Source : Bureau de presse du Saint-Siège
Le voyage des disciples d’Emmaüs, à la fin de l’Évangile de saint Luc, est une image de notre route personnelle et de celle de l’Église. Sur le chemin de la vie, et de la vie de foi, tandis que nous poursuivons les rêves, les projets, les attentes et les espérances qui habitent notre cœur, nous nous heurtons aussi à nos fragilités et faiblesses, nous expérimentons défaites et désillusions, et parfois nous restons prisonniers du sentiment d’échec qui nous paralyse. L’Évangile nous annonce que, précisément à ce moment-là, nous ne sommes pas seuls : le Seigneur vient à notre rencontre, se joint à nous, marche sur la même route que nous avec la discrétion d’un voyageur aimable qui veut rouvrir nos yeux et rembraser notre cœur. Et quand l’échec laisse place à la rencontre avec le Seigneur, la vie renaît à l’espérance et nous pouvons nous réconcilier : avec nous-mêmes, avec nos frères, avec Dieu.
Suivons donc l’itinéraire de ce chemin que nous pourrions appeler : de l’échec à l’espérance. Avant tout, il y a le sentiment de l’échec, qui habite le cœur de ces deux disciples après la mort de Jésus. Ils avaient poursuivi un rêve avec enthousiasme. En Jésus, ils avaient mis toutes leurs espérances et tous leurs désirs. Maintenant, après la mort scandaleuse sur la croix, ils tournent le dos à Jérusalem pour rentrer chez eux, à la vie d’avant. Leur voyage est un voyage de retour, comme pour vouloir oublier cette expérience qui a rempli d’amertume leurs cœurs, ce Messie mis à mort comme un malfaiteur sur la croix. Ils rentrent chez eux abattus, « tout tristes » (Lc 24, 17) : les attentes qu’ils avaient cultivées sont tombées dans le néant, les espérances en lesquelles ils avaient cru ont été brisées, les rêves qu’ils auraient voulu réaliser laissent place à la déception et à l’amertume.
C’est une expérience qui concerne aussi notre vie et notre cheminement spirituel, en toutes ces occasions où nous sommes contraints de redimensionner nos attentes et de faire face aux ambiguïtés de la réalité, aux ténèbres de la vie, à nos faiblesses. Cela nous arrive chaque fois que nos idéaux se heurtent aux désillusions de l’existence et que nos intentions sont ignorées à cause de nos fragilités ; lorsque nous cultivons des projets de bien mais que nous n’avons pas la capacité de les mettre en œuvre (cf. Rm 7, 18) ; lorsque dans les activités que nous menons ou dans nos relations, tôt ou tard, nous faisons l’expérience d’une défaite, d’une erreur, d’un échec ou d’une chute, tandis que nous voyons s’effondrer ce en quoi nous avions cru ou nous étions engagés, tandis que nous nous sentons écrasés par notre péché et notre culpabilité.
Cela arrive à Adam et Ève dans la première Lecture : leur péché non seulement les a éloignés de Dieu, mais les a éloignés l’un de l’autre : ils ne peuvent que s’accuser mutuellement. Et nous le voyons aussi chez les disciples d’Emmaüs, dont le malaise d’avoir vu s’écrouler le projet de Jésus ne laisse place qu’à une discussion stérile. Et cela peut également se produire dans la vie de l’Église, la communauté des disciples du Seigneur que les deux d’Emmaüs représentent. Bien qu’étant la communauté du Ressuscité, elle peut se trouver perdue et déçue devant le scandale du mal et la violence du Calvaire. Elle ne peut alors rien faire d’autre que serrer dans ses mains le sentiment de l’échec et se demander : qu’est-ce qui s’est passé ? Pourquoi cela est arrivé ? Comment cela a-t-il pu arriver ?
Frères et sœurs, ce sont les questions que chacun de nous se pose à lui-même ; et ce sont aussi les interrogations brûlantes que cette Église pèlerine au Canada fait résonner dans son cœur sur un éprouvant chemin de guérison et de réconciliation. Nous aussi, face au scandale du mal et au Corps du Christ blessé dans la chair de nos frères autochtones, nous sommes plongés dans l’amertume et nous ressentons le poids de l’échec. Permettez-moi alors de m’unir spirituellement aux nombreux pèlerins qui parcourent ici la “Scala Santa”, qui évoque cette montée de Jésus au prétoire de Pilate ; et de vous accompagner en tant qu’Église dans ces interrogations qui naissent du cœur chargé de douleur : pourquoi tout cela est-il arrivé ? Comment cela a-t-il pu se produire dans la communauté de ceux qui suivent Jésus ?
Ici, cependant, nous devons être attentifs à la tentation de la fuite, présente chez les deux disciples de l’Évangile : faire marche arrière, s’enfuir du lieu où les faits se sont produits, tenter de les enlever, chercher un “endroit tranquille” comme Emmaüs pour ne plus y penser. Il n’y a rien de pire, face aux échecs de la vie, que de fuir pour ne pas les affronter. C’est une tentation de l’ennemi, qui menace notre cheminement spirituel et la marche de l’Église : il veut nous faire croire que cet échec est désormais définitif, il veut nous paralyser dans l’amertume et dans la tristesse, nous convaincre qu’il n’y a plus rien à faire et que ça ne vaut donc pas la peine de trouver une voie pour recommencer.
L’Évangile nous révèle, au contraire, que précisément dans les situations de désillusion et de douleur, précisément lorsque nous expérimentons avec stupéfaction la violence du mal et la honte de la faute, lorsque le fleuve de notre vie se dessèche dans le péché et dans l’échec, quand dépouillés de tout, il nous semble que nous n’avons plus rien, précisément là, le Seigneur vient à notre rencontre et marche avec nous. Sur le chemin d’Emmaüs, il se joint avec discrétion pour partager les pas résignés de ces disciples tristes. Et que fait-il? Il n’offre pas des paroles d’encouragement génériques, des expressions de circonstance ou des consolations faciles mais, en dévoilant dans les saintes Écritures le mystère de sa mort et de sa résurrection, il éclaire leur histoire et les événements qu’ils ont vécus.
Ainsi, il ouvre leurs yeux à un nouveau regard sur les choses. Nous aussi qui partageons l’Eucharistie dans cette Basilique, nous pouvons relire de nombreux événements de l’histoire. Sur ce même terrain, il y avait auparavant trois temples ; et il y avait ceux qui n’ont pas fui devant les difficultés, qui ont rêvé de nouveau malgré leurs erreurs et celles des autres ; ils ne se sont pas laissés vaincre par le terrible incendie d’il y a cent ans et, avec courage et créativité, ils ont construit ce temple. Et ceux qui partagent l’Eucharistie depuis les Plaines d’Abraham voisines, peuvent aussi sentir l’âme de ceux qui ne se sont pas laissés prendre en otage par la haine de la guerre, par la destruction et par la douleur, mais qui ont su à nouveau projeter une ville et un pays.
Enfin, devant les disciples d’Emmaüs, Jésus rompt le pain, rouvrant leurs yeux et se montrant encore une fois comme le Dieu de l’amour qui donne sa vie pour ses amis. De cette manière, il les aide à reprendre le chemin avec joie, à recommencer, à passer de l’échec à l’espérance. Frères et sœurs, le Seigneur veut faire de même avec chacun de nous et avec son Église. Comment nos yeux peuvent-ils être rouverts, comment notre cœur peut-il encore s’embraser pour l’Évangile ? Que faire lorsque nous sommes affligés par diverses épreuves spirituelles et matérielles, lorsque nous cherchons la voie vers une société plus juste et fraternelle, lorsque nous désirons nous remettre de nos déceptions et de nos fatigues, lorsque nous espérons guérir des blessures du passé et nous réconcilier avec Dieu et entre nous ?
Il n’y a qu’une seule route, qu’un seul chemin : c’est le chemin de Jésus, c’est le chemin qu’est Jésus (cf. Jn 14, 6). Croyons que Jésus se joint à notre marche et laissons-nous rencontrer par Lui ; laissons sa Parole interpréter l’histoire que nous vivons comme individus et comme communauté et nous indiquer la voie pour guérir et pour nous réconcilier ; rompons ensemble avec foi le Pain eucharistique, afin que, autour de cette table, nous puissions nous redécouvrir enfants bien-aimés du Père, appelés à être tous frères. Jésus, en rompant le pain, confirme ce que les disciples ont déjà reçu comme témoignage des femmes et à qui ils n’ont pas voulu croire : qu’il est ressuscité ! Dans cette Basilique, où nous nous rappelons de la mère de la Vierge Marie, et où se trouve également la crypte dédiée à l’Immaculée Conception, nous ne pouvons que souligner le rôle que Dieu a voulu donner à la femme dans son plan de salut. Sainte Anne, la Très Sainte Vierge Marie, les femmes du matin de Pâques nous indiquent une nouvelle voie de réconciliation : la tendresse maternelle de nombreuses femmes peut nous accompagner – comme Église – vers des temps à nouveau féconds, où nous laisserons derrière nous tant de stérilité et tant de mort, et nous remettrons au centre Jésus, le Crucifié Ressuscité.
En effet, au centre de nos questions, des peines que nous portons en nous, de la vie pastorale elle-même, nous ne pouvons pas nous mettre et notre échec ; nous devons le mettre, Lui, le Seigneur Jésus. Au cœur de toute chose, mettons sa Parole, qui éclaire les événements et nous rend la vue pour déceler la présence agissante de l’amour de Dieu et la possibilité du bien même dans les situations apparemment perdues ; mettons le Pain de l’Eucharistie, que Jésus rompt aujourd’hui encore pour nous, pour partager sa vie avec la nôtre, embrasser nos faiblesses, soutenir nos pas fatigués et nous donner la guérison du cœur. Et, réconciliés avec Dieu, avec les autres et avec nous-mêmes, nous pouvons, nous aussi, devenir des instruments de réconciliation et de paix dans la société dans laquelle nous vivons.
Seigneur Jésus, notre chemin, notre force et notre consolation, nous nous adressons à Toi comme les disciples d’Emmaüs : « Reste avec nous, car le soir approche » (Lc 24, 29). Reste avec nous, Seigneur, quand l’espérance se couche et que la nuit de la déception décline. Reste avec nous parce qu’avec Toi, Jésus, le cours des évènements change et l’émerveillement de la joie renaît de l’impasse du découragement. Reste avec nous, Seigneur, car avec Toi la nuit de la douleur se change en un matin radieux de la vie. Nous disons simplement : reste avec nous, Seigneur, parce que si Tu marches à nos côtés, l’échec s’ouvre à l’espérance d’une vie nouvelle. Amen.