« Aux sources du renouveau de l’Eglise » : c’est le titre de cette conférence de carême donnée par la théologienne Agnès Desmazières en la cathédrale Saint-Louis de Versailles, dimanche 3 avril 2022.
Agnès Desmazières, docteur en théologie et histoire, est maître de conférences au Centre Sèvres, facultés jésuites de Paris.
Le premier volet a été publié le 3 mai 2022. Le troisième sera publié le 5 mai 2022.
Aux sources du Renouveau de l’Eglise (2/2)
- L’Eglise en chemin vers la gloire dans les « tribulations »
Le chemin de l’Eglise vers la gloire se réalise au cœur des « tribulations ». Les tribulations sont le lieu même de la croissance en foi et en sainteté. Saint Irénée décrit cette croissance comme une accoutumance à la gloire. Il s’agit pour cela, dans les tribulations mêmes, de garder le regard sur le terme visé, la gloire. De manière très belle, l’évêque de Lyon parle de cette anticipation du renouvellement du monde en termes de « miroir » du Royaume : l’Église en pèlerinage sur la terre reflète comme dans un « miroir » le Royaume[i].
Irénée, le théologien des temps difficiles
Le tout nouveau docteur de l’Eglise – depuis le 21 janvier dernier – peut être décrit comme le théologien par excellence des temps difficiles, tourmentés de l’histoire. Il a vécu au 2ème siècle dans des moments particulièrement troublés. Il est bien connu qu’il a subi plusieurs vagues de persécutions menées par les empereurs romains contre les chrétiens. Il est devenu évêque de Lyon, après que Pothin eut subi le martyre en compagnie Blandine. Il est moins su que, à cette époque, l’Eglise était profondément divisée sous l’effet de la division du gnosticisme. Ce n’est pas pour rien que son oeuvre majeure s’intitule Contre les hérésies. Elle visait à répondre aux gnostiques qui avaient en particulier une conception dualiste de la foi conduisant à une négation du corps, et donc de la dynamique d’incarnation.
Irénée considère que la venue du Christ en ce monde inaugure les « temps nouveaux », le « maintenant » de l’Eglise. Ces « temps nouveaux » coïncident avec l’ « année de grâce », annoncée par la prophétie d’Is 61, et dont Jésus annonce la réalisation dans la synagogue de Nazareth (Lc 4, 16-27). L’ « année de grâce » est celle du nouveau don de l’Esprit, qui assiste l’Eglise de manière constante. Nous sommes invités à contempler les temps que nous vivons dans cette lumière : en dépit de toutes les « tribulations » traversées, nous pouvons être confiants que nous vivons une « année de grâce ». La « nouveauté » de ces « temps nouveaux » est tout à la fois la « nouveauté » du Christ et celle de son Esprit qui renouvelle les hommes « en les faisant passer de leur vétusteté à la nouveauté du Christ » (Contre les hérésies III 17, 1).
Une Eglise en exil
Pour éclairer comment l’Eglise chemine dans ces « temps nouveaux », Irénée se réfère à deux figures bibliques féminines : celles de Rachel et de la femme de Lot. Comme Rachel, l’Eglise des « temps nouveaux », est « abandonnée aux confins de la terre » (Ibid., IV 31, 3). L’Eglise, aspirant à la gloire céleste, est en exil sur la terre. L’accoutumance à la gloire est ainsi une « accoutumance à vivre en étranger dans le monde » (Ibid., IV 21, 3) et donc à se déposséder de ses marques terrestres, des taches du péché, pour devenir toute céleste. Cette constante oscillation entre situation présente, annonce passée en figure et terme, est caractéristique des « temps nouveaux », où l’héritage du Royaume se laisse contempler dans un « miroir ». C’est ainsi que nous percevons nos limites parce que nous vivons de ce désir de la gloire déjà acquise ; nous ressentons notre profonde inadéquation.
La figure de la femme de Lot manifeste, quant à elle, comment l’Eglise tient ferme dans les tribulations. Elle met en lumière la première attitude à tenir dans les tribulations : tenir ferme. L’Eglise, « sans cesse mutilée, sur-le-champ […] accroît ses membres et retrouve son intégrité, de la même manière que son image, la femme de Lot devenue statue de sel » (Ibid., IV 33, 9). Cette affirmation d’Irénée, qui revêt une grande force lorsque l’on pense au contexte troublé dans lequel elle a été posée, met en lumière de manière plus précise la tension entre la vocation de l’Église à l’éternité – « demeurant pour toujours » – et les contingences historiques de son pèlerinage terrestre au cours duquel elle doit « subir les vicissitudes humaines » (Ibid., IV 31, 3). C’est par les tribulations, la persécution et ultimement le martyre, « imitant en tout » le Christ « le Maître du martyre » (Ibid., III 12, 13), que l’Église croît jusqu’à l’heure où elle sera le Royaume accompli.
« Miroir du Royaume »
Dans ce contexte tourmenté, l’Eglise pérégrinante, in via, est comme le « miroir » du Royaume, de la gloire. Les « temps nouveaux » sont, pour Irénée, les temps de la vision en miroir. Aux « temps nouveaux », correspondent un nouveau mode de vision : non plus en figure, comme dans l’Ancien testament, mais dans un miroir. Irénée se fonde sur 1 Co 13, 12, pour éclairer la différence entre la vision actuelle « dans un miroir et en énigmes » et la « vue immédiate » dans la gloire (Ibid., IV 9, 2). Dans la vision dans un miroir, la vision est médiatisée – par le miroir. Nous contemplons en effet « par la foi » (Ibid., IV 21, 1) et, dans la perspective d’Irénée, il s’agit de la « foi de l’Église[ii] » tout entière.
Les « temps nouveaux » sont ainsi le « temps de la foi ». Nous sommes soumis au régime de la foi, distinct du régime de la gloire à venir. La croissance dans la vision est une croissance dans la foi. L’objet de cette vision en miroir est « l’héritage qui nous adviendra dans le Royaume » (Ibid., IV 21, 1), Royaume que le Christ a lui-même annoncé en paroles et en actes et qui est déjà présent en germe dans l’Église.
S’accoutumer à la gloire
Dans la perspective de la théologie de l’accoutumance d’Irénée, la vision dans un miroir est accoutumance progressive à la vision glorieuse. L’accoutumance à la vision s’accompagne, pour l’évêque de Lyon, d’une accoutumance à la grâce qui est « grâce de la liberté » (AH IV 9, 2). La liberté s’éprouve en particulier dans les tribulations et les persécutions, parfois jusqu’au martyre. C’est en sens qu’Irénée met en évidence la fécondité du martyre pour la croissance de l’Eglise : c’est dans le don total de soi, consenti librement, que s’opère cette croissance dans la liberté, qui hâte le Royaume. Comment croître dans la liberté qui est don de l’Esprit ? Comment faire aussi que l’Église soit davantage un lieu d’épanouissement de cette liberté, fruit de l’Esprit ?
Pour Irénée, cette accoutumance à la vision est aussi une croissance dans la joie, qui naît de la croissance concomitante dans la foi et dans la vision de Dieu, jusqu’à la vision immédiate dans le Royaume où « notre face verra la face de Dieu, et elle tressaillera d’une joie inexprimable, puisqu’elle verra Celui qui est sa Joie » (Ibid., V 7, 2). Nous sommes appelés à découvrir progressivement que Dieu est notre joie, et cela, tout spécialement au cœur des tribulations et des vicissitudes de l’histoire, où nous pouvons éprouver cette « joie parfaite », décrite par François d’Assise. Au cœur des turbulences les plus dramatiques, Irénée nous rappelle que la sainteté est quête de la joie, dans l’espérance de sa réalisation plénière dans la gloire où nous verrons face à face celui qui est notre joie.
[i] Ce thème est abordé de manière plus approfondie dans : Agnès Desmazières, « Contempler Dieu dans un miroir : Penser une Eglise en chemin à la lumière d’Irénée de Lyon », Teresianum 73 (2022), 305-327.
[ii] Cf. François-Marie Léthel, Connaître l’amour du Christ qui surpasse toute connaissance : La théologie des saints, Venasque, éds du Carmel, 1989, 62.