et ne sut pas rassurer au fur et à mesure de son ascension. L’empereur d’Orient va finir par s’inquiéter de la montée en puissance de Théodoric et des ariens. Clovis, lui, va en profiter pour s’attaquer aux Wisigoths et les battre en 507 à la bataille de Vouillé près de Poitiers, il tuera leur roi Alaric Il. Le fils de ce dernier, Amalric, va se réfugier derrière les Pyrénées puis rejoindre Théodoric en Italie qui va se déclarer son tuteur. C’est trop pour l’empereur de Constantinople, d’autant plus que ce même Théodoric arrive finalement à contrôler la papauté. L’empereur se brouille alors avec Théodoric et donne officiellement en 500 à Clovis le titre de patrice, plus haute dignité romaine civile et militaire. Il se fait acclamer de nouveau comme consul et auguste. Il soutient la papauté contre d’autres nations barbares ariennes. De ce fait il instaura une distinction des pouvoirs religieux et politiques, et fonda sa légitimité sur ce respect du pouvoir du pape et des titre romains donnés par l’empereur. Il s’inscrivait ainsi dans une continuité et assumait un pouvoir qui n’était pas dû qu’à des victoires militaires. Quand il mourra en 511, il n’aura pas achevé son œuvre, mais aura posé des principes qui lui survivront et dureront treize siècles pour construire la France.
Principes d’une alliance entre le royaume et l’Église de Rome
Le premier principe et le plus important est l’attachement du souverain à la foi catholique et le désir, dès les premiers rois mérovingiens, de s’inscrire dans la suite des rois d’Israël, bien que le sacre ne soit pas encore institué.
La succession au sein d’une même famille, deuxième principe, fut le premier garant de la légitimité-continuité, non sans difficultés, car le principe de l’élection existait toujours, ainsi que le partage de l’héritage, ce qui constitue un inconvénient majeur pour la constitution d’un pays. Cela dit, l’absence de sacre ne signifie pas l’absence du sacré dans la royauté mérovingienne. Il faut se reporter aux travaux de madame Régine Le Jan, en particulier à son article « La sacralité de la royauté mérovingienne » paru dans Annales, Histoire, Sciences sociales, 2003 (pages 1217 à 1241), et Les Mérovingiens de la collection « Que sais-je ? », PUF 2006, ainsi qu’à d’autres de ses ouvrages sur les origines de la France. Si les rois étaient chrétiens, ils l’étaient de fraîche date, et la population demeurait encore païenne. La sacralité germanique joua donc un rôle, tout comme celle, chrétienne de Byzance. L’élévation sur le pavois est un acte qui relève du sacré. Le chef est rapproché du ciel et élevé au dessus des autres, cet acte est accompli par plusieurs soldats importants, signe d’un consensus qui tient lieu d’élection. Ensuite le caractère sacré du roi est entretenu par une chevelure qu’on maintient longue et qui n’est pas sans rappeler son lien avec la force des nazirs à vie comme le fut Samson dans l’histoire biblique (d’où la tonsure pour les rois déchus, qui les condamnait au couvent mais leur évitait la mort, ce qui était aussi important pour eux que celui qui les remplaçait, si on y réfléchit bien). Madame Le Jan relève aussi fort justement le rôle de la forêt réservée au roi et la chasse, véritable rite religieux avant d’être un sport et un divertissement.
Le fait aussi que les rois se mettent à légiférer les plaçait dans la suite de David et Salomon. Clovis tiendra un Concile à Orléans en 511 (le pape n’ayant pas été consulté). Clovis est désigné par les évêques présents « Rex gloriosissimus, fils de la Sainte Église », mais il ne se présente pas comme chef de l’Église ; il se contente de poser des questions aux évêques et de promulguer les canons, comme Constantin à Nicée : on interdit les mariages incestueux, on établit le droit d’asile et on resserre les liens avec Rome, le roi nomme les évêques et ils sont intronisés par trois évêques après que tous les évêques aient été informés. Au concile de Paris tenu en 614, Clotaire Il consolide la liberté des élections épiscopales, l’inviolabilité des biens d’Eglise et un certain nombre de privilèges ecclésiastiques. Le roi doit veiller avec l’aide de ses conseillers si l’élu a les qualités requises ainsi que les connaissances théologiques pour accomplir sa tâche. On alla jusqu’à reconnaître à Clotaire Il le droit d’intervenir dans le droit canonique, il exigera le consentement de la femme pour le mariage et interdira le rapt. Dagobert Ier (600-639), son fils, lui succédera en continuant son œuvre d’unification du pays, améliorant la justice et veillant lui aussi au bon fonctionnement de l’Église. Je n’ignore pas la littérature anti-mérovingienne qui a été produite sur Dagobert et ses successeurs, qu’on appellera « rois fainéants ». Il faut considérer d’où elle vient ! Elle est inspirée des apologètes de la race suivante, les Carolingiens qui ont commencé par être maires du palais. Il s’agissait de justifier leur ambition à la royauté. Et des siècles plus tard, l’histoire républicaine au XIXe siècle confirmera cette vision des faits, y voyant une occasion de dénigrer encore un peu plus la royauté.
En ce qui concerne le roi Dagobert, il a poursuivi l’œuvre de Clovis, a veillé sur l’Église et son expansion. Ce n’est pas pour rien qu’il est le premier roi des Francs à être enterré à l’abbaye de Saint-Denis, même si les moines qui lui ont fait construire son tombeau, bien plus tard, au XIIIe siècle, ont été influencés par la propagande pro-carolingienne en représentant son âme en enfant nu couronné emporté en enfer (à cause de sa soi-disant cupidité vis à vis des biens d’Église) mais arrachée aux démons par saint Denis, saint Martin et saint Maurice ! Cette pieuse invitation faites aux successeurs de Dagobert de venir reposer sous la puissante protection de saint Denis sera scrupuleusement observée !
Père Michel Viot. Maîtrise en Théologie. Ancien élève de l’Ecole Pratique dès Hautes Études. Sciences religieuses.
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