Rencontre avec les jésuites au Bangladesh @AntonioSpadaro

Rencontre avec les jésuites au Bangladesh @AntonioSpadaro

Conversation du pape François avec les jésuites du Bangladesh, par le p. Antonio Spadaro SJ

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Dans la Civiltà Cattolica en français, chez Parole et Silence (traduction complète)

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Prépublication
LA CIVILTÀ CATTOLICA n. 1117/1217
© Editions Parole et Silence-La Civiltà Cattolica, 2017
« Être au carrefour de l’histoire » 2/2
Du 26 novembre au 2 décembre, le pape François a accompli son vingt et unième voyage apostolique hors d’Italie, se rendant en Birmanie et au Bangladesh. Le mercredi 29 novembre, immédiatement après son entrevue avec les évêques de Birmanie, le pape François est sorti de la petite salle qui a accueilli la rencontre. À sa sortie, il a trouvé 300 séminaristes qui l’attendaient pour faire une photo. Il a également salué un petit groupe de Chinois, qui brandissait avec orgueil le drapeau de la République populaire et qui lui demandait : « Venez vite dans notre pays ! »
Après avoir fait un bout de trajet à pied, au milieu des saluts, dans un climat festif, le pape est entré dans la chapelle située au rez-de-chaussée de l’archevêché, où l’attendaient trente et un jésuites qui accomplissent leur mission dans le pays. Parmi eux, treize étaient originaires de Birmanie (trois prêtres, cinq novices et cinq scolastiques). Les autres étaient originaires de Thaïlande, de Malaisie, du Vietnam, d’Inde, d’Indonésie, d’Australie et de Chine. Vingt et un autres jésuites originaires de Birmanie n’étaient pas présents, car ils étaient occupés à leurs études en Indonésie, au Sri Lanka et aux Philippines.
Les personnes présentes étaient issues de toutes les institutions de la compagnie de Jésus dans le pays : les institutions éducatives, qui sont ouvertes à tous, indépendamment de leur situation ethnique ou religieuse ; une paroisse dans un diocèse de frontière qui dessert le peuple Kachin et Shan ; une école dans un bidonville d’Yangon, où les jésuites aident également les pauvres à reconstruire leurs maisons et offrent un petit service de microcrédit ; le Service jésuite des réfugiés, qui travaille principalement avec les centaines de milliers de personnes réfugiées dans les États Kachin et Kayah et à la frontière avec la Thaïlande et la Chine.
À son entrée, le pape François a été accueilli par des applaudissements. Il a salué chaque personne, une par une. Bien que la salle ait été — comme cela est typique d’une chapelle — étroite et longue, le climat était celui d’une étreinte spontanée, au-delà des rangs. Les visages laissaient deviner la grande diversité des origines. Un étudiant jésuite lui a fait porter un châle typique de l’ethnie Chin.
Le pape François s’est assis et, présentant Mgr Mark Miles, il a déclaré avoir besoin d’un traducteur pour l’anglais. Il a dit en plaisantant : « C’est un brave homme et il ne rapportera rien des secrets jésuites dont nous parlerons ici. » Et il a immédiatement souhaité remercier les personnes présentes.
Je rapporte à la suite la transcription des deux conversations auxquelles j’ai assisté et dont la publication a été approuvée par le Saint-Père, ajoutant quelques informations sur le contexte et une considération finale.
Antonio Spadaro sj
(ZENIT Publie à part Birmanie et Bangladesh)
Le 1er décembre après-midi, au cours de sa visite au Bangladesh, le pape a participé à une rencontre œcuménique et inter-religieuse pour la paix avec quatre représentants religieux (un musulman, un hindou, un bouddhiste et un catholique) ainsi qu’un représentant de la société civile. La prière finale a été récitée par un évêque anglican. Ensuite, un groupe de Rohingya est monté sur la scène. Le pape les a accueillis, écoutant leurs histoires et demandant à l’un d’entre eux de prier. Il s’est ensuite rendu à la nonciature apostolique de Dacca, où treize jésuites qui accomplissent leur mission dans le pays l’attendaient dans une salle, assis en cercle.
Le supérieur de la Mission a exprimé la joie des jésuites de voir le pape présent parmi eux : « Nous sommes un groupe de jésuites qui œuvrent au Bangladesh. Neuf d’entre nous sont originaires du pays, trois de l’Inde et un de Belgique. Dieu nous a bénis et nous travaillons ici au Bangladesh dans trois diocèses. La Mission compte aussi quatorze scolastiques, trois juniores et trois novices. Nous travaillons dans une maison d’Exercices et de formation, dans les ministères paroissiaux, dans l’apostolat éducatif et dans le service aux réfugiés. La première présence des jésuites sur cette terre remonte à la fin du XVIe. Une église fut construite en 1600, mais elle fut détruite dès l’année suivante. Après avoir connu des hauts et des bas, nous sommes de nouveau présents au Bangladesh depuis 1994, lorsque nous avons été invités par l’Église locale. Vous nous accordez aujourd’hui le privilège de vous rencontrer. Nous nous sentons tous fiers d’être jésuites et nous demandons votre bénédiction. Je pensais prononcer un discours aujourd’hui, et puis j’ai pensé qu’il était mieux de ne pas le faire : c’est beaucoup mieux d’avoir une conversation ouverte… » Le pape a répondu à son salut en disant :
Les deux dates que tu as citées ont attiré mon attention : 1600 et 1994. Donc, pendant des siècles, les jésuites ont connu des hauts et des bas, sans avoir une présence stable. Et c’est bien ainsi : les jésuites vivent aussi comme cela. Le père Hugo Rahner disait que le jésuite doit être un homme capable d’évoluer avec discernement, aussi bien dans le champ de Dieu que dans celui du diable. Pour vous, toutes ces années ont été un peu comme cela : vous mouvoir sans stabilité et aller de l’avant à la lumière du discernement.
Saint-Père, merci d’avoir parlé du peuple rohingya. Ce sont nos frères et sœurs, et c’est en ces termes que vous en avez parlé : des frères et sœurs. Le provincial a envoyé deux d’entre nous accomplir un service d’assistance parmi eux…
Aujourd’hui, Jésus-Christ s’appelle Rohingya. Tu parles d’eux comme de frères et sœurs : ils le sont. Je pense à saint Pierre Claver, qui m’est très cher. Lui, il a œuvré parmi les esclaves de son temps… et dire que certains théologiens de l’époque — peu nombreux, grâce à Dieu — discutaient pour savoir s’ils avaient une âme ou non ! Sa vie a été une prophétie, et il a aidé ses frères et ses sœurs qui vivaient dans une condition honteuse. Mais cette honte perdure encore aujourd’hui. Et aujourd’hui, on discute beaucoup sur la manière de sauver les banques. Le problème, c’est de sauver les banques. Mais, aujourd’hui, qui sauve la dignité des hommes et des femmes ? Les gens qui dépérissent n’intéressent personne. C’est ainsi que le diable réussit à œuvrer dans le monde d’aujourd’hui. Si nous avions un peu le sens des réalités, cela devrait nous scandaliser. Aujourd’hui, le scandale médiatique concerne les banques et non les personnes. Face à tout cela, nous devons demander une grâce : celle de pleurer. Le monde a perdu le don des larmes. Saint Ignace — qui faisait cette expérience — demandait le don des larmes. Saint Pierre Favre le faisait également. Autrefois, il existait des formulations dans la messe pour demander le don des larmes. La prière était : « Seigneur, toi qui as fait jaillir l’eau de la roche, fais jaillir les larmes de mon cœur pécheur. » L’impudence de notre monde est telle que la seule solution est de prier et de demander la grâce des larmes. Mais moi, ce soir, devant ces pauvres gens que j’ai rencontrés, j’ai éprouvé de la honte ! J’ai eu honte de moi-même, j’ai eu honte du monde entier. Excusez-moi, je cherche juste à partager avec vous mes sentiments…
Comment la compagnie de Jésus peut-elle aujourd’hui répondre aux besoins du Bangladesh ?
Sincèrement, je ne connais pas bien les activités de la compagnie de Jésus au Bangladesh. Mais le fait que le provincial ait chargé deux jésuites de travailler dans des camps de réfugiés me fait comprendre que les jésuites se mobilisent ! Et c’est vraiment là le propre de notre vocation, et cela est clairement exprimé par un mot de la « formule de l’Institut » de la Compagnie : discurrir, c’est-à-dire… aller de l’avant, se mobiliser… aller en chemin… éprouver les esprits… Cela est beau et c’est le propre de notre vocation.
Nous nous sentons bénis du fait que vous soyez venu au Bangladesh, c’est-à-dire « dans une nation » où la communauté chrétienne est si petite. Et vous avez fait cardinal l’archevêque de notre capitale. Pourquoi cette attention envers nous ?
Je dois dire que pour moi aussi le Bangladesh a été une surprise : il y a tant de richesses ! En nommant les cardinaux, j’ai cherché à regarder vers les petites Églises, celles qui grandissent à la périphérie. Non pas pour consoler ces Églises, mais pour lancer un message clair : les petites Églises qui grandissent à la périphérie et qui n’ont pas de traditions catholiques anciennes doivent aujourd’hui parler à l’Église universelle, à toute l’Église. Je sens de manière nette qu’elles ont quelque chose à nous apprendre.
Comment vous sentez-vous aujourd’hui après avoir célébré la messe avec les catholiques ? Avez-vous réussi à saluer les enfants comme vous le faites toujours ?
Oui. J’en ai salué quelques-uns. Et ce soir, j’ai salué les deux petites filles rohingya. Les enfants m’apportent de la tendresse. La tendresse fait du bien dans ce monde si souvent cruel : nous en avons besoin. Je veux rajouter quelque chose à ce sujet : saint Ignace était mystique. Sa véritable figure a été redécouverte récemment. On avait de lui une image rigide. Mais c’était une mère pour les malades ! Il était capable d’une profonde tendresse, qu’il a manifestée en de nombreuses occasions. C’est le père Arrupe qui — en tant que général de la Compagnie — nous a répété ces choses et nous a montré la profonde âme d’Ignace. Il a fondé le Centre ignacien de spiritualité et la revue Christus pour approfondir de manière renouvelée notre spiritualité. Pour moi, c’est une figure prophétique. Ta question me fait penser combien il est important d’avoir un cœur capable de tendresse et de compassion envers celui qui est faible ou pauvre ou petit.
Et souvenez-vous que c’est le père Arrupe qui a créé le Service jésuite des réfugiés. À Bangkok, avant de prendre l’avion sur lequel il allait avoir un ictus, il a dit : « Priez, priez, priez. » C’était le sens du discours qu’il a adressé en ce lieu aux jésuites qui sont en train de travailler avec les réfugiés : ne pas négliger la prière. C’était son « chant du cygne ». C’est bien là le dernier héritage qu’il a transmis à la Compagnie. Vous comprenez ? La sociologie est importante, certes, mais la prière l’est beaucoup plus.
Il nous est tout de suite venu à l’esprit que peu de temps auparavant, lors de sa rencontre avec les Rohingya, le pape avait éprouvé le besoin de conclure, non avec un discours sociologique, mais en demandant à l’un d’entre eux d’élever une prière, et de prier ensemble. Le pape a ensuite demandé s’il y avait d’autres questions, mais l’une des personnes présentes a répondu : « Non. Votre présence ici parmi nous nous apporte bien plus que de nombreuses réponses ! » La rencontre s’est terminée avec la bénédiction des rosaires et quelques photos de groupe.
En méditant sur les propos tenus par le souverain pontife au cours de ces conversations, il faut toujours se souvenir de ce qu’il a lui-même écrit dans la préface d’un ouvrage qui présente, entre autres, ses conversations précédentes avec les jésuites au cours de ses voyages : « Je dois dire que je trouve ces moments très libres, surtout lorsqu’ils ont lieu pendant mes voyages : c’est pour moi l’occasion de livrer mes premières réflexions sur ce voyage. Je me sens en famille et je parle notre langage de famille, et je ne crains pas les malentendus. C’est pour cela que ce que je dis peut être parfois un peu risqué. » Et il a ajouté : « Parfois, ce que j’ai l’impression de devoir dire, je me le dis à moi-même, c’est important aussi pour moi. Au cours de ces conversations me viennent des choses importantes sur lesquelles, ensuite, je réfléchis[1]. »
***
[1] Pape François, Adesso fate le vostre domande. Conversazioni sulla Chiesa e sul mondo di domani, Milan, Rizzoli, 2017, p. 8.
© Editions Parole et Silence-La Civiltà Cattolica, 2017
 

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