« Nous, les personnes âgées, nous devons aussi nous inventer un peu cette période de la vie, parce que la vieillesse telle qu’elle est vécue aujourd’hui est un phénomène nouveau… cela nous pousse à être créatifs », écrit le pape François : « Nous pouvons rappeler aux jeunes d’aujourd’hui, qui se sentent les héros du présent, pleins d’ambitions et d’insécurités, qu’une vie sans amour est une vie aride. Nous pouvons dire aux jeunes craintifs que l’angoisse de l’avenir peut être vaincue. Nous pouvons enseigner aux jeunes trop amoureux d’eux-mêmes qu’il y a plus de joie à donner qu’à recevoir, et que l’amour ne se démontre pas seulement par les mots mais par les actions. »
Le pape s’exprime ainsi dans la préface de « La Sagesse du Temps » (La Saggezza del Tempo), un livre qui rassemble des histoires de vie de quelque 250 personnes âgées de plus de 30 pays, recueillies par des jeunes. L’édition française de ce livre est disponible dans toute la francophonie sous le titre « Partager la sagesse du temps », aux éditions Fidélité (Belgique).
Dans le cadre de la sortie de cet ouvrage et du Synode des évêques, une rencontre entre jeunes et personnes âgées a eu lieu ce 23 octobre 2018, à l’Institut patristique Augustinianum de Rome.
« Sans les rêves des personnes âgées, les projets des jeunes n’ont ni racines ni sagesse, aujourd’hui plus que jamais, alors que l’avenir engendre angoisse, insécurité, méfiance et peur. Seul le témoignage des personnes âgées les aidera à lever les yeux vers l’horizon et vers le haut, pour apercevoir les étoiles », affirme encore le pape.
Voici notre traduction de cette préface traduite par L’Osservatore Romano.
AK
Préface du pape François
Une nouvelle étreinte
L’alliance entre les jeunes et les personnes âgées, selon le pape François
J’ai un très beau souvenir. Lorsque je suis allé aux Philippines, les gens me saluaient en m’appelant : Lolo Kiko ! « Grand-père François » ! Ils criaient : « Lolo Kiko » ! J’étais vraiment content de voir qu’ils me sentaient proches d’eux comme un grand-père.
Notre société a privé les grands-parents de leur voix. Nous leur avons enlevé l’espace et l’occasion de nous raconter leurs expériences, leurs histoires, leur vie. Nous les avons mis de côté et nous avons perdu le bien de leur sagesse. Nous voulons nous débarrasser de notre peur de la faiblesse et de la vulnérabilité, mais ce faisant nous augmentons chez les personnes âgées l’angoisse d’être mal supportés et abandonnés. Au contraire, nous devons réveiller le sens civil de la gratitude, de l’appréciation, de l’hospitalité, capable de faire sentir à la personne âgée qu’elle est une partie vivante de sa communauté. En mettant à part les grands-parents, nous écartons la possibilité d’entrer en contact avec le secret qui leur a permis d’aller de l’avant, de se faire un chemin dans l’aventure de la vie. Et ainsi, nous manquons de modèles, de témoignages vécus. Nous sommes perdus. Nous nous sommes privés du témoignage de personnes qui non seulement ont persévéré dans le temps, mais qui conservent dans leur cœur la gratitude pour tout ce qu’elles ont vécu.
Et d’autre part, comme est triste le cynisme d’une personne âgée qui a perdu le sens de son témoignage, qui méprise les jeunes, qui se plaint toujours. De cette façon, sa sagesse de vie ne se transmet plus, elle devient une nostalgie stérile.
Comme est beau au contraire l’encouragement que la personne âgée parvient à communiquer à une jeune fille ou à un jeune homme à la recherche du sens de la vie. C’est cela, la mission des grands-parents. Une véritable vocation, comme l’attestent, par exemple, ces exhortations du livre du Siracide : « Ne fuis pas la conversation des vieillards – eux-mêmes ont appris de leurs pères – car auprès d’eux tu acquerras l’intelligence et l’art de répondre en temps voulu » (8,9). Les personnes âgées sont la réserve de sagesse de notre société. L’attention aux personnes âgées est ce qui distingue une civilisation.
Les paroles des grands-parents ont quelque chose de particulier pour les jeunes. La foi aussi se transmet ainsi, à travers le témoignage des personnes âgées qui en ont fait le levain de leur vie. Je le sais d’expérience personnelle. Aujourd’hui encore, j’ai toujours avec moi, dans mon bréviaire, les paroles que ma grand-mère Rosa m’a laissées par écrit le jour de mon ordination sacerdotale ; je les lis souvent et cela me fait du bien.
Depuis quelque temps, j’ai une pensée dans le cœur. Je sens que c’est ce que le Seigneur veut que je dise : qu’il y ait une alliance entre les jeunes et les personnes âgées. C’est l’heure où les grands-parents doivent rêver, pour que les jeunes puissent avoir des visions. J’en ai eu la certitude en méditant le livre du prophète Joël, où il est dit : « Alors, après cela, je répandrai mon esprit sur tout être de chair, vos fils et vos filles prophétiseront, vos anciens seront instruits par des songes, et vos jeunes gens par des visions » (3,1).
Qu’est-ce que cela signifie ? Seulement que si nos grands-parents ont le courage de rêver et nos jeunes de prophétiser de grandes choses, notre société ira de l’avant. Si nous voulons des « visions » pour l’avenir, laissons nos grands-parents nous raconter, qu’ils partagent leurs rêves. Nous avons besoin de grands-parents qui rêvent ! Ce sont eux qui pourront inspirer les jeunes à courir de l’avant avec la créativité de la prophétie. Les personnes âgées et les jeunes marchent donc ensemble et ont besoin les uns des autres.
Quand Jésus est amené au Temple, il est accueilli par deux personnes âgées, qui avaient raconté leurs rêves : Siméon avait « rêvé » et l’Esprit lui avait promis qu’il verrait le Seigneur. Siméon et Anne attendaient la venue de Dieu tous les jours, avec une grande fidélité, depuis de nombreuses années. Ils voulaient voir ce jour : cette attente constante – malgré, peut-être la fatigue et la frustration – continuait d’occuper toute leur vie. Et voilà : quand Marie et Joseph arrivèrent au temple pour accomplir la loi, Siméon et Anne se mirent à danser et ils se déplacèrent animés par l’Esprit-Saint. Ils reconnurent l’enfant et découvrirent une force intérieure nouvelle qui leur permit de rendre témoignage. Siméon devint poète et entonna son Cantique. Anne devint la première prédicatrice de Jésus, parlant de l’enfant à ceux qui attendaient la rédemption de Jérusalem.
Le manque de grands-parents capables d’être comme Siméon et Anne, en revanche, ne permet pas aux nouvelles générations d’avoir des visions. Et ainsi, ils restent sans bouger. Sans les rêves des personnes âgées, les projets des jeunes n’ont ni racines ni sagesse, aujourd’hui plus que jamais, alors que l’avenir engendre angoisse, insécurité, méfiance et peur. Seul le témoignage des personnes âgées les aidera à lever les yeux vers l’horizon et vers le haut, pour apercevoir les étoiles. Savoir seulement qu’il a été possible de se battre pour quelque chose qui en valait la peine, aidera les jeunes à affronter l’avenir.
Qu’est-ce que je demande aux personnes âgées, que je définis, avec une expression qui n’existe pas, les « personnes qui ont la mémoire de l’histoire » ? Nous, grands-pères et grands-mères, nous devons former un chœur. Je nous vois, nous les anciens, comme un chœur permanent d’un grand sanctuaire spirituel, où la prière de supplication et le chant de louange soutiennent la communauté qui travaille et qui lutte sur le « terrain » de la vie.
Mais je leur demande aussi d’agir. D’avoir le courage de s’opposer de toutes les manières possible à la « culture du déchet » qui nous est imposée au niveau mondial.
Il y a quelque chose de vil dans cette accoutumance à la culture du rejet. C’est justement quand nous devenons âgés que nous faisons l’expérience des lacunes d’une société programmée selon le paramètre de l’efficacité. Nous, personnes âgées, nous pouvons remercier le Seigneur pour tous les bienfaits reçus et remplir le vide de l’ingratitude qui nous entoure. Et aussi : nous ne pouvons pas donner de dignité à la mémoire et aux sacrifices du passé. Nous pouvons rappeler aux jeunes d’aujourd’hui, qui se sentent les héros du présent, pleins d’ambitions et d’insécurités, qu’une vie sans amour est une vie aride. Nous pouvons dire aux jeunes craintifs que l’angoisse de l’avenir peut être vaincue. Nous pouvons enseigner aux jeunes trop amoureux d’eux-mêmes qu’il y a plus de joie à donner qu’à recevoir, et que l’amour ne se démontre pas seulement par les mots mais par les actions. C’est clair : nous, les personnes âgées, nous devons aussi nous inventer un peu cette période de la vie, parce que la vieillesse telle qu’elle est vécue aujourd’hui est un phénomène nouveau. Mais cela nous pousse à être créatifs.
Et qu’est-ce que je demande aux jeunes ? J’ai de la peine pour un jeune dont les rêves s’éteignent dans la bureaucratie. C’est comme le jeune homme riche de l’Évangile. Il s’en va tout triste, il est vidé. Je demande donc de l’écoute, de la proximité à l’égard des personnes âgées ; je demande de ne pas envoyer à la retraite leur existence dans un « quiétisme bureaucratique » où les enferment tant de propositions privées d’espérance et d’héroïsme. Je demande que l’on regarde les étoiles, ce sain esprit d’utopie qui pousse à rassembler ses énergies pour un monde meilleur.
Ce livre me plaît beaucoup parce qu’il donne la parole aux personnes qui ont une expérience derrière elles : il les fait parler, il communique leurs expériences. Cela a été beau aussi de contempler les images de leurs visages. J’ai essayé de dialoguer avec certains d’entre eux, comme entre amis. Lire leurs histoires m’a fait du bien. Je confie ce livre aux jeunes pour que, des rêves des personnes âgées, ils tirent leurs visions pour un avenir meilleur. Pour marcher vers l’avenir, il faut le passé, il faut les racines profondes qui aident à vivre le présent et ses défis. Il faut de la mémoire, il faut du courage, il faut une saine utopie.
Voilà ce que je voudrais : un monde qui vive une nouvelle étreinte entre les jeunes et les personnes âgées.
© Traduction de Zenit, Hélène Ginabat