Don Ciotti contre la mafia : la responsabilité de tous dans cette lutte

Entretien avec Daniele Zappalà (2/2)

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« Don Ciotti est profondément convaincu que tous les citoyens peuvent et doivent jouer un rôle pour bâtir ensemble une société plus juste… débarrassée de la présence mafieuse ». Pour cela, il est de « la responsabilité de tout un chacun » de lutter notamment contre la corruption, « qui est la véritable « couveuse » des mafias », souligne Daniele Zappalà dans ce second volet d’entretien sur l’ouvrage « Un prêtre contre la mafia » publié aux éditions Bayard (Cf. Zenit du 16 avril 2015 pour la première partie).

Zenit – Don Ciotti a dit récemment qu’il n’est pas seul : même s’il est tué – le prêtre vit sous escorte policière – il y a désormais tout un mouvement derrière lui. L’été notamment, des centaines de jeunes participent à des camps organisés par Libera (fondée par don Ciotti). Comment voyez-vous le travail de cette association depuis 20 ans dans l’éveil des consciences ?

Libera est une fédération d’associations (aujourd’hui, elles sont plus de 1.500 rien qu’en Italie) créée par don Ciotti il y a 20 ans. La naissance de Libera remonte à une phase particulièrement dramatique de l’histoire italienne. Entre 1992 et 1993, la société civile et les institutions italiennes ont été rudement mises à l’épreuve par un enchainement impressionnant d’attentats à la bombe d’origine mafieuse, aussi bien en Sicile qu’à Rome, Florence, Milan. Dans cette phase particulièrement meurtrière, les juges Giovanni Falcone et Paolo Borsellino ont payé de leur vie comme des dizaines d’autres victimes. Pendant ces mois dramatiques, avant de se redresser, certains ressentirent la forte tentation de jeter l’éponge, tellement le choc fut violent. Avec d’autres acteurs, don Ciotti et Libera sont devenus des symboles très concrets du puissant sursaut civil nécessaire pour vaincre les réseaux criminels.

Encore aujourd’hui, dans la bataille psychologique entre la société civile (au côté des institutions) et le crime organisé (et tous ses appuis nombreux et pas forcément visibles), Libera joue un rôle majeur pour permettre à tout citoyen, plus ou moins engagé, de surmonter également la peur. Le travail de Libera au sein de la société civile peut se comparer au lent et patient labourage quotidien d’un terrain afin qu’il devienne fertile et ne soit plus laissé à la merci des mauvaises herbes et du risque de désertification.

Parmi les buts premiers de Libera, il y a celui d’être un soutien pour les familles des victimes de la violence mafieuse. En Italie, comme en partout Europe, Libera veut également sensibiliser des sociétés civiles trop souvent « endormies » sur ces questions. Tout moyen peut s’avérer utile : des conférences, des actions d’information auprès des écoles, la vente fort symbolique de produits alimentaires issus des terres « arrachées » aux mafieux, des pétitions afin notamment que la législation italienne sur les biens confisqués devienne une législation européenne, etc.

Don Ciotti est aussi un ami du pape François, qui lui même est allé récemment à Naples et s’est rendu déjà trois fois en terre de mafia : que pensez-vous des prises de position du pape ?

Dès le début, le pape François a voulu clairement rappeler que l’Église ne devrait jamais faire semblant de ne pas voir ce drame de tous les jours que sont les mafias et les violences qu’elles font subir à des populations très vastes. Dans le sillage des prises de parole de Jean-Paul II et Benoît XVI, François a dit l’année dernière en Calabre, d’une façon on ne peut plus claire, que les mafieux ne peuvent pas prétendre faire partie de l’Église.

Au moins, tant qu’ils n’ont pas poursuivi un chemin long et sincère de conversion et de renoncement au mal qui passe par l’obligation de répondre devant la justice et devant la société des crimes commis.

Historiquement, les mafias italiennes ont souvent essayé d’instrumentaliser les symboles religieux pour accroître encore plus leur emprise au niveau local. Les mots très fermes de François sont donc d’un réconfort tout particulier pour les nombreux prêtres et autres chrétiens qui se retrouvent chaque jour confrontés au pouvoir local mafieux.

Comment expliquez-vous cette symbiose entre le pape et don Ciotti ?

L’entente profonde entre le pape François et don Ciotti, devenue très visible, naît sans doute de leur vision commune de la « centralité des périphéries » : c’est dans les périphéries et dans les autres territoires les plus guettés par une désertification morale que l’Église doit le plus s’efforcer de rendre visible et de faire partager la « vitamine » spirituelle de l’Évangile. Pape venu « du bout du monde » ayant amené à Rome dans son « bagage » une très intense expérience missionnaire dans les périphéries de Buenos Aires et de toute l’Argentine, François sans doute ne pouvait que s’entendre avec don Ciotti, connu en Italie depuis les années 1960 comme l’un des plus fervents et actifs « prêtres de rue » au service des toxicomanes, des prostituées, des malades du Sida et autres exclus.

Au fond, qu’est-ce que l’illégalité ? Qui peut lutter contre elle ?

Don Ciotti est profondément convaincu que tous les citoyens peuvent et doivent jouer un rôle pour bâtir ensemble une société plus juste, plus humaine et donc de plus en plus débarrassée de la présence mafieuse. Mais comme il nous l’a longuement expliqué, cette présence ne se limite pas aux actions illégales des criminels impliqués dans les trafics de stupéfiants, le racket, l’enfouissement sauvage des déchets toxiques etc. En réalité, il y a une vaste « zone grise » ou la mafia rencontre chaque jour de nombreuses personnes apparemment « normales » de la société civile, notamment par le biais de la corruption. Les politiques, les fonctionnaires, les entrepreneurs et en général tout citoyen sans exclusion aucune peuvent devenir les complices des mafias. D’après don Ciotti, la corruption est la véritable « couveuse » des mafias : une autre analyse qu’il partage avec le pape François. Parmi les messages les plus forts que don Ciotti veut livrer, il y a celui-ci : la force de la mafia est surtout « hors de la mafia », aussi paradoxal que cela puisse paraître. Autrement dit, une société civile véritablement imperméable au pouvoir corrupteur des mafias, entraînerait un affaiblissement décisif de celles-ci. Hélas, cela reste un objectif très lointain. Le chemin à parcourir est très long et don Ciotti ne se fait pas trop d’illusions dans le court terme, tout en gardant une confiance sur le fond quant aux capacités d’une société à se redresser d’un point de vue civil, moral, spirituel. Mais d’abord il faut cultiver et répandre le sens de la responsabilité de tout un chacun : c’est un autre point fondamental pour don Ciotti.

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Anne Kurian-Montabone

Baccalauréat canonique de théologie. Pigiste pour divers journaux de la presse chrétienne et auteur de cinq romans (éd. Quasar et Salvator). Journaliste à Zenit depuis octobre 2011.

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