Reprenons la Prière III dans l’ordre. Les chroniques 10 à 12 commentaient le paragraphe qui suit immédiatement le Sanctus. Que dit-il ? La prière est trinitaire. Elle part de la Création qui n’est pas chose profane puisque Dieu, non seulement lui donne la vie, mais la sanctifie. De la Création, la prière passe au Peuple de Dieu répandu dans tout l’univers : la vocation de l’humanité est d’être le sacerdoce de l’humanité pour rendre gloire à Dieu, pour lui offrir le sacrifice d’action de grâce, une « offrande pure ».
Mais comment des pécheurs pourraient-ils présenter une « offrande pure » ?
Continuité et mouvement
Ici commence le deuxième paragraphe. Il est vigoureusement relié au premier : « C’est pourquoi », ergo dit le latin, toujours économe en nombre de syllabes.
Par certains côtés, le deuxième paragraphe ressemble au premier. Lui aussi est trinitaire. Lui aussi parle de « sanctifier » les offrandes, comme il était dit, dans le premier paragraphe, que Dieu « sanctifie toutes choses ». Le Père sanctifie par Celui qui est la sanctification personnifiée, l’Esprit Saint. Le latin, économe, mais précis, spécifie que Dieu sanctifie les offrandes par « le même » Esprit qui est à l’œuvre dans la sanctification de toute créature. Nous trouvons aussi dans les deux paragraphes la même manière, la plus solennelle qui soit, de désigner Jésus : « ton Fils, Jésus Christ, notre Seigneur. »
Ces observations n’ont-elles qu’un intérêt grammatical, stylistique ? Si c’était le cas, elles n’auraient pas leur place dans ces petites chroniques qui visent seulement à mieux entrer dans le mouvement de la Prière III, et, indirectement, dans celui de toutes les Prières Eucharistiques. La similitude des deux paragraphes montre que, de la part de Dieu, l’oeuvre de Création et l’œuvre de salut ne font qu’un (voir la chronique n° 10).
Mais, puisqu’il a été question du « mouvement » de la Prière Eucharistique, le paragraphe que nous lisons aujourd’hui doit nous faire avancer par rapport au précédent. Car la Prière III obéit à la logique occidentale : contrairement à l’Ecriture et aux liturgies orientales, la liturgie latine, surtout après le concile Vatican II, n’aime pas les répétitions. Si une chose a été dite, inutile d’y revenir.
Des offrandes à l’offrande
Le premier paragraphe (« Tu es vraiment saint… ») continuait dans le style de la Préface, en énonçant les merveilles de Dieu : la Création et le rassemblement d’un peuple sacerdotal. Le deuxième paragraphe est une demande : « Nous te supplions… » En effet, nous n’avons pas répondu à la question : « Comment des pécheurs pourraient-ils offrir une offrande pure ? » La réponse, c’est que l’offrande sera celle du Seigneur Jésus lui-même. Nous avons apporté « des offrandes » pour qu’elle devienne « une offrande pure » : le texte passe du pluriel au singulier. « Les offrandes », c’est toute la diversité de l’assemblée qui est réunie. « L’offrande », c’est le Christ, l’Unique, en qui nous sommes un.
En latin, d’ailleurs, ce n’est pas le même mot qui est employé. Munera pour les offrandes ; c’est un mot qui n’est pas très différent de « cadeau » ; on le retrouve dans « munificence ». Oblatio est un terme proprement religieux. Il est employé, par exemple, assez souvent, dans la traduction latine de l’épître aux Hébreux : « Nous sommes sanctifiés par l’oblation du corps de Jésus Christ, une fois pour toutes » (Hébreux 10, 10).
Pour que nous puissions présenter au Père l’offrande pure et unique qu’est le sacrifice de son Fils, il ne suffit pas que les offrandes soient bénies ou sanctifiées comme l’est toute la Création. Ils faut qu’elles soient « consacrées » et deviennent le corps et le sang du Christ. Le réalisme et l’actualité de l’offrande qui est celle-là même du Christ exige la présence « réelle » de son corps et de son sang.
Sur ordre
« Nous te supplions », dit la prière, car la demande que nous adressons au Père est follement audacieuse. Nous ne pouvons d’ailleurs la formuler qu’en revendiquant un ordre du Seigneur Jésus : c’est lui « qui nous a dit de célébrer ce mystère ». Il nous en a donné le « mandat », mandatum : c’est à la fois un signe de confiance, une mission et un ordre.
Le choix de ce mot, mandatum, n’est pas sans importance. Il nous renvoie à la cérémonie du lavement des pieds, le Jeudi saint. Après avoir repris son vêtement, Jésus dit à ses disciples : « Je vous donne un commandement (mandatum, dit la traduction latine) nouveau, c’est de vous aimer les uns les autres comme je vous ai aimés » (Jean 13 , 34). Pour cette raison, le rite du lavement des pieds était appelé « le Mandatum ».
Ce n’est peut-être pas par hasard que les rédacteurs de la Prière III ont choisi ce mot. Ils voulaient sans doute établir le lien entre les deux moments de la Dernière Cène : le lavement des pieds et l’institution de l’Eucharistie. Comment le Christ a-t-il aimé ? En livrant son corps, en versant son sang. Telle est la norme de l’amour que Jésus nous demande de pratiquer.
Avant la récitation du Notre Père, le prêtre dira : « Comme nous l’avons appris du Seigneur et selon son commandement, nous osons dire : … » Dans cette monition, nous retrouvons l’audace et le commandement. Comme pour l’Eucharistie. De nouveau, ce n’est, sans doute, pas par hasard.
Pour que le pain et le vin soient consacrés, l’Esprit Saint est invoqué, « appelé ». Tl est le sens du mot qui désigne cette partie de la Prière : « épiclèse ». Ce sera le thème de la prochaine chronique.