Message d’un lecteur (…)
Il ne s’agit pas d’instruire un procès à charge ou à décharge d’Aristote ou d’Empédocle. Il est en effet très facile d’ironiser rétrospectivement sur toutes les « sornettes » que les philosophes et « scientifiques » ont énoncées au cours des siècles et dont le caractère erroné a été mis en évidence par la suite. Cela peut certes être amusant, mais c’est un peu court comme approche, surtout si l’on veut mener une réflexion sérieuse.
La raison pour laquelle je tenais à mettre en lumière le fait qu’Aristote non seulement croyait à la théorie de la génération spontanée, mais aussi qu’il avait largement contribué à sa formulation, c’est que Bruno a écrit ceci dans sa huitième chronique :
« Aujourd’hui on fait encore l’erreur de parler de « matière vivante », ce qui est absurde car de son côté, Aristote a bien montré qu’il n’existe pas de « matière vivante », il n’existe que des organismes vivants, c’est-à-dire : « des psychismes », qui organisent la matière multiple, les atomes. » (…)
Réponse
Oui je partage votre opinion, c’est pourquoi je n’ironise pas rétrospectivement sur les erreurs énoncées au cours des siècles, car ce genre d’ironie n’est pas mon habitude et n’offre strictement aucun intérêt. Se moquer des gens qui font erreur n’a jamais été dans ma nature, en revanche, constater à quel point certains ont persisté dans leur refus de regarder les nouvelles réponses à des grandes questions, me semble intéressant et riche d’enseignement…
Ce qui nous intéresse pour les enquêtes des indices pensables, ce n’est pas de rire des erreurs des gens, (quel intérêt ?) mais de regarder ce qui se passe quand une nouvelle réponse est apportée à un problème ou à un débat. Il est précieux d’observer comment cette nouvelle interprétation va être reçue ou refusée et de chercher quelles sont les motivations de ce positionnement.
Vous prenez l’exemple d’Aristote et de la génération spontanée. On sait bien qu’Aristote adhérait à cette croyance comme tout le monde à son époque, puisqu’il n’avait strictement aucun moyen pour travailler cette question. Je ne vois aucune raison d’ironiser à ce sujet. On constate le fait et puis c’est tout. Aristote reconnaissait lui-même qu’il adoptait une attitude identique pour ce qui concerne la question de la nature des astres. Puisque cette question n’était pas du domaine vérifiable et expérimentable du monde physique, puisqu’il n’était pas possible de pratiquer des expériences pour connaître la nature du Soleil, alors Aristote se rangeait aux interprétations de ses contemporains et croyait, comme ( à peu près )tout le monde en Grèce, que le Soleil était de substance divine. En revanche, dès qu’il dispose des outils (et l’intelligence) permettant de travailler la question de la forme de la (planète) Terre, Aristote saura comprendre qu’elle n’est pas plate, mais plutôt une boule…
Ses successeurs feront ainsi la différence entre le domaine physique que l’on peut atteindre et étudier ; et le domaine métaphysique inatteignable et donc, un domaine que les instruments de mesure du domaine physique ne peuvent (du moins, à leur époque) pas étudier. Comme le racontent les albums, depuis Aristote, de tels progrès ont été faits, que la Lune a désormais quitté le domaine métaphysique, puisque des hommes ont réussi à fouler son sol en 1969. Et le Soleil également, puisque grâce à l’analyse spectrographique nous savons tellement de choses sur lui.
Pour l’enquête, la période intéressante à étudier n’est donc pas celle des anciennes croyances communes, mais la période critique de la nouveauté énoncée et des réactions lors de la réfutation d’une ancienne croyance.
Au milieu du XIXe S., dans ce fameux concours lancé par l’Académie des sciences de Paris, Pasteur s’est lancé dans son « débat expérimental » avec le médecin Pouchet qui, lui, s’était fait le défenseur de la théorie de la génération spontanée. Les outils sont enfin disponibles pour faire la vérité sur cette affaire. Une fois la démonstration effectuée et confirmée en 1861, il devient intéressant de voir comment elle est reçue par les uns et les autres, et de comprendre quel paradigme elle met en difficulté. On comprendra alors aisément que cette croyance en la capacité de la matière de devenir vivante spontanément est sous-tendue par l’antique philosophie atomiste. Si vous choisissez d’adhérer à ce courant atomiste fondé par Leucippe et Démocrite près de 400 ans avant Jésus Christ et qui se poursuit jusqu’à nos jours, il vous faudra pourtant choisir à quelle forme de matérialisme vous croyez. En effet, ce grand courant atomiste est fondé sur l’éternité des atomes. Pour ses partisans matérialistes, les atomes ont toujours existé puisqu’ils ne sont pas sortis du néant car c’est impossible et puisqu’ils ne sont pas une création d’un dieu puisque par définition l’athéisme n’admet aucune intelligence organisatrice ou créatrice : aucun dieu.
Ce grand et respectable courant de la pensée qu’est la philosophie atomiste a connu une scission et s’est donc partagé en deux. D’un côté les athées « purs » : les atomes ne sont QUE de la matière et c’est par hasard qu’ils sont capables en s’associant de donner naissance à de la vie et de la pensée. D’autre part les stoïciens héritiers de Zénon de Cition qui considèrent que si la vie et la pensée sont apparues dans l’histoire de l’Univers, c’est que les atomes contenaient déjà, de façon cachée, de la vie et de la pensée.
Il vous faut donc choisir entre ces deux courants de l’athéisme dont les arguments ont tendance à s’annuler mutuellement (1) mais dans les deux cas vous croyez que « la vie est une propriété de la matière, elle apparaît dès que les conditions sont favorables »…soit par hasard, sans aucune intelligence organisatrice, ce que réfutait déjà Aristote, soit parce que la vie cachée des atomes décidait de se manifester. Cette affirmation des stoïciens leur attirait les critiques de leurs adversaires atomistes : si vos atomes contiennent éternellement de la vie et de la pensée, ce sont donc des dieux. Vous n’êtes pas de vrais athées comme nous, vous êtes des polythéistes et même des panthéistes ! Vous voyez du divin éternel partout, même dans la fange.
Parler de matière vivante ne veut plus rien dire. La matière vivante ne veut rien dire, parler de matière « animée » est nettement plus sérieux et plus conforme à la réalité. (2)Aristote a été le pionnier de cette compréhension, en particulier par sa définition de la matière comme non pas une chose, mais « ce qui entre dans une composition » et qui reçoit de l’information …
Il en est même pour quantité de découvertes, lors de leur annonce. Il semble pertinent d’observer comment elles sont reçues. Par exemple, quand un jour de 1628, le médecin anglais William Harvey démontrait dans une publication que le cœur avait une activité propre, il remettait en cause des croyances sur la circulation du sang se dirigeant seul des « zones chaudes aux zones froides » (ou le contraire). Harvey venait de comprendre que le cœur chasse le sang dans les artères par une contraction. (Chose qui est connue aujourd’hui, mais qui était une nouveauté audacieuse au XVII siècle). René Descartes, de son côté, avait toujours vu les choses autrement. Ce qui n’était aucunement critiquable, puisque personne n’avait eu les moyens de savoir comment fonctionnait cet organe. La question intéressante n’est pas l’ignorance de Descartes, puisqu’elle est l’ignorance de tous, mais plutôt : comment allait réagir Descartes ?
Notre ma
thématicien, physicien et philosophe français aurait pu s’intéresser aux travaux du médecin Harvey. Il aurait pu s’ouvrir à la nouveauté énoncée. Il aurait pu tenter de reproduire l’expérience décrite, il aurait pu vérifier par lui-même ou avec l’aide de quelque vétérinaire. Au lieu de cela, il s’est enferré dans un refus systématique. Il a critiqué Harvey et, en bon platonicien, il a réfuté l’expérience comme étant trompeuse. C’est tellement dommage, mais cela nous permet de mesurer, une fois de plus que même les plus belles intelligences peuvent se voir verrouillées par des idées fausses au service de certains paradigmes. On observe dans l’histoire, des démarches bloquées par des a priori qu’on appelle aussi des présupposés philosophiques.
Descartes est allé jusqu’à écrire à son ami Mersenne une déclaration éloquente : «J’explique tout ce qui appartient au mouvement du cœur, d’une façon entièrement contraire à Harvey. Cependant je veux bien qu’on pense que, si ce que j’ai écrit de cela se trouve faux, tout le reste de ma philosophie ne vaut rien.» (Descartes, Lettre à Mersenne, 9 février 1639).
Bien amicalement
Brunor
(1)Voir le nouveau livre : Rendre au hasard ce qui est au hasard, par Brunor. 150 pages, 60 dessins inédits. 10 euros. Chez Brunor éditions.
(2) voir l’ensemble de la série et des chroniques