Le pape François a dénoncé les sentences qui, « selon une jurisprudence qui s’autodéfinit comme “créative”, inventent un “droit de mourir” privé de tout fondement juridique », ainsi que « l’empiètement du juge dans des domaines qui ne lui sont pas propres, surtout dans le domaine des soi-disant “nouveaux droits”, avec des sentences qui semblent préoccupées d’exaucer des désirs toujours nouveaux, détachés de toute limite objective ».
Le pape François a reçu en audience les juristes membres du Centre d’Études « Rosario Livatino » ce vendredi matin 29 novembre 2019, à l’occasion du Congrès national sur le thème « Magistrature en crise. Parcours pour retrouver la justice ». Il les a invités à contribuer à la construction de la « concorde » dans la société civile.
Livatino, a souligné le pape, « est un exemple, non seulement pour les magistrats, mais pour tous ceux qui oeuvrent dans le domaine du droit : pour la cohérence entre sa foi et son engagement de travail, et pour l’actualité de ses réflexions ». Il a aussi laissé « un exemple lumineux de la manière dont la foi peut s’exprimer pleinement dans le service de la communauté civile et de ses lois ; et de la manière dont l’obéissance à l’Église peut aller de pair avec l’obéissance à l’État ».
Rosario Livatino (1952 – 1990) était un magistrat italien catholique, engagé notamment dans la lutte contre la mafia. Il a été assassiné par le groupe Stidda. Le pape Jean-Paul II l’a défini comme un « martyr de la justice et indirectement de la foi ».
Voici notre traduction du discours que le pape leur a adressé.
HG
Discours du pape François
Chers frères et soeurs,
Je suis heureux de vous accueillir et je vous souhaite la bienvenue. Je remercie le Président pour ses aimables paroles. Le 9 mai 1993, peu avant d’adresser aux « hommes de la mafia » la mémorable et péremptoire invitation à la conversion dans la Vallée des Temples, à Agrigente, mon prédécesseur saint Jean-Paul II avait rencontré les parents d’un magistrat, Rosario Angelo Livatino, qui avait été tué le 21 septembre 1990, à l’âge de 38 ans, tandis qu’il se rendait à son travail au Tribunal. À cette occasion, le pape l’avait défini comme « martyr de la justice et, indirectement, de la foi ».
Je suis heureux de rencontrer aujourd’hui les personnes inscrites au Centre d’Études qui a choisi son nom et qui organise ce congrès national annuel. Livatino, pour qui le procès diocésain de béatification s’est conclu positivement, continue d’être un exemple, avant tout pour ceux qui font le travail difficile et compliqué de juge. Quand Rosario a été tué, presque personne ne le connaissait. Il travaillait dans un tribunal de banlieue : il s’occupait des saisies et des confiscations des biens de provenance illicite acquis par les mafieux. Il faisait cela de manière inattaquable, respectant les garanties des accusés, avec un grand professionnalisme et avec des résultats concrets : c’est pour cela que la mafia a décidé de l’éliminer.
Livatino est un exemple, non seulement pour les magistrats, mais pour tous ceux qui oeuvrent dans le domaine du droit : pour la cohérence entre sa foi et son engagement de travail, et pour l’actualité de ses réflexions. Dans une conférence, se référant à la question de l’euthanasie, et reprenant les préoccupations d’un parlementaire laïc de l’époque vis-à-vis de l’introduction d’un présumé droit à l’euthanasie, il faisait cette observation : « Si l’opposition d’un croyant à cette loi se fonde sur la conviction que la vie humaine […] est un don divin qu’il n’est pas permis à l’homme d’étouffer ou d’interrompre, tout aussi motivée est l’opposition du non-croyant qui se fonde sur la conviction que la vie est protégée par le droit naturel, qu’aucun droit positif ne peut violer ni contredire, puisqu’elle appartient à la sphère des biens « indisponibles » que ni les individuels ni la collectivité ne peuvent attaquer » (Canicattì, 30 avril 1986, in Fede e diritto (Foi et droit), sous la direction du postulateur).
Ces considérations semblent loin des sentences qui, en matière de droit à la vie, sont parfois prononcées dans les cours de justice, en Italie et dans tant de systèmes démocratiques. Des positions selon lesquelles l’intérêt principal d’une personne handicapée ou âgée serait de mourir et non d’être soignée ; ou qui – selon une jurisprudence qui s’autodéfinit comme « créative », inventent un « droit de mourir » privé de tout fondement juridique, et qui ainsi affaiblissent les efforts pour adoucir la douleur et ne pas abandonner à elle-même la personne qui s’achemine vers la fin de son existence.
Dans une autre conférence, Rosario Livatino décrit ainsi le statut moral de celui qui est appelé à administrer la justice : « Il n’est rien d’autre qu’un salarié de l’État à qui est confiée la tâche très spéciale d’appliquer les lois que cette société se donne à travers ses institutions ». Toutefois, on a affirmé de plus en plus souvent une clé de lecture différente du rôle du magistrat, selon laquelle celui-ci, même si la lettre de la norme reste identique, peut utiliser celle de ses significations qui s’applique le mieux au moment contingent » (Canicattì, 7 avril 1984, in Il ruolo del Giudice nella società che cambia (Le rôle du juge dans une société en changement), sous la direction du postulateur).
L’actualité de Rosario Livatino est en cela aussi surprenante, parce qu’elle saisit les signes de ce qui allait émerger avec une plus grande évidence dans les décennies suivantes, pas seulement en Italie, c’est-à-dire la justification de l’empiètement du juge dans des domaines qui ne lui sont pas propres, surtout dans le domaine des soi-disant « nouveaux droits », avec des sentences qui semblent préoccupées d’exaucer des désirs toujours nouveaux, détachés de toute limite objective.
Le thème que vous avez choisi pour le congrès de ce jour s’insère dans ce sillage, et met en cause une crise du pouvoir judiciaire qui n’est pas superficielle, mais qui a des racines profondes. Sur ce versant aussi, Livatino a témoigné combien la vertu naturelle de justice exige d’être exercée avec sagesse et humilité, en gardant toujours à l’esprit la « dignité transcendante de l’homme », qui renvoie « à sa nature, à sa capacité innée de distinguer le bien du mal, à cette “boussole” inscrite dans nos coeurs et que Dieu a imprimée dans l’univers créé » (Discours au Parlement européen : Enseignements de François II, 2 [2014], 626).
Je me retrouve beaucoup dans une autre réflexion de Rosario Livatino, lorsqu’il affirme : « Décider, c’est choisir […] ; et choisir est l’une des choses les plus difficiles que l’homme soit appelé à faire. […] Et c’est précisément dans cet acte de choisir pour décider, de décider pour ordonner, que le magistrat croyant peut trouver un rapport avec Dieu. Un rapport direct, parce que rendre la justice est une réalisation de soi, c’est une prière, c’est un don de soi à Dieu. Un rapport indirect, à travers l’amour pour la personne jugée. […] Et cette tâche sera d’autant plus légère que le magistrat aura humblement conscience de ses propres faiblesses, qu’il se représentera chaque fois à la société, disposé et visant à comprendre l’homme qu’il a devant lui et à le juger sans attitude de surhomme, mais au contraire avec une contrition constructive ».
Ainsi, avec ces convictions, Rosario Livatino nous a laissé à tous un exemple lumineux de la manière dont la foi peut s’exprimer pleinement dans le service de la communauté civile et de ses lois ; et de la manière dont l’obéissance à l’Église peut aller de pair avec l’obéissance à l’État, en particulier avec le ministère, délicat et important, de faire respecter et appliquer la loi.
Chers amis, la concorde est le lien entre les hommes libres qui composent la société civile. Par votre engagement en tant que juristes, vous êtes appelés à contribuer à la construction de cette concorde, en approfondissant les raisons de la cohérence entre les racines anthropologiques, l’élaboration des principes et les lignes d’application dans la vie quotidienne.
Après la mort de Livatino, dans plusieurs de ses notes, on a trouvé dans la marge une annotation qui, au début, paraissait mystérieuse : « S.T.D. ». Rapidement, on a découvert que c’était l’acronyme qui attestait l’acte de remise totale de soi que Rosario faisait fréquemment à la volonté de Dieu : S.T.D. sont les initiales de sub tutela Dei. Je vous souhaite de poursuivre sur ses pas, à cette école de vie et de pensée. Je vous bénis et, s’il vous plaît, n’oubliez pas de prier pour moi.
© Traduction de Zenit, Hélène Ginabat