« La diplomatie des ponts ». C’est le titre de l’intervention du cardinal Pietro Parolin lors d’une Table ronde à l’occasion de la publication du numéro 4 000 de La Civiltà Cattolica, le 10 mai 2017, à l’ambassade d’Italie près le Saint-Siège. Le secrétaire d’Etat y souligne notamment les similitudes entre le pape François et le regard de l’explorateur portugais Magellan (1480-1521).
« Le sens de l’inquiétude, l’humilité de l’incomplétude, le courage de l’imagination me semblent être trois coordonnées précieuses pour également comprendre aujourd’hui l’attitude du pape François et de la diplomatie pontificale face aux défis urgents de notre temps », dit-il avant d’évoquer une « diplomatie de la miséricorde ».
Voici la traduction intégrale de l’intervention du cardinal Parolin, pour les lecteurs de Zenit, avec l’aimable autorisation des éditeurs (Parole et Silence).
Le thème choisi pour la rencontre était « Le regard de Magellan. La diplomatie des ponts dans un monde de murs ». Après l’accueil de l’ambassadeur Daniele Mancini, le père Antonio Spadaro, directeur de la revue, est intervenu en introduction. Ont ensuite pris la parole le secrétaire d’État du Vatican, le cardinal Pietro Parolin, et le président du Conseil, Paolo Gentiloni. Lucio Caracciolo, le directeur de la revue Limes, a fait fonction de modérateur lors des interventions. Un grand nombre d’ambassadeurs et de personnalités ecclésiastiques et civiles étaient présents parmi le public des invités[1].
L’ambassadeur Mancini, présentant l’initiative, a affirmé qu’« à travers les événements de l’histoire italienne, du Royaume à la République, La Civiltà Cattolica a été un point de référence et de stimulation pour la réflexion, attentive à décliner sa fidélité au pape avec une lecture profonde et actuelle, attentive également à creuser les thématiques culturelles, scientifiques, technologiques ». Il a ensuite présenté le thème de la rencontre, soulignant la manière dont, dans le domaine de la politique internationale, le pape François opère « un renversement de perspective », suivant une trajectoire « disposée à amorcer des processus, dont la culture du dialogue constitue la marque distinctive ». Elle est « un préalable à de “grands rapprochements”, qui dans le domaine politique s’inscrivent dans la vision d’une Église “bâtisseuse de ponts” ». Ainsi, la table ronde « interpelle et stimule les acteurs de la politique extérieure, hommes politiques, diplomates, universitaires et journalistes ».
Intervention du cardinal Pietro Parolin
Monsieur le Président du Conseil des ministres,
Vos Éminences et Excellences révérendissimes,
Son Excellence l’ambassadeur d’Italie près le Saint-Siège,
Mesdames, Messieurs les membres distingués du Corps diplomatique,
Mesdames, Messieurs les représentants des médias,
Mesdames, Messieurs,
J’ai accueilli avec plaisir l’invitation qui m’a été adressée par l’ambassadeur Daniele Mancini et par le père Antonio Spadaro à intervenir, aux côtés du président du Conseil, Paolo Gentiloni, au cours de l’événement de ce jour, réflexion à deux voix, consacré au thème de la vision globale que le pape François et le Saint-Siège développent à propos du monde, de ses problématiques et de ses exigences actuelles, regroupé sous le titre évocateur de : « Le regard de Magellan ».
Cette rencontre s’intègre heureusement dans le sillage des célébrations organisées à l’occasion de la publication du 4000e numéro de la revue La Civiltà Cattolica, une étape vraiment significative et plutôt rare dans l’histoire des revues culturelles. La Civiltà Cattolica, qui se présente comme « une expérience intellectuelle illuminée par la foi chrétienne et profondément engagée dans la vie culturelle, sociale et politique de notre temps[2] », est un instrument qualifié pour comprendre et approfondir le magistère des souverains pontifes, du bienheureux Pie IX au pape François. Elle naît d’une communauté de réflexion et de prière, qui accompagne depuis désormais 167 ans le chemin de l’Église catholique.
Qu’il me soit permis en ce lieu de renouveler mes meilleurs vœux à son directeur, le père Antonio Spadaro, ainsi qu’à l’ensemble du Collège des rédacteurs, avec les mêmes mots que le pape François a utilisés dans le chirographe envoyé à cette occasion : que La Civiltà Cattolica soit « une revue pont, de frontière et de discernement ».
Je témoigne également aujourd’hui ma reconnaissance au professeur Lucio Caracciolo, qui a accepté de modérer notre dialogue.
Le regard de Magellan
Le 9 février dernier, le pape François, recevant le Collège des rédacteurs dans la Salle du Consistoire du Palais apostolique du Vatican et rappelant la contribution particulière de la revue à la vie de l’Église dans le monde contemporain, eut recours à une image suggestive, celle de la navigation. Au cœur des situations historiques fluctuantes, des événements et des perspectives en mutation, il a invité à rester « en haute mer », c’est-à-dire au sein d’un vaste horizon de navigation et d’exploration, où l’on peut certainement rencontrer des tempêtes et des vents contraires, mais où « cependant, le saint voyage se fait toujours en compagnie de Jésus qui dit aux siens : “Ayez confiance, c’est moi, soyez sans crainte” (Mt 14,27)[3] ».
Je pense que l’image de la navigation en haute mer, que le Saint-Père a évoquée à cette occasion, a également beaucoup à dire en ce qui concerne la vision qui anime l’engagement du Saint-Siège devant les graves défis internationaux actuels. En effet, depuis plusieurs années, nous parlons d’un temps de crise : nous faisons l’expérience de tensions croissantes et de conflictualités, nous nous trouvons face à un horizon où de nombreux points de référence sont venus à manquer, où le système des équilibres internationaux semble fortement affaibli, et avec lui également certains éléments essentiels du droit international. Nous traversons une saison tragiquement marquée par la violence aveugle du terrorisme fondamentaliste, qui empoisonne la fraternité, y compris sous le prétexte idolâtre d’invoquer le nom de Dieu. En même temps, nous enregistrons la montée en puissance d’une nouvelle affirmation de nationalismes et de populismes, qui risquent de miner les fondements de la cohabitation pacifique et ordonnée entre les peuples. Nous ne vivons pas seulement une époque de changements, mais, comme l’a souligné le Saint-Père, nous avons affaire à un véritable « changement d’époque ».
À ce propos, je trouve que ce qu’Henry Kissinger écrivit en introduction à son ouvrage L’art de la diplomatie, publié en 1994, est encore d’une actualité brûlante : « Le système international du XXIe siècle sera caractérisé par une apparente contradiction : d’un côté, une fragmentation, de l’autre une mondialisation croissante. Au niveau des rapports internationaux, le nouvel ordre sera plus proche du système d’État des XVIIIe et XIXe siècles que des schématismes rigides de la guerre froide. » Et Henry Kissinger continuait : « Aujourd’hui, les rapports internationaux ont déjà pris des dimensions véritablement mondiales : les communications ont lieu en temps réel, l’économie fonctionne de manière synchronisée dans tous les continents et une série de problèmes qui ne peuvent trouver une solution qu’à l’échelle mondiale sont apparus, comme la prolifération nucléaire, l’environnement, l’explosion démographique et l’interdépendance économique[4]. »
Voilà pourquoi, alors qu’a lieu ce changement d’époque, nous sommes appelés à retrouver, d’une certaine manière, le « regard de Magellan ».
Qu’il me soit ici permis de citer un fait historique, lié également à ma terre d’origine. Lorsqu’en 1519, Antonio Pigafetta — géographe, savant en mathématique et en astronomie, et rejeton de l’une des plus importantes familles nobles de Vicence — se trouvait à Barcelone, dans la suite du nonce apostolique, Mgr Francesco Chiericati, il fut fasciné par l’entreprise de circumnavigation du globe que Ferdinand de Magellan était en train d’organiser. Ainsi, avec le soutien du représentant du pape, il obtint de Charles V la permission de prendre part à l’expédition. Sa présence sera providentielle, car après la mort de Ferdinand de Magellan, survenue le 27 avril 1521, à la bataille de Mactan (Philippines), accompagné d’une soixantaine de survivants, Antonio Pigafetta put mener à son terme cette incroyable entreprise. Après avoir doublé le cap de Bonne-Espérance, il parvint à Sanlucar, près de Séville, le 6 septembre 1522[5].
À l’origine de cette extraordinaire aventure de Ferdinand de Magellan, et d’autres, semblables, que l’histoire a connues, il y avait une attitude enracinée de confiance en la Providence de Dieu, d’un côté, et en les capacités de l’homme, de l’autre. En général, ces farouches explorateurs aspiraient à quelque chose de plus grand, c’est-à-dire à écrire une nouvelle page de l’aventure de l’humanité. À la base de cette approche courageuse de l’inconnu, il y avait enraciné, entre autres, un triple dynamisme de l’esprit : le sens de l’inquiétude, l’humilité de l’incomplétude et le courage de l’imagination.
Ce sont les mêmes attitudes de liberté intérieure que le pape François a recommandées à la communauté de La Civiltà Cattolica, pour mener à bien une recherche qui soit véritablement au service des hommes et de l’Église. En effet, une telle liberté d’esprit nous permet de rester en haute mer, c’est-à-dire disponibles pour scruter un horizon en changement permanent, sans se retirer dans ces ports sûrs qui garantissent une tranquillité apparente, mais qui, en définitive, empêchent de reprendre courageusement le long voyage de l’histoire.
Le sens de l’inquiétude, l’humilité de l’incomplétude, le courage de l’imagination me semblent être trois coordonnées précieuses pour également comprendre aujourd’hui l’attitude du pape François et de la diplomatie pontificale face aux défis urgents de notre temps. À ce propos, je désire attirer l’attention sur certains éléments de référence et d’évaluation qui sont apparus peu à peu au cours de ces quatre premières années de pontificat.
Les coordonnées d’un itinéraire spirituel
En regardant les voyages internationaux du pape François, on peut identifier, dès 2013, un parcours qui contribue à mettre en évidence certaines priorités ecclésiales, pastorales et sociales de l’actuel évêque de Rome. À ce propos, je voudrais rappeler la première sortie hors de l’Urbe accomplie par le pape, le 8 juillet 2013 : sa rapide, mais intense visite à Lampedusa. À cette occasion, lors de l’homélie de la sainte messe, le pape posa trois questions fondamentales. Les deux premières résonnaient ainsi : « Où es-tu, Abel ? », et : « Caïn, où est ton frère ? », et elles entendaient rappeler une perspective anthropologique, c’est-à-dire faire naître une question fondamentale sur la place de l’homme contemporain dans le projet de la création et sur sa responsabilité envers son prochain, qui n’est pas l’autre à craindre ou à éloigner, mais le frère à aimer et à accueillir. La troisième question, faisant référence aux tragédies de la mer Méditerranée, était la suivante : « Qui de nous a pleuré pour ce fait et pour les faits comme celui-ci ? », elle introduisait une nouvelle dimension, mettant l’accent sur la société actuelle, qui souvent oublie l’expérience fondamentale de la compassion, c’est-à-dire du souffrir avec l’autre, partageant ses aspirations et se chargeant de ses souffrances. Si cette empathie n’existe pas, nous basculons inévitablement dans la « mondialisation de l’indifférence ».
La manière personnelle dont le pape fait face aux défis actuels part de cette dimension de l’esprit, qui devient une impulsion inclusive, capable d’abattre le mur de l’indifférence, d’habiter de nouveaux espaces et de prendre en charge l’autre avec une responsabilité créative.
Il est ainsi possible de saisir le fil conducteur qui guide également le choix des destinations de ses voyages apostoliques. Ils respectent la sensibilité particulière du pape, toujours attentif aux situations de mal-être matériel et moral, qui blessent l’humanité de notre temps. Dans une telle perspective, nous comprenons mieux les itinéraires spirituels, mais aussi les implications sociales et politiques des 18 voyages apostoliques jusqu’alors accomplis hors d’Italie, du Brésil à l’Égypte.
Sur le plan ecclésial et œcuménique, les visites accomplies ont dessiné un chemin vers la communion dans l’Église. Il suffit de citer à ce propos les deux voyages réalisés en 2014, c’est-à-dire le pèlerinage en Terre sainte et à Jérusalem (au mois de mai) et celui à Istanbul, en Turquie, où le pape a rencontré le patriarche Bartholomée (en novembre, pour la fête de l’apôtre André). À peine un an plus tard (en février 2016), à Cuba, a eu lieu l’accolade historique avec Cyrille, patriarche de Moscou et de toutes les Russie, à laquelle ont fait suite les étapes œcuméniques en Arménie (au mois de juin) et en Géorgie (en septembre). Il y a eu en outre la rencontre historique de Lund, en Suède, à l’occasion des 500 ans de la Réforme luthérienne (fin octobre 2016) et celle du Caire avec Tawadros II et l’Église copte orthodoxe, le 29 avril dernier. Et enfin, le pape a un profond désir de se rendre au Sud-Soudan, avec l’archevêque de Canterbury, pour apporter un message de paix commun et fraternel.
À ces itinéraires œcuméniques s’ajoutent les autres instants de dialogues interreligieux significatifs vécus en Terre sainte, en Albanie, en Turquie, au Sri Lanka, en Bosnie Herzégovine, en République centrafricaine et, pour finir, en Égypte. Autant d’étapes d’un unique voyage vers la rencontre et l’amitié réciproque. Un voyage qui part de Jérusalem, où, pour la foi chrétienne, tout a trouvé son origine : un chemin qui va de l’Orient vers l’Occident, comme lors de la première annonce de l’Évangile, un itinéraire qui traverse des sensibilités historiques, culturelles et religieuses très différentes entre elles, mais qui trouvent dans le témoignage de l’Évangile leur dénominateur commun.
Dans cette perspective, nous retrouvons un autre élément caractéristique de la sensibilité du pape : la réalité est toujours supérieure à l’idée. Nous nous rencontrons dans le réel, dans la vie concrète, avant de nous confronter avec des idées et des systèmes de pensées différents. En d’autres termes, ce n’est qu’en embrassant l’autre, comme il se présente et là où il se trouve, que je peux entreprendre avec lui un voyage fraternel vers la vérité et la réconciliation.
La géopolitique d’un voyage des périphéries vers le centre
Si le chemin tout d’abord ecclésial de l’actuel pontificat est un pèlerinage de l’Orient vers l’Occident, son chemin géopolitique prend la forme d’un parcours qui va des périphéries vers le centre. Nous assistons là aussi à une sorte de nouvelle « révolution copernicienne » à la lumière de l’Évangile. À ce propos, nous connaissons tous l’attention que le pape porte aux périphéries existentielles et géographiques de notre temps. Il part d’une constatation simple : la pauvreté, la fragilité de l’homme d’aujourd’hui et la faiblesse d’une société déstructurée et « décentrée » blessent la dignité de la personne humaine.
Au cœur de cette perspective évangélique, il y a le fait que les personnes, dans leur vécu concret, passent avant les systèmes idéologiques, politiques et économiques. En d’autres termes, ce ne sont pas la volonté de puissance, l’idolâtrie de l’argent et les priorités des élites qui doivent dicter l’agenda de la Communauté internationale, mais les attentes et les exigences réelles des personnes et des peuples. Il est paradoxal de noter que, dans notre époque de mondialisation absolue, où les communications circulent de manière fluide et immédiate et où tout le monde est interconnecté, nous ressentons de manière lancinante l’expérience de la solitude et de l’abandon.
Ainsi, le pape se place dans la perspective des « écartés », des blessés, de ceux qui se trouvent en marge, se faisant l’écho de leur souffrance. Voilà pourquoi, de Lampedusa à Lesbos, de Cuba jusqu’à la frontière entre le Mexique et les États-Unis, de la périphérie des villes européennes à celles des pays en voie de développement, le pape replace la question de l’homme, avec ses droits et ses devoirs, au centre de l’attention internationale. Ce n’est qu’à partir de cette perspective concrète que nous pouvons nous engager entièrement dans la tentative de réformer et de relancer les organisations internationales et les institutions locales. Le pape est le premier à donner l’exemple, souhaitant même une réforme authentique des structures ecclésiales, pour qu’elles puissent être de plus en plus au service de l’Évangile et du peuple de Dieu.
Dans cette approche dynamique et prophétique, je pense que nous pouvons également bien identifier l’âme jésuite du Saint-Père, qui tend avant tout vers l’essentiel de l’annonce évangélique et vers la manière concrète de la vivre. Dans un tel horizon, l’Église est appelée à être en permanence « en sortie », c’est-à-dire tendue vers les lieux de rencontres avec les hommes de notre temps. Ainsi, le Siège apostolique a particulièrement à cœur d’accompagner le chemin de celui qui aspire à la paix, de celui qui cherche la réconciliation, de celui qui désire positivement construire un avenir meilleur pour son propre pays, en soignant les blessures du passé, qui brûlent encore la chair vive des peuples. Ainsi, le pape a qualifié l’Église d’« hôpital de campagne », mettant en évidence la dimension thérapeutique de sa mission, y compris dans une perspective géopolitique.
Sur le plan diplomatique, nous sommes tous bien conscients du fait que la complexe situation internationale actuelle nécessite un nouvel élan de médiation d’un niveau multilatéral, vu que les crises et les conflits ont de plus en plus des dimensions régionales et transnationales, impliquant les pays voisins et nécessitant des réponses partagées par les États et les Organisations internationales.
Donc, sur le plan des rapports internationaux, parmi les nombreuses questions ouvertes, trois me semblent être les défis d’ensemble que le Saint-Père a fait siens : l’engagement pour la paix, le désarmement nucléaire, la protection de l’environnement. Une série d’autres perspectives globales jaillissent de ces horizons : la promotion d’une civilisation de la rencontre, l’accompagnement du phénomène migratoire, le partage des biens de la terre et la dignité du travail, particulièrement pour les jeunes générations.
Chacun de ces horizons mériterait un approfondissement analytique, qu’il ne m’est pas possible de mettre en œuvre dans ce cadre. Je me limite simplement à faire remarquer la manière dont le pape, scrutant l’horizon avec le « regard de Magellan », est en train de chercher à ouvrir de nouvelles voies de communication et de rencontres, notamment en construisant des ponts idéaux entre un continent et un autre, entre des cultures et des religions différentes, entre des systèmes juridiques et de pensée souvent éloignés les uns des autres.
Le dialogue et la rencontre : cœur de l’itinéraire du pape François
Ce sont là les lignes d’action qui ont guidé le Saint-Père au cours de son voyage qui « depuis le bout du monde » l’a conduit à Rome, et qui de l’Urbe l’a conduit sur les sentiers du monde. Au cœur de ce voyage, il y a le mot « dialogue », voie royale pour une approche inclusive, qui conduit réellement à la rencontre avec l’autre, lequel est envisagé avant tout dans une perspective de fraternité. En effet, c’est le dialogue qui permet d’éviter la « chosification » de l’autre et qui remet au centre l’homme et sa dignité. Cela implique aussi de valoriser sa capacité à se mettre en relation avec les autres. Le pape ne conçoit pas la personne humaine comme « détachée de tout contexte social et anthropologique, presque comme une “monade”, toujours plus insensible aux autres “monades” présentes autour de soi[6] », mais comme étant capable de solidarité, c’est-à-dire de « “sympathiser” avec l’autre et avec l’ensemble. Si l’un souffre, tous souffrent (1 Co 12, 26)[7] ».
Ce concept est au cœur des rencontres que le pape a eues avec les leaders européens à Strasbourg, ainsi qu’à Rome, à l’occasion de la remise du prix Charlemagne et du 60e anniversaire des traités de Rome. Dans le dialogue, on peut être authentiquement inclusifs et féconds. Dans le dialogue, on s’ouvre au monde et à l’avenir. Il revient aux leaders de le promouvoir et de le soutenir, d’« évaluer l’essentiel[8] », pour « discerner les voies de l’espérance[9] ».
Les remarques que le pape a adressées aux responsables politiques européens sont éclairantes : « Les Pères fondateurs nous rappellent que l’Europe n’est pas un ensemble de règles à observer, elle n’est pas un recueil de protocoles et de procédures à suivre. Elle est une vie, une manière de concevoir l’homme à partir de sa dignité transcendante et inaliénable, et non pas seulement comme un ensemble de droits à défendre, ou de prétentions à revendiquer. À l’origine de l’idée d’Europe, il y a “la figure et la responsabilité de la personne humaine avec son ferment de fraternité évangélique, […] avec sa volonté de vérité et de justice aiguisée par une expérience millénaire” (A. De Gasperi, La nostra patria Europa)[10] ».
Cependant, le pape n’est pas un démagogue qui lance des slogans, mais un pasteur qui rencontre des personnes. Sa rencontre traverse le temps et l’espace, comme il l’a suggéré en évoquant quatre personnages historiques, qu’il a cités en s’adressant au Congrès des États-Unis d’Amérique, le 24 septembre 2014 : Abraham Lincoln, Martin Luther King, Dorothy Day, Thomas Merton. Sur le chemin du pape François, il y a les histoires et les souffrances de visages concrets, auxquels il adresse son message de foi et d’espérance, et ses gestes de charité.
Pour le Saint-Père, nous avons aujourd’hui besoin d’une mondialisation « solidaire et coopérative », qui sache inverser la roue en s’appuyant sur l’inviolable dignité de l’homme. Ainsi, le pape s’est adressé le 13 janvier de cette année aux membres de la Global Foundation : « Il faut, avant tout, que chacun, personnellement, ne soit pas indifférent aux blessures des pauvres, mais apprenne à compatir avec ceux qui souffrent à cause des persécutions, de la solitude, du déplacement forcé ou de la séparation d’avec leur famille ; avec ceux qui n’ont pas accès aux soins de santé ; avec ceux qui souffrent de la faim, du froid ou de la chaleur. Cette compassion aidera les agents économiques et politiques à utiliser leur intelligence et leurs ressources non seulement pour contrôler et surveiller les effets de la mondialisation, mais aussi pour aider les responsables dans les différents domaines politiques — régionaux, nationaux et internationaux — à en corriger l’orientation chaque fois que cela est nécessaire. La politique et l’économie, en effet, devraient comporter l’exercice de la vertu de la prudence[11]. »
Pour une diplomatie de la miséricorde
À travers ce parcours singulier que j’ai cherché à illustrer, le pape François nous invite à vaincre l’indifférence, nous demandant de lever les yeux et de réfléchir sur le style de Dieu, sur sa manière concrète de se mettre en relation avec l’humanité, comme nous pouvons nous-mêmes le lire dans la Bible. Le récit que la Genèse fait du péché d’Adam et de l’assassinat d’Abel par Caïn nous le montre bien (Gn 9,4-10).
Nous retrouvons ici les deux questions dont nous sommes partis : « Adam, où es-tu ? » ; et à Caïn : « Où est ton frère ? » Et dans l’expérience de l’Exode, qui fait le récit de la libération d’Israël de l’esclavage, Dieu dit à Moïse : « J’ai vu, j’ai vu la misère de mon peuple qui est en Égypte. J’ai entendu son cri devant ses oppresseurs ; oui, je connais ses angoisses. Je suis descendu pour le délivrer de la main des Égyptiens et le faire monter de cette terre vers une terre plantureuse et vaste, vers une terre qui ruisselle de lait et de miel. » (Ex 3,7-8) Et le pape ajoute : « Il est important de noter les verbes qui décrivent l’intervention de Dieu : il observe, il entend, il connaît, il descend, il libère. Dieu n’est pas indifférent. Il est attentif et il agit[12]. »
Il y a aussi, dans le style de Dieu, une attitude encore plus profonde et « viscérale », celle de la miséricorde. Il observe, il connaît les souffrances de l’homme, et il s’en charge personnellement : nous entrons ici dans le mystère chrétien de l’incarnation. Jésus voit ces souffrances, mais il ne se limite pas à cela, car, comme le dit le pape : « Il voit, certainement, mais il ne se limite pas à cela, parce qu’il touche les personnes, il parle avec elles, agit en leur faveur et fait du bien à celui qui est dans le besoin. Non seulement, mais il se laisse émouvoir et il pleure. Et il agit pour mettre fin à la souffrance, à la tristesse, à la misère et à la mort[13]. »
Je reviens, donc, au « regard de Magellan », ou mieux encore, aux premiers pas du pontificat. Je m’interroge : quel appel le pape adresse-t-il à notre monde, à la communauté internationale et à tous les hommes de bonne volonté ?
Lorsqu’il s’est adressé pour la première fois aux membres du Corps diplomatique, quelques jours après son élection, le pape François souhaita tracer la voie de l’Église et de la diplomatie du Saint-Siège sous la direction du nouvel évêque de Rome. Les maîtres mots de l’actuel pontificat sont : lutter contre la pauvreté, aussi bien matérielle que spirituelle ; construire la paix ; construire des ponts. Ces trois points sont également des points de référence qui guident un chemin personnel, social et global. Un chemin difficile, si nous restons piégés dans la prison de notre indifférence ; un chemin irréalisable, si nous croyons que la paix n’est simplement qu’une utopie ; un chemin possible, si nous acceptons le défi d’avoir confiance en Dieu et en l’homme, et si nous nous engageons pour reconstruire une authentique fraternité, en prenant soin de la création.
Certes, l’appel du pape demeure un appel pressant et impliquant, encore plus aujourd’hui. Il nous demande d’avoir beaucoup de courage et d’abandonner derrière nous les complaisantes certitudes que nous avons acquises, en nous engageant dans une authentique conversion du cœur, des priorités, des styles de vie. Ce n’est qu’à travers la rencontre avec l’autre qu’il nous est donné de saisir la présence de la « chair du Christ » : une chair souvent souffrante, abandonnée, blessée, rejetée, mais toujours capable de nous montrer le véritable visage de Dieu, qui ne se lasse pas de nous accueillir et de faire usage de miséricorde. La porte de la Miséricorde que l’Église a passée au cours de l’année jubilaire, demandant un avenir de paix pour toute l’humanité, est le cœur spirituel du pontificat du pape François.
[1] Parmi les nombreux invités étaient présents le cardinal Lorenzo Baldisseri, le prélat de l’Opus Dei, Mgr Fernando Ocáriz, le préposé général de la Compagnie de Jésus, le père Arturo Sosa, Mgr Vincenzo Paglia, Mgr Gianrico Ruzza, Mgr Franco Croci. Le sénateur à vie Mario Monti était présent, ainsi que de nombreux parlementaires et représentants des institutions. Ont participé la présidente de la communauté juive de Rome, Ruth Dureghello, et le président de la communauté religieuse islamique, Sergio Yahya Pallavicini. Parmi les représentants du monde universitaire, le recteur magnifique de l’université salésienne, don Mauro Mantovano, de l’Université de la Sainte-Croix, Mgr Luis Navarro, de l’Ateneo Antonianum, sœur Mary Melone, de l’Ateneo Sant’Anselmo, dom Flores Arcas osb. Étaient également présents les représentants diplomatiques d’Albanie, d’Algérie, d’Angola, d’Argentine, d’Autriche, de Belgique, du Brésil, du Canada, du Chili, de Colombie, de Corée, d’Égypte, du Salvador, de France, de Géorgie, du Japon, du Honduras, d’Irlande, du Liban, du Maroc, de Monaco, du Nicaragua, des Pays-Bas, du Panama, de la Pologne, de la république de Chine, de Russie, de Saint-Marin, de Serbie, de Slovénie, de l’Ordre de Malte, des États-Unis, de la Tunisie, de la Turquie et de l’Union européenne.
[2] « Quattromila quaderni de “La Civiltà Cattolica” », in Civiltà Cattolica, 2017 I, p. 313.
[3] Pape François, Discours à la Communauté de « La Civiltà Cattolica », Salle du Consistoire,
jeudi 9 février 2017.
[4] H. A. Kissinger, L’arte della diplomazia, Segrate (Mi), Sperling & Kupfer, 2012, p. 6.
[5] Cf. M. Transylvanus – A. Pigafetta, Il Viaggio fatto da gli Spagniuoli a torno a’l mondo, Venise, 1536.
[6] Pape François, Discours au Parlement européen, Strasbourg, 25 novembre 2014.
[7] Pape François, Discours aux chefs d’État et gouvernement de l’Union européenne réunis en Italie à l’occasion du 60e anniversaire du traité de Rome, 24 mars 2017.
[8] Ibidem.
[9] Ibid.
[10] Ibid.
[11] Pape François, Discours à la délégation de la Global Foundation, 14 janvier 2017.
[12] Pape François, Message pour la célébration de la XLIXe journée mondiale de la paix, 1er janvier 2016.
[13] Ibidem.
Cardinal Pietro Parolin © ZENIT - HSM
Civiltà cattolica: le pape et le regard de Magellan, par le card. Parolin
La diplomatie de la miséricorde (Texte complet)