Un mois avec Maître Eckhart, par Marie-Anne Vannier

« Spéculatif et mystique, Eckhart a une parole qui traverse les siècles »

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« Spéculatif et mystique, Eckhart a une parole qui traverse les siècles », écrit Marie-Anne Vannier, théologienne, spécialiste d’Augustin d’Hippone, de Jean Cassien ainsi que de Maître Eckhart et des mystiques rhénans. Elle a choisi pour les lecteurs de Zenit en français les citations quotidiennes de ce mois de mai 2015.

Un mois avec Maître Eckhart

Maître Eckhart, dominicain allemand du XIV° siècle, est à la fois Lesemeister  et Lebemeister : intellectuel de haut niveau : par deux fois professeur à l’Université de Paris (102-1303, 1311-1313), et pasteur d’âmes, prédicateur proche de ses auditeurs. Ces deux composantes sont indissociables, elles l’ont amené à articuler, de manière originale, foi et raison et d’être à l’origine d’un courant spirituel que l’on redécouvre aujourd’hui : la mystique rhénane, caractérisée par une langue : le Moyen haut allemand, une région : la vallée du Rhin, une époque : le XIV° siècle. La mystique rhénane est fondamentalement une mystique de l’être, qui invite à la suite de Maxime le Confesseur à « devenir par grâce ce que Dieu est par nature », d’où son actualité qui traverse les siècles.

Né aux alentours de 1260 à Tambach près de Gotha, Eckhart a dû avoir jeune une expérience spirituelle très forte, une expérience pascale de mort et résurrection dans le Christ qui lui donne d’être introduit dans la vie trinitaire et qui conditionne toute son œuvre.

En 1275, il entre au Couvent dominicain d’Erfurt et suit toute la formation dominicaine, certainement pour comprendre et rendre compte de son expérience spirituelle, selon l’adage dominicain : Contemplata aliis tradere : « Transmettre aux autres les fruits de sa contemplation ».

Rapidement, il a des responsabilités dans l’Ordre dominicain : de 1294 à 1298 (ou peut-être même jusqu’en 1300), il est prieur d’Erfurt et vicaire de Thuringe (charge à laquelle il a été nommé par le provincial de Teutonie : Thierry de Freiberg).

De cette époque datent les Reden der Unterweisung ou Entretiens spirituels, ces réflexions qu’Eckhart développait, le soir, à la demande de ses frères et à travers lesquels il esquisse les thèmes majeurs de sa prédication. De tous les ouvrages d’Eckhart, les Entretiens spirituels  sont le plus accessible. Ils sont écrits en allemand et présentent, sous une forme vivante et simple, les principales idées d’Eckhart, les réponses qu’il donnait le plus souvent aux novices sur la nature de la vie spirituelle. En fait, ces réponses s’adressent à tout homme, hier comme aujourd’hui. Ces entretiens ne sont pas sans rappeler les apophtegmes des Pères du désert qu’Eckhart connaissait fort bien. D’ailleurs, le terme de Unterweisung   que l’on trouve dans le titre se traduit par discernement. Or, c’est cette discretio, ce discernement qui était pour les Pères du désert, comme en témoigne Jean Cassien, l’accomplissement de la vie spirituelle, à laquelle il exhortait ses auditeurs. Ces Entretiens  sont l’écho de son expérience, lui qui est allé au cœur  de la foi sur les chemins de l’union à Dieu. Ils se divisent en trois parties : les huit premiers traitent essentiellement du détachement, les Entretiens  9 à 16 montrent que l’amour de Dieu doit être premier. Les Entretiens  17 à 23 récapitulent les deux séries précédentes, en expliquant que, par le détachement, on en vient à l’union à Dieu. Ils proposent également une sorte de lexique des principaux thèmes eckhartiens : l’anéantissement, le discernement, la grâce, l’humilité, l’intériorité, la joie, la liberté, la paix, la pauvreté, l’union à Dieu…

 Toute sa dialectique du détachement et de l’union à Dieu, qui  n’est autre que la dynamique pascale de mort et de résurrection dans le Christ, est déjà en place dans cet ouvrage. C’est par le détachement, par la sortie de soi qu’on en vient à l’union à Dieu, qui est donnée par grâce. L’éthique qu’Eckhart propose dans cet ouvrage est fondée dans l’ontologie.

Au début du livre des Entretiens spirituels, il est mentionné que ce sont « les entretiens que le vicaire de Thuringe, prieur d’Erfurt, frère Eckhart, de l’Ordre des Frères Prêcheurs, eut avec les fils spirituels qui lui posaient maintes questions pendant leurs discussions du soir ». Mais, comme le chapitre général de 1298 avait dit que deux charges étaient incompatibles, Eckhart dut se démettre de l’une d’entre elles, certainement celle de prieur, lorsqu’il fut nommé vicaire général de Thuringe. Cela  supposait qu’il soit constamment sur les routes. Mais cette fonction a été suspendue par son enseignement à Paris de 1302-1303. Il a, alors, un rayonnement tel qu’il est, de nouveau, invité à l’Université de Paris entre 1311 et 1313, cette fois, comme professeur extraordinaire, honneur qui l’égale à S. Thomas d’Aquin. Il l’est l’une des grandes références intellectuelles de son époque.

Entre le 7 et le 8 septembre 1303, il est élu premier prieur provincial de Saxe (issue d’une division de la Teutonie, dont il sera, ensuite, responsable) et il y restera jusqu’en 1311. C’est une vie rude qu’Eckhart dut mener, car les déplacements de l’époque se faisaient à pied, en affrontant les intempéries, les bêtes sauvages, les brigands… Il est responsable de 50 couvents (dont Leipzig, Dortmund, Berlin, Hambourg, Nimègue..), autant dire qu’il a dû beaucoup se déplacer pour y régler les affaires courantes. C’est de cette époque que doit dater sa « Somme Théologique » qu’est son Œuvre tripartite. Son port d’attache est le couvent d’Erfurt.

Après le chapitre de Strasbourg de mai 1307, il est nommé vicaire général de la province de Bohême, c’est-à-dire qu’une tâche réformatrice lui est confiée et il l’effectue, non sans résistance, de la part de ses frères (Acta, p. 61). Il réside toujours à Erfurt, reste provincial de Saxe, participe aux différents chapitres et, comme Marthe qu’il valorise dans le Sermon  86, il vit l’union à Dieu dans l’action. Il contribue à la fondation de nouveaux couvents.

Il inaugure, alors, sa prédication en langue allemande, comme le demandait le Pape Clément V et celle-ci connaît un retentissement considérable. Il transpose les principales thèses de son enseignement parisien, afin de les rendre accessibles à un large public, comme le manifeste, par exemple, le Sermon 9, qui, originairement, était anti-franciscain. On comprend, dès lors, pourquoi l’œuvre latine et l’œuvre allemande sont indissociables. L’une et l’autre sont les deux volets d’une même pensée, exprimée dans des contextes différents.

À la fin de son second séjour parisien, en 1313 ou 1314, il est nommé vicaire général de Teutonie, résidant à Strasbourg, c’est-à-dire numéro deux de l’Ordre dominicain. Il y restera dix ans et mettra en œuvre son programme de prédication, tel qu’il le présente dans le Sermon  53, où il dit : « Quand je prêche, j’ai coutume de parler du détachement et de dire que l’homme doit être dégagé de lui-même et de toutes choses. En second lieu, que l’on doit être réintroduit dans le Bien simple qui est Dieu. En troisième lieu, que l’on se souvienne de la grande noblesse que Dieu a mise dans l’âme afin que l’homme parvienne ainsi merveilleusement jusqu’à Dieu. En quatrième lieu, je parle de la pureté de la nature divine – de quelle clarté est la nature divine, c’est inexprimable. Dieu est une Parole, une parole inexprimée ». De cette époque datent également Le livre de la consolation divine  et le Sermon de l’homme noble.

En 1323/1324, Eckhart quitte Strasbourg pour Cologne. Par jalousie, des doutes sont émis quant à son orthodoxie. Certaines de ses affirmations, sorties
de leur contexte et tronquées sont mises en question, il répond. Il est soutenu par l’Ordre dominicain. En fait, ce n’est pas sa théologie qui est en cause, mais son succès auprès des foules.

Eckhart meurt en Avignon ou sur le chemin du retour en 1327/1328. Il ne voit pas la condamnation de ses propositions, celle-ci n’intervenant qu’en 1329, dans la Bulle : In agro Dominico  de Jean XXII. En 1987, sa réhabilitation a été demandée par l’Eckhart Society. Timothy Radcliffe, alors Maître général de l’Ordre dominicain écrit : « Nous avons essayé de faire lever la censure sur Eckhart », « et on nous a répondu qu’en réalité cela n’était pas nécessaire puisqu’il n’avait jamais été condamné nominalement, mais seulement certaines propositions qu’il était supposé avoir soutenues, et par conséquent nous sommes parfaitement libres de dire que c’est un bon théologien orthodoxe ».

Spéculatif et mystique, Eckhart a une parole qui traverse les siècles et qui n’est autre que l’écho même de cette Parole, du Verbe qu’il a accueilli et qui lui a donné de vivre le mystère de la filiation divine et d’exhorter les autres à vivre une expérience analogue, en développant le thème de la naissance de Dieu dans l’âme qui est une version occidentale de la divinisation de l’être humain.

Marie-Anne VANNIER

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