Le P. Cantalamessa dans la Chapelle Redemptoris Mater du Vatican, OR

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Unité des chrétiens: on peut «brûler les étapes en amour», par le P. Cantalamessa ofmcap.

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«Marcher vers l’unité des chrétiens», selon «Unitatis Redintegratio»

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En matière d’unité des chrétiens, on ne peut “brûler les étapes” du dialogue, mais on peut “brûler les étapes” quant à l’amour fraternel, explique le P. Raniero Cantalamessa, ofmcap, dans sa cinquième prédication de carême.
Le prédicateur de la Maison pontificale a en effet consacré sa méditation de ce vendredi 18 mars 2016, en la chapelle Redemptoris Mater du Vatican, au thème « Marcher vers l’unité des chrétiens » selon le décret conciliaire sur l’œcuménisme, Unitatis redintegratio, du 21 novembre 1964.
“La chose extraordinaire, concernant ce chemin d’amour qui mène à l’unité, c’est qu’il est déjà grand ouvert devant nous. Nous ne pouvons pas ‘brûler les étapes’ dans le domaine de la doctrine, car il y a des différences et celles-ci doivent se résoudre avec patience en des lieux appropriés. Par contre nous pouvons brûler les étapes en amour, et être pleinement unis, dès à présent. Le signe vraiment sûr de la venue de l’Esprit n’est pas de parler différentes langues, écrit encore saint Augustin, mais d’aimer l’unité : ‘Sachez que vous avez l’Esprit Saint quand vous consentez à ce que votre cœur adhère à l’unité par une charité sincère.’ »
Voici la traduction complète réalisée par ZENIT de cette cinquième prédication de carême 2016 : merci de citer la source, en cas de reproduction du tout ou d’une partie.
A.B.
MARCHER VERS L’UNITE DES CHRETIENS
Réflexion sur « Unitatis redintegratio »

  1. Le mouvement œcuménique après Vatican II

L’herméneutique moderne a permis de se familiariser avec la logique de l’ « histoire des effets » (Wirkungsgeschichte) de Hans-Georg Gadamer. Selon cette méthode, pour comprendre un texte il faut tenir compte des effets que celui-ci produit dans l’histoire, en s’insérant dans cette histoire et dialoguant avec elle[1]. Tel principe, appliqué à l’interprétation des Ecritures, se révèle d’une grande actualité. Il nous dit qu’on ne saurait bien comprendre l’Ancien Testament qu’en tenant compte de son accomplissement dans le Nouveau Testament et comprendre le Nouveau Testament qu’en tenant compte des fruits qu’il a produits dans la vie de l’Eglise. La méthode historique et philologique, c’est-à-dire l’étude des «  sources », des influences, qu’un texte a subit, ne suffit donc pas ; il faut aussi tenir compte des influences que celui-ci a exercé. C’est la règle formulée par Jésus longtemps auparavant, en disant que chaque arbre se reconnaît à son fruit (cf. Lc 6, 44).
Toutes proportions gardées, ce principe – nous l’avons vu dans les précédentes méditations – s’applique aussi aux textes du concile Vatican II. Aujourd’hui je voudrais montrer comment il s’applique tout particulièrement au décret sur l’oecuménisme, Unitatis redintegratio, thème de notre méditation aujourd’hui. Cinquante années de marche et de progrès dans l’oecuménisme montrent les virtualités contenues dans ce texte. Après avoir rappelé les raisons profondes qui induisent les chrétiens à rechercher l’unité entre eux, et avoir pris acte, à cet égard, de la diffusion d’un nouveau comportement parmi les croyants des différentes Eglises, voici comment les pères conciliaires illustrent les objectifs du document:
« Voilà pourquoi le Concile, considérant avec joie tous ces faits, après avoir exposé la doctrine relative à l’Église, pénétré du désir de rétablir l’unité entre tous les disciples du Christ, veut proposer à tous les catholiques les moyens, les voies et les modes d’action qui leur permettront à eux-mêmes de répondre à cet appel divin et à cette grâce. »[2]
Les réalisations, ou les fruits, de ce document furent de deux ordres. Sur le plan doctrinal et institutionnel, il y a eu la création d‘un « Conseil pontifical pour l’unité des chrétiens »; puis l’ouverture de dialogues bilatéraux avec la quasi totalité des confessions chrétiennes pour promouvoir une meilleure connaissance réciproque et des échanges d’opinion, permettant de surmonter les préjugés.
A côté de cet œcuménisme officiel et doctrinal, s’est développé dès le début un œcuménisme de la rencontre et de la réconciliation des coeurs. En 50 ans, il y a eu dans ce domaine, de célèbres rencontres : entre le pape Paul VI et le patriarche Athénagoras, puis toutes celles entre Jean Paul II, Benoît XVI et les chefs des différentes églises chrétiennes, et celles du pape François avec le patriarche Bartholomée en 2014. Dernièrement, celle avec le patriarche Cyrille de Moscou à Cuba qui a ouvert au mouvement œcuménique de nouveaux horizons.
Toutes les initiatives au cours desquelles les croyants de différentes Eglises se rencontrent pour prier et proclamer ensemble l’Evangile, entrent dans cet œcuménisme spirituel, sans aucune intention de prosélytisme et en restant chacun totalement fidèle à sa propre Eglise. J’ai eu la grâce de participer à tant de ces rencontres. Le souvenir de l’une d’elle est encore très vif en moi parce qu’elle fut comme une prophétie visuelle de ce vers quoi devrait nous amener le mouvement œcuménique.
En 2009 se tint à Stockholm une grande manifestation de foi appelée « Jesus manifestation », « Manifestation pour Jésus ». Le dernier jour, les croyants des différentes Eglises, chacun par une rue différente, avançaient en procession vers le centre-ville. Le petit groupe de catholiques aussi, sous la conduite de l’évêque local, nous avancions de notre côté en priant. Arrivés au centre, les rangs se sont rompus et on ne formait plus qu’une immense foule proclamant la seigneurie du Christ. Devant une foule de 18 000 jeunes et des passants stupéfaits. Cette manifestation qui se voulait « pour » Jésus, s’était transformée en une puissante manifestation « de » Jésus. Dans un pays qui n’a pas l’habitude de ce genre de manifestations religieuses, on pouvait presque toucher du doigt sa présence.
Ces développements du document sur l’œcuménisme sont eux aussi fruit de l’Esprit Saint et signe d’une nouvelle Pentecôte. Comment le Seigneur ressuscité avait-il fait pour convaincre les apôtres à s’ouvrir aux gentils et les accueillir au sein de la communauté chrétienne? Il avait conduit Pierre chez le centurion Corneille, l’avait fait assister à la venue de l’Esprit sur les personnes qui étaient là. Les manifestations sont les mêmes que celles vécues par les apôtres lorsque l’Esprit est descendu sur eux à la Pentecôte : parler en langue étrangère, glorifier Dieu à voix haute. Pierre n’avait plus qu’à en tirer les conclusions: « Si Dieu leur a fait le même don qu’à nous, parce qu’ils ont cru au Seigneur Jésus Christ, qui étais-je, moi, pour empêcher l’action de Dieu ? » (Ac 11, 17).
Le Seigneur Ressuscité est en train de faire la même chose aujourd’hui. Il envoie son Esprit et ses charismes sur les croyants des différentes Eglises, même sur celles que nous pensions si distantes de nous, souvent avec les mêmes manifestations visibles. Comment ne pas voir en cela un signe qui nous pousse à nous accepter et à nous reconnaître mutuellement comme des frères, même si notre marche vers une unité plus pleine sur le plan visible est toujours en cours ? Ce fut, de toute façon, ce qui m’a converti moi à l’amour pour l’unité des chrétiens, habitué comme j’étais, par mes études préconciliaires, à ne voir les orthodoxes et protestants que comme des « adversaires » à réfuter dans nos thèses de théologie.

  1. Un an avant le Vème centenaire de la réforme protestante (1517)

Au carême de l’année dernière, j’ai voulu montrer les résultats auxquels était arrivé, au niveau théologique, le dialogue œcuménique avec l’orient orthodoxe. J’ai intitulé le livret qui réunit ces méditations «  Deux poumons, une seule respiration » qui dit à lui seul ce vers quoi nous tendons et qui s’est, en grande partie, déjà réalisé[3]. A cette occasion je voudrais attirer l’attention sur nos relations avec l’autre grand interlocuteur du dialogue œcuménique, le monde protestant, sans entrer dans les questions historiques et doctrinales, mais pour montrer comment tout nous pousse à progresser dans nos efforts visant à recomposer l’unité de l’occident chrétien.
Une circonstance rend cet effort particulièrement actuel. Le monde chrétien se prépare à célébrer le cinquième centenaire de la Réforme en 2017. Il est vital pour l’avenir de l’Eglise de ne pas gâcher cette occasion, en restant prisonniers du passé, ou se bornant à utiliser des tons plus iréniques lorsqu’il s’agit de déterminer les torts et les raisons de part et d’autre. C’est le moment, je crois, de faire un saut de qualité, comme lorsqu’un bateau arrive à l’écluse d’un fleuve ou d’un canal qui lui permettrait de poursuivre sa navigation à un niveau supérieur.
En 50 ans, la situation a profondément changé, mais comme toujours, on peine à en prendre acte. Les questions qui provoquèrent la séparation entre l’Eglise de Rome et la Réforme au XVIème siècle furent surtout les indulgences et la façon dont se réalise la justification de l’impie. Mais pouvons-nous dire que ceci est le problème décisif pour l’homme d’aujourd’hui? A une conférence organisée au centre « Pro unione » de Rome, le cardinal Walter Kasper faisait remarquer à juste titre que si pour Luther le problème existentiel numéro un consistait à surmonter le sentiment de culpabilité et obtenir un Dieu bienveillant, aujourd’hui on assistait plutôt à l’inverse. Le problème est : comment redonner à l’homme d’aujourd’hui le vrai sens du péché qu’il a totalement perdu.
Je crois que toutes les discussions sur la foi et les œuvres qu’il y a eu entre catholiques et protestants au fil des siècles, ont fini par nous faire perdre de vue le cœur du message de Paul. Ce que l’apôtre tient surtout à affirmer dans la lettre aux Romains 3 ce n’est pas tant que nous devenons justes par la foi, mais que nous devenons justes par la foi en Jésus Christ. La personne de Jésus Christ est le cœur du message, avant même la grâce et la foi.
L’apôtre, après avoir présenté l’humanité dans sa condition universelle de péché et de perdition, dans les deux précédents chapitres de sa Lettre, a le courage incroyable de proclamer que cette situation a maintenant radicalement changé « en vertu de la rédemption accomplie dans le Christ Jésus », « par l’obéissance d’un seul homme » (Rom 3, 24; 5, 19).
L’affirmation selon laquelle on reçoit le salut par la foi et non par les œuvres que l’on pratique, est présente dans le texte et c’était ce qu’il y avait de plus urgent à mettre en lumière au temps de Luther, quand il était pacifique, du moins en Europe, qu’il était question de foi en Jésus Christ et de grâce du Christ. Mais celle-ci vient en deuxième, pas en premier. Nous avons commis l’erreur de réduire à un problème d’écoles, interne au christianisme, ce qui était pour l’apôtre une affirmation d’une portée bien plus vaste et cosmique. Aujourd’hui nous sommes appelés à redécouvrir et proclamer ensemble le fond du message de Paul.
Dans la description des batailles médiévales il y a toujours un moment où, passés les archers, la cavalerie et tout le reste, la mêlée se concentre autour du roi… Dans la bataille de la foi, la personne de Jésus Christ est aujourd’hui le véritable enjeu. En termes d’évangélisation, nous avons besoin de revenir aux apôtres. Il y a une analogie entre notre temps et le leur. Ils avaient devant eux un monde pré-chrétien; en Occident, nous avons devant nous un monde largement post-chrétien.
Quand Paul veut résumer en une phrase l’essence du message chrétien, il ne dit pas: « Nous vous annonçons telle ou telle doctrine »; il dit: « Nous proclamons le Christ crucifié » (1 Cor 1,23), et : « Nous proclamons Jésus Christ le Seigneur » (2 Cor 4,5). C’est celui-ci le vrai « articulus stantis et cadentis Ecclesiae », c’est-à-dire l’article par lequel l’Eglise reste debout ou s’écroule.
Cela ne signifie pas ignorer tout ce que la Réforme protestante a produit de nouveau et de valable, tant dans le domaine de la théologie que celui de la spiritualité, surtout avec la réaffirmation du primat de la Parole de Dieu. Cela signifie plutôt permettre à toute l’Eglise de bénéficier de ses conquêtes positives, après avoir libéré celles-ci de certains excès et durcissements dus à l’atmosphère surchauffée du moment, aux ingérences de la politique et aux polémiques successives.
La «  déclaration conjointe sur la doctrine de la justification », signée le 31 octobre 1999 entre l’Eglise catholique et la fédération mondiale des Eglises luthériennes[4], représente un pas significatif dans cette direction. Il y est dit en conclusion:
« La compréhension de la doctrine de la justification présentée dans cette déclaration montre qu’il existe entre luthériens et catholiques un consensus dans des vérités fondamentales de la doctrine de la justification. A la lumière de ce consensus sont acceptables les différences qui subsistent dans le langage, les formes théologiques et les accentuations particulières dans la compréhension de la justification. […] C’est pourquoi les présentations luthérienne et catholique de la foi en la justification sont, dans leurs différences, ouvertes l’une à l’autre et ne permettent plus d’infirmer le consensus atteint dans des vérités fondamentales. »[5].
J’étais présent quand l’accord fut proclamé à Saint-Pierre durant les Vêpres solennelles présidées par Jean Paul II et par l’archevêque d’Uppsala, Bertil Werkström. Une observation faite par le pape au cours de l’homélie me frappa. Si je me souviens bien il a dit: le moment est venu d’arrêter de faire de cette doctrine de la justification par la foi un sujet de luttes et de disputes entre théologiens, et de chercher au contraire à aider tous les baptisés à faire de cette vérité une expérience personnelle et libératrice. Depuis ce jour-là, à chaque fois que j’en avais l’occasion dans mes prédications, je n’ai cessé d’exhorter nos frères à faire cette expérience.
Toute l’Eglise devrait prêcher la justification par la foi en Jésus Christ et avec plus de vigueur que jamais. Non plus en opposition aux «  bonnes œuvres », une question dépassée et résolue, mais en opposition, éventuellement, à la prétention du monde sécularisé de pouvoir se sauver tout seul, en utilisant sa propre science, la technique, ou des techniques spirituelles de son invention. Je suis convaincu que s’ils étaient vivants aujourd’hui c’est comme ça que Luther, Calvin et les autres réformateurs prêcheraient la justification gratuite par la foi!
« Les sociétés modernes – lit-on dans un livre qui a fait son temps – sont construites sur la science. Elles lui doivent leur richesse, leur puissance et la certitude que des richesses et des pouvoirs bien plus grands encore seront demain, s’il le veut, accessibles à l’Homme […]. Armées de tous les pouvoirs, jouissant de toutes les richesses qu’elles doivent à la science, nos sociétés tentent encore de vivre et d’enseigner des systèmes de valeurs, déjà ruinés, à la racine, par cette science»[6].
Des systèmes de valeurs dépassés. Pour l’auteur, il s’agit naturellement des systèmes religieux. Jean-Paul Sartre arrive à la même conclusion en partant d’un point de vue philosophique. Il fait dire à un de ses personnages: « c’est moi qui m’accuse aujourd’hui, moi seul qui peux m’absoudre ; moi, l’homme. Si Dieu existe, l’homme est néant »[7]. C’est à ce type de défis lancés par le scientisme athée et par le sécularisme que les chrétiens d’aujourd’hui doivent répondre par la doctrine que l’homme devient juste devant Dieu, non pas par ses actions, mais par grâce et foi (cf. Gal 2, 16).

  1. Au-delà des formules

Je suis persuadé que le rôle freinant des formules pèse lourdement sur le dialogue oecuménique avec les Eglises protestantes. Je m’explique. Les énoncés doctrinaux et dogmatiques qui étaient à l’origine le fruit de processus vitaux et reflétaient le mouvement choral de la communauté et la vérité péniblement atteinte, tendent au fil du temps à se figer, à devenir des «  mots d’ordre », des étiquettes pour indiquer une appartenance. La foi n’a plus pour terme ultime la réalité des choses, mais son énoncé. Nous sommes aux antipodes de ce qui devrait être selon la célèbre affirmation de Thomas d’Aquin: « Fides non terminatur ad enuntiabile, sed ad rem »: un acte de foi n’a pas pour terme ultime l’énoncé, mais la réalité[8].
Le formalisme est un phénomène déjà présent dans l’Antiquité, une fois terminée la phase créative des grands dogmes[9]. Seulement récemment, on a compris par exemple que les divisions au sein de l’Orient chrétien, entre les Eglises chalcédoniennes et celles que l’on appelle Eglises monophysites ou nestoriennes, s’appuyaient, le plus souvent, sur des formules et sur le sens diffèrent que chacune donnait aux termes ousia e hypostasis, qui ne touchaient pas à la substance de la doctrine. On a pu rétablir, ainsi, la communion entre et avec certaines Eglises d’Orient.
Cet obstacle est particulièrement visible dans les relations avec les Eglises de la Réforme. Foi et œuvres, Ecriture et la tradition: au début ces oppositions sont compréhensibles et en partie justifiées. Mais elles deviennent vite trompeuses à force de les répéter et de vouloir les garder, comme si rien n’avait changé en 500 ans.
Prenons l’opposition entre la foi et les oeuvres. Celle-ci a un sens si par « bonnes œuvres » on entend principalement (comme c’était hélas le cas au temps de Luther) les indulgences, les pèlerinages, les jeûnes, les aumônes, les chandelles votives et ainsi de suite. Elle devient trompeuse si par bonnes œuvres on entend les œuvres de charité et de miséricorde. Jésus, dans l’Evangile, nous prévient que sans elles on n’entre pas au royaume des cieux et lui sera obligé de dire: « Eloignez-vous de moi ». On ne devient donc pas justes devant Dieu pour de bonnes œuvres, mais on n’est pas sauvés sans elles. La justification est sans conditions, mais elle n’est pas sans conséquences. Nous le croyons tous, catholiques et protestants et le concile de Trente le disait déjà.
On doit dire la même chose pour l’opposition entre l’Ecriture et la tradition. Celle-ci refait surface dès qu’on touche au problème de la révélation, comme si les protestants n’avaient que la Sainte écriture et les catholiques l’Ecriture et la tradition ensemble. Mais en réalité aucune Eglise n’est sans une tradition qui lui est propre. Qu’est-ce qui explique l’existence de tant de dénominations différentes au sein du protestantisme, si ce n’est leur manière différente d’interpréter les Ecritures? Et qu’est-ce que la Tradition, dans son contenu le plus vrai, sinon la Sainte Ecriture lue dans l’Eglise et par l’Eglise?
La formule luthérienne « Simul iustus et peccator », « à la fois juste et pécheur », elle non plus n’est pas un écueil insurmontable à la communion. La définition de l’Eglise comme « chaste prostituée » (casta meretrix) et comme «  sainte et toujours à réformer », fait partie de la tradition catholique, depuis le temps des Pères[10]. Ce que l’on dit de l’Eglise dans son ensemble, comme corps du Christ, ne devrait-il pas s’appliquer aussi, de quelque manière, à chacun de ses membres?
Ce qui peut être sujet à une autre explication différente et complémentaire c’est la façon dont cette coprésence de sainteté et de péché dans l’homme sauvé est comprise. Dans le texte qui accompagne la déclaration conjointe sur la justification, l’explication de la formule « simul iustus et peccator » n’est pas en contraste avec la doctrine catholique. On y affirme que la justification opère un renouvellement réel dans la vie du baptisé, même si elle ne devient jamais un bien acquis, sur lequel on peut s’appuyer devant Dieu, mais reste toujours dépendante de l’action du Saint Esprit.
En 1974, une nouvelle étonna et amusa le monde entier. Un soldat japonais, envoyé dans une ile des Philippines pour s’infiltrer entre l’ennemi et recueillir des informations, pendant la seconde guerre mondiale, avait vécu 30 ans caché ici et là dans la jungle, ne se nourrissant que de racines, fruits et quelque proie, convaincu que la guerre était toujours en cours et lui encore en mission. Quand on le retrouva, il y eu de la peine à le convaincre que la guerre était finie et qu’il pouvait rentrer chez lui, dans sa patrie. Je crois que c’est un peu ce qui se passe entre les chrétiens. Il y en a qu’il faut convaincre, dans les deux camps, que la guerre est finie, que les guerres de religion entre catholiques et protestants sont finies. On a bien d’autre chose à faire que de nous faire la guerre l’un et l’autre! Le monde a oublié, ou n’a jamais connu, son Sauveur, celui qui est la lumière du monde, le chemin, la vérité et la vie, et on perd notre temps à polémiquer entre nous?

  1. L’unité dans la charité

Mais cette raison pratique ne suffit pas pour faire l’unité des chrétiens. Il ne suffit pas d’être unis sur le front de l’évangélisation et de l’action caritative. C’est le chemin qu’avait pris l’oecuménisme à ses débuts avec le mouvement « Vie et action » (« Life and Work »), mais qui se révéla vite insuffisant. Si l’unité des disciples doit refléter l’union qui lie le Père et le Fils, il doit être question avant tout d’unité d’amour, car c’est de cela qu’il s’agit dans la Trinité. Les trois personnes divines ne sont pas unies parce qu’elles «  réalisent conjointement » la création et toutes les autres œuvres ad extra; elles le sont par essence même. Les Ecritures nous exhortent à « vivre dans la vérité de l’amour – veritatem facientes in caritate »(Ep 4, 15). Et saint Augustin affirme que « l’on n’entre pas dans la vérité si ce n’est par l’amour – non intratur in veritatem nisi per caritatem»[11].
La chose extraordinaire, concernant ce chemin d’amour qui mène à l’unité, c’est qu’il est déjà grand ouvert devant nous. Nous ne pouvons pas «  brûler les étapes » dans le domaine de la doctrine, car il y a des différences et celles-ci doivent se résoudre avec patience en des lieux appropriés. Par contre nous pouvons brûler les étapes en amour, et être pleinement unis, dès à présent. Le signe vraiment sûr de la venue de l’Esprit n’est pas de parler différentes langues, écrit encore saint Augustin, mais d’aimer l’unité: « Sachez que vous avez l’Esprit Saint quand vous consentez à ce que votre cœur adhère à l’unité par une charité sincère »[12].
Repensons à l’hymne à l’amour de saint Paul. Chaque phrase acquiert une signification actuelle et nouvelle, si on l’applique à l’amour entre membres des différentes Eglises chrétiennes, dans nos relations oecuméniques:
«  L’amour prend patience …
L’amour ne jalouse pas …
Il ne cherche pas son intérêt [ou uniquement l’intérêt de son Eglise].
Il n’entretient pas de rancune.
Il ne se réjouit pas de ce qui est injuste, mais trouve sa joie dans ce qui est vrai  [ne se réjouit pas des difficultés des autres Eglises, mais se réjouit de leurs succès spirituels].
Il supporte tout, fait confiance en tout, espère tout, endure tout » (l Cor 13, 4 ss).
«  S’aimer », on l’a dit, «  ne signifie pas se regarder mutuellement, mais regarder ensemble dans la même direction ». Entre chrétiens aussi, s’aimer signifie regarder ensemble dans la même direction, vers le Christ. « Il est notre paix » (Ep 2, 14). En nous convertissant au Christ, en allant ensemble vers Lui, nous chrétiens nous nous rapprocherons également entre nous, jusqu’à former, comme il l’a demandé, « une seule chose avec lui et avec le Père » (cf. Jn 17, 21). Il arrive la même chose qu’aux rayons d’une roue. Ceux-ci partent de points loin de la circonférence, mais au fur et à mesure qu’ils se rapprochent du centre, ils se rapprochent aussi entre eux, jusqu’à ne former plus qu’un seul point. Il arrive comme ce jour-là à Stockholm …
Nous allons bientôt célébrer Pâques. Sur la croix Jésus « a détruit ce qui les séparait, le mur de la haine  […] Par lui, les uns et les autres, nous avons, dans un seul Esprit, accès auprès du Père » (Ep 2, 14.18). Ne manquons pas de le faire, pour la joie du Cœur du Christ et pour le bien du monde.
Traduction de l’Italien par Zenit
(Merci de citer la source, en cas de reproduction du tout ou d’une partie)
[1] Cf. H.G. Gadamer, Wahrheit und Methode, Tübingen 1960.
[2] UR, 1.
[3] Deux poumons, une seule respiration. Orient et Occident face aux grands mystères de la foi. Librairie éditrice du Vatican, 2015.
[4] On peut trouver le texte de la Déclaration conjointe dans l’Enchiridion Vaticanum (EV) 17,744-817.
[5] Ibid, n. 40.
[6] J. Monod, Le hasard et la nécessité, éd. du Seuil, 1973.
[7] J.-P. Sartre, Le diable et le bon Dieu, X, 4, Gallimard, Paris 1951, p. 267 s.
[8] S. Thomas d’Aquin, Somma teologica, II-IIae , q. 1,a.2,ad 2.
[9] G. L. Prestige, God in Patristic Thought, Londres 1952, chap. XIII; éd. française: Dieu dans la pensée patristique, Paris 1955 (Le triomphe du formalisme).
[10] Cf. H.U. von Balthasar, Casta meretrix, in  Sponsa Chnristi, Morcelliana, Brescia, 1969.
[11] Augustin, Contra Faustum, 32, 18 (CCL 321, p. 779).
[12] Augustin, Sermons, 269, 3-4 (PL 38, 1236 s).

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Raniero Cantalamessa

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