« Sans toucher », c’est le titre de la chronique de Lucetta Scaraffia dans le mensuel de L’Osservatore « Femmes, Eglise, monde » de février 2019. L’historienne italienne dénonce entre autres les abus sexuels commis sur des religieuses et souligne que « pour revenir à la liberté de faire une caresse, de prendre une main, de mettre le bras autour d’une épaule – la charité est aussi faite de cela – il faut trouver une issue au scandale des abus ».
Dans ce numéro consacré au sens du « toucher », elle fait observer que le toucher « constitue un facteur essentiel dans notre façon de connaître la vérité et de communiquer avec les autres » : « C’est un sens caché mais très puissant qui implique les aspects les plus profonds de la psyché humaine. »
Elle déplore « le fait que depuis quelques années, en raison du scandale des abus, le toucher soit devenu une forme de contact impraticable pour les prêtres et les religieux à l’égard des enfants et des femmes » : cela constitue, estime Lucetta Scaraffia, « une véritable mutilation de la vie relationnelle, de la communication humaine et de l’apostolat dans la communauté chrétienne… l’impossibilité de faire une caresse à un enfant, de serrer les mains d’une femme affligée ou agitée, constitue un grave déni ».
Rappelant que le pape François a donné une interprétation plus forte et radicale de cette crise, enracinée dans les « abus de pouvoir » et le « cléricalisme », elle souligne que cela exige « un changement plus profond, une révision complète de la culture catholique et de la préparation des futurs prêtres », qui « requiert de revenir aux origines du message évangélique qui parle toujours de service et non de pouvoir ».
Lucetta Scaraffia s’arrête sur une des composantes du groupe des victimes des abus : les femmes. « Tandis que, pour les mineurs, l’admission et la condamnation qui s’ensuit sont obligées, à partir du moment où elles partent d’une transgression reconnue par le code pénal, pour les femmes le discours est plus complexe et touche justement le cœur de l’analyse du pape, le pouvoir », analyse-t-elle.
« La situation des femmes, écrit-elle encore, demeure très ambiguë et surtout à l’intérieur de l’institution ecclésiastique, des siècles de culture centrée sur la femme dangereuse et tentatrice poussent à classifier ces violences, même si elles sont dénoncées, comme des transgressions sexuelles librement commises par les deux parties ». Mais « si le doigt est pointé sur le pouvoir, sur le cléricalisme, les abus à l’encontre des religieuses prennent un autre aspect et peuvent être enfin reconnus pour ce qu’ils sont, c’est-à-dire un acte d’intimidation où le toucher devient une violation de l’intimité personnelle ».
Pour la chroniqueuse, « la différence de pouvoir, la difficulté à dénoncer par crainte – sérieusement motivée – non seulement contre soi mais aussi contre l’Ordre auquel on appartient, expliquent le silence qui a enveloppé ces abus pendant des années ». Or « le silence contribue, en fait, à sécuriser les violeurs qui sont de plus en plus sûrs de leur impunité ».
« L’année dernière, … de nombreuses religieuses, du tiers-monde mais aussi des pays avancés, ont commencé à parler et à dénoncer : elles savent qu’elles ont le droit d’être respectées, elles savent que la condition des femmes, même dans l’Église, doit changer », poursuit Lucette Scaraffia : « Et elles savent que, pour réaliser ce changement, il ne suffit pas de nommer quelques femmes dans les commissions. Si l’on continue à fermer les yeux devant ce scandale – rendu encore plus grave par le fait que l’abus sur les femmes implique la procréation et qu’il est donc à l’origine du scandale des avortements imposés et des enfants non reconnus des prêtres – la condition d’oppression des femmes dans l’Église ne changera jamais. »
Elle conclut ainsi : « La perspective dans laquelle le pape François a formulé le problème des abus est donc la bonne et elle rejoint une autre de ses demandes faites à l’Église : que soit reconnu aux femmes le rôle qui leur revient. En effet, c’est sur ce manque évident de reconnaissance des femmes que se greffe la culture de la violence et que devient possible une pratique massive d’abus indigne de tout chrétien. C’est donc une question de toucher. À affronter avec le tact nécessaire, mais aussi avec le courage que nous demande le pape François. »
Avec une traduction d’Hélène Ginabat