Les patriarches arméniens Karékine II et Aram Ier à Saint-Pierre, 12 avril 2015, capture

Les patriarches arméniens Karékine II et Aram Ier à Saint-Pierre, 12 avril 2015, capture

Arménie: l'oeuvre de saint Grégoire de Narek, par Aram Ier

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Tribune dans L’Osservatore Romano

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A la veille de l’inauguration d’une grande statue en bronze de saint Grégoire de Narek, le « docteur de la paix » (comme l’a défini le pape François lors de son voyage en Arménie), dans les Jardins du Vatican le 5 avril 2018, L’Osservatore Romano publie une tribune d’Aram Ier, catholicos de l’Église arménienne apostolique de Cilicie, sur le docteur de l’Eglise.
C’est le pape François qui présidera l’inauguration, avec Karékine II, patriarche suprême et catholicos de tous les Arméniens, Aram Ier et le président de la République d’Arménie Serge Sarkissian.
C’est précisément Serge Sarkissian qui, dans le palais présidentiel de Yerevan, le 24 avril 2016, a offert au pape François en visite dans le pays une petite statue du saint poète et mystique avec le vœu qu’il y en ait un jour une plus grande au Vatican. La sculpture, œuvre de l’artiste David Erevantsi, a été réalisée en deux exemplaires : l’autre sera installé dans les jardins du palais apostolique à Etchmiadzin en signe de fraternité entre les deux Églises. Le pape a proclamé saint Grégoire de Narek docteur de l’Église le 12 avril 2015, pendant la messe célébrée à Saint Pierre pour les fidèles de rite arménien.
Voici notre traduction de la tribune d’Aram Ier, avec l’autorisation du quotidien du Vatican.
Grégoire de Narek, notre contemporain
par Aram, catholicos de l’Église arménienne apostolique de Cilicie.
Dans l’histoire arménienne, le dixième siècle est généralement considéré comme le début de « l’âge d’argent ». Cette période fut caractérisée par une vie monastique prospère, par la fondation de nouveaux monastères et églises, par la création de riches œuvres littéraires, par une interaction plus étroite avec les écoles théologiques et philosophiques de l’époque et par la promotion des arts. Tous les problèmes pertinents et les questions fondamentales de l’époque ont un écho, d’une manière ou de l’autre, dans la vie et dans la pensée de Grégoire de Narek (en arménien Krikor Narekatsi), un des grands mystiques du christianisme mondial.
Les informations sur sa vie sont plutôt rares. Il est né en 950. Ordonné moine en 977, il fut rapidement nommé maître en patristique, position réservée aux moines qui s’étaient distingués intellectuellement. Il assimila pleinement les sciences scolastiques connues comme « trivium » et « quadrivium », étant bien versé dans la philosophie et la spiritualité orientale.
Considéré comme un saint de son vivant, Grégoire produisit une œuvre qui est justement définie comme le sommet le plus élevé de la spiritualité arménienne, ainsi qu’un des chefs-d’œuvre du mysticisme mondial. Le livre est connu sous divers titres et, de manière populaire, sous le nom de « Narek ». L’identification de l’auteur avec l’œuvre est telle qu’il est difficile de distinguer entre lui et le Narek, expression authentique de la lutte continuelle de Grégoire pour entrer en communion avec Dieu. L’œuvre est un recueil de 95 discours, avec 336 sous-divisions. Ce n’est pas une prière adressée à Dieu mais un « colloque avec Dieu du plus profond du cœur ».
Le dialogue entre Dieu et l’homme pose deux questions centrales : qui est l’être humain ? Quelle est sa vocation dans le monde ? Dans Narek, ces questions sont abordées avec des perspectives diverses et  dans des contextes différents, mais toujours dans une relation dialectique avec Dieu. L’auteur se tient devant  Dieu, représentant toute l’humanité. En cherchant Dieu, il cherche sa propre identité et son propre destin. Sa compréhension de soi est déterminée et conditionnée par Dieu. Sans Dieu, il se considère comme « privé de signification et de but ». Il ne comprend son être, son existence et son destin qu’en Dieu et par le moyen de Dieu.
Grégoire est un grand mystique, un théologien exceptionnel et un poète humaniste. Ces trois dimensions de sa personne et de sa pensée sont étroitement liées. Son mysticisme n’est pas la négation de soi mais plutôt une affirmation de soi, visant à se réapproprier et à redécouvrir l’image de Dieu dans l’être humain. Le mysticisme de l’auteur est aussi existentiel ; il naît d’une spiritualité vécue. Ce n’est pas une fuite du monde ; au contraire, c’est un engagement dans le monde d’injustice et de souffrance, avec la claire idée de transformer l’humanité et la création avec la grâce de Dieu par Jésus-Christ et dans la puissance de l’Esprit Saint.
La théologie de Grégoire est spirituelle plus que rationnelle, existentielle plus que métaphysique, dialogique plus que prescriptive. L’auteur porte la théologie en dehors de ses frontières doctrinales et de la sphère transcendante et il la développe dans le contexte d’une relation vivante avec Dieu et avec sa création. La rédaction de ce pionnier de la renaissance arménienne n’est pas une forme classique d’hymnologie, mais une poésie pure touchée par la grâce divine ; les mystères et les beautés de la nature sont présents dans ses vers.
La théologie de Grégoire est à la fois dialogique et dialectique. La vision de l’absolu vient d’en-haut et génère une réponse humaine. Pour l’auteur, l’athéisme est une impossibilité ontologique. Dieu est la source, le centre et la fin de la vie humaine. Le péché originel du premier homme a créé une fracture entre les êtres humains et Dieu. Il ne s’agit pas d’une dichotomie ontologique ; elle est provisoire parce qu’elle est due au péché humain. La fin du processus, soutenu par l’amour et par la grâce de Dieu, se trouve dans la réconciliation et l’unification avec Dieu. Le concept d’unification avec Dieu de Grégoire est celui, orthodoxe, de « theosis », accentué par le mysticisme oriental. La « theosis » est incorporation dans la nature divine sans fusion ni mélange. Elle ne s’atteint que par le biais de l’intervention de la grâce divine et l’obéissante réponse humaine. La « theosis » n’est pas personnelle ; le processus embrasse la création tout entière. Le but du mysticisme de l’auteur n’est pas la découverte de l’infini, mais la redécouverte de soi-même dans l’infini et par le moyen de celui-ci. C’est aussi une profonde conscience de la présence salvifique de Dieu, dans la puissance de l’Esprit Saint, dans l’humanité et dans toute la création.
La pensée de Grégoire est dominée par une imagination créative et une riche allégorie. Son imagination est si vaste et profonde qu’elle dépasse les frontières du concret et du visible et cherche à pénétrer jusque dans le mystère divin. Le dialogue passionné avec Dieu transcende la logique et la raison. Il faut le lire plusieurs fois pour discerner les courants principaux de sa pensée et en comprendre la signification. En effet chaque phrase, et même chaque parole du Narek révèle au lecteur une nouvelle dimension ou un nouvel horizon. L’auteur a abondamment recours à des métaphores et des thèmes bibliques et son langage est parabolique et plein de contrastes et de paradoxes.
Pour Grégoire, la prière est le centre de la relation entre Dieu et l’humanité ; c’est un soin puissant pour le corps et l’âme. Il s’adresse à Dieu comme à un véritable guérisseur : « Soigne-moi comme un médecin ». De fait, le Narek est essentiellement un livre de prière.
La liturgie de l’Église arménienne est pleine de prières tirées du Narek. Les fidèles mettent souvent le Narek sous l’oreiller des malades, croyant qu’il a le pouvoir de guérir. Le Narek est une tentative audacieuse de se présenter devant Dieu au nom de toute l’humanité pour converser avec lui, protester contre l’injustice et la souffrance, déplorer l’absence d’humanité des êtres humains et se confronter à la réalité du péché. C’est aussi la recherche fervente d’une nouvelle vision de l’humanité et d’une existence humaine authentique transformée par la grâce divine. L’auteur rappelle à tous les théologiens que la théologie n’est pas un discours théologique sur Dieu mais, fondamentalement, un effort de la foi, soutenu par la raison, pour parler avec Dieu et que faire de la théologie implique de s’engager dans une relation vivante avec Dieu et sa création. Ce n’est pas un hasard si le Narek a été un compagnon de nombreux Arméniens et s’il a été considéré par le peuple arménien comme une « seconde Bible ».
Selon la tradition, Grégoire est mort en 1003 et a été enterré dans le monastère de Narek. En 1021, quand les Arméniens de cette région furent contraints d’abandonner leur terre natale avec leur roi Senekerim, ils emportèrent quelques reliques du saint et les déposèrent dans le monastère d’Arak. Aujourd’hui, aucun des deux monastères n’existe encore, mais saint Grégoire de Narek continue de vivre dans le cœur de tous les Arméniens par son « monument éternel ». Ce saint moine, avec son dialogue avec Dieu, avec sa recherche de sens et de salut et avec sa lutte pour la libération et la transformation, demeure notre éternel contemporain.
© Traduction de Zenit, Hélène Ginabat

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Hélène Ginabat

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