Dans cette réflexion sur le théologien dominicain, rhénan, Eckhart von Hochheim, dit Maître Eckhart (1260-1328), Marie-Anne Vannier, de l’Université de Lorraine, met en évidence sa grande actualité, notamment, pour le dialogue interreligieux, avec une clef, dans ce premier de deux volets, « la naissance de Dieu dans l’âme ».
L’ACTUALITE D’ECKHART
« Eckhart attire, écrivait Kurt Flasch en ouverture de son dernier livre. La radicalité de sa pensée et la force de sa langue fascinent aujourd’hui encore. Son destin tragique émeut »[1]. En fait, l’actualité d’Eckhart a quelque chose de paradoxal. Il est vrai que le Thuringien savait jouer du paradoxe et en joue encore, mais comment se fait-il qu’un auteur du XIV° siècle qui a été avant tout un Frère Prêcheur fasse l’objet d’un tel engouement, à tel point que son œuvre allemande, essentiellement composée de sermons, fasse partie des best sellers aujourd’hui ? La redécouverte de ses écrits depuis un peu plus d’un demi siècle n’y est pas étrangère, mais plus profondément, Eckhart est assez atypique au XIV° siècle. Sans doute reprend-il les méthodes classiques de son temps qui ne sont plus guère parlantes pour nous, mais il innove aussi dans son œuvre allemande, afin de s’adresser à tous. Il a une largeur de vue qui en fait une référence aujourd’hui encore. A son époque, il a engagé, à sa manière, un dialogue interreligieux et il fait toujours autorité dans le domaine. Plus radicalement, il part d’une expérience spirituelle très forte qui traverse les âges, « il parlait à partir de l’éternité », disait son disciple Jean Tauler[2]. Pour mieux comprendre son actualité, nous envisagerons, en guise d’épilogue, son apport à la thématique intellect-sujet-image qui a fait l’objet de notre recherche franco-allemande ces trois dernières années, dans le cadre de la MSH Lorraine.
1. LA REDECOUVERTE DE L’ŒUVRE D’ECKHART ET SON INFLUENCE
Sans doute vivons-nous un tournant : depuis peu l’œuvre d’Eckhart nous est accessible dans la célèbre édition de Kohlhammer, même si quelques sermons allemands restent encore à identifier : dans l’immédiat les Sermons 111 à 128 (Bd. IV, 2) et d’autres sermons et traités (Bd. VI). C’est pour nous une chance, car nous pouvons mesurer l’actualité d’Eckhart à partir de l’ensemble de son œuvre et non pas en fonction de quelques morceaux choisis, comme c’était le cas il y a quelques années encore. Ainsi dispose-t-on depuis 2003 de l’identification et de l’édition critique du cycle de sermons sur la naissance de Dieu que sont les Sermons 101 à 104, qui constituent le cœur de l’œuvre d’Eckhart. Nous pouvons situer ces Sermons comme datant de l’époque d’Erfurt, c’est-à-dire dans la première partie de l’œuvre d’Eckhart, ce qui renvoie à son actualité inactuelle, à l’expérience spirituelle qu’Eckhart a eue apparemment très tôt, qu’il a voulu partager aux autres et qui a conditionné ses écrits. Il y a donc une actualité éditoriale d’Eckhart.
Maintenant que son œuvre commence à être largement diffusée, de nombreux autres en feront également leur miel, autant dire que l’actualité d’Eckhart n’est pas prêt de s’éteindre, mais à quoi tient-elle donc ? Pour le comprendre, il importe de pénétrer l’œuvre d’Eckhart. Il nous en donne, en quelque sorte, une clef dans les Entretiens spirituels, en invitant chacun à être un esprit libre. Lui-même l’a été. Ainsi réinterprète-t-il les catégories de son époque, pour en venir à l’esprit libre, comme le montrera Jean Devriendt à partir de son œuvre latine.
L’actualité d’Eckhart dans le dialogue interreligieux
A son époque, il a mené ce dialogue à sa manière avec les penseurs juifs et musulmans, il est allé loin dans l’approfondissement, mais paradoxalement, c’est avec le bouddhisme que le dialogue semble avoir aujourd’hui le plus d’impact, alors qu’on peut aller jusqu’à se demander si Eckhart a connu le bouddhisme et quelles sont les analogies sur le plan de l’expérience spirituelle. C’est tout le problème de l’apophatisme qui intervient.
C’est avec le Judaïsme qu’Eckhart a véritablement mené le dialogue interreligieux, tant sur le plan théorique que pratique. Il se réfère souvent à Maïmonide. « Sur les traces de Maïmonide, il ouvre la perspective d’un principe générateur infini, contenu dans l’affirmation ego sum qui sum, ce qui lui permet de maintenir et de perpétuer l’unité de la création par une transcendance et d’échapper au risque du monisme immanent. C’est en ce sens également que la negatio negationis est l’affirmation la plus pure et même la seule véritable affirmation, contenue dans cette répétition : « Aucune […] négation, rien de négatif ne convient à Dieu, sinon la négation de la négation que signifie l’un attribué négativement : “Dieu est un” (Dt. 6 ; Ga. 3). Mais la négation de la négation est l’affirmation la plus pure et la plus pleine : “Je suis celui qui suis” » (In Exod., n. 73, cité dans Zum Brunn et de Libera, 1984, p. 148). Tout le mystère est dans la répétition pour Maïmonide. Il est dans cette auto-affirmation prenant la forme d’une double négation et contenant la reduplicatio divine selon Eckhart. L’un et l’autre construisent leurs outils de retranchement pour atteindre la pureté de cette seule affirmation : attribution négative, interprétation allégorique, analogies »[3]. Eckhart réinterprète aussi Maïmonide avec la notion de puritas essendi, évoquée par Exode 3, 14. Mais, en général dans ce qu’Etienne Gilson appelait « la métaphysique de l’Exode », Eckhart est proche de Maïmonide. Il s’en éloigne, en revanche, en complétant sa « métaphysique de l’Exode » par une « métaphysique du Verbe ».
Mais, sur d’autres points, il reprend et réinterprète les idées de Maïmonide, en particulier quant à l’articulation foi-raison et il le fait, de manière très actuelle.
Il a dû également reprendre et réinterpréter la mystique juive, en particulier celle d’Abraham Aboulafia pour rendre compte de la vie en Dieu, ce qui l’a amené à l’interpréter en termes de bullitio et d’ebullitio.
D’autre part, Eckhart a apparemment pratiqué un dialogue suivi avec la communauté juive d’Erfurt, puis avec celle de Strasbourg. Il a dû connaître ainsi le Sefer Hassidim, et en choisissant la figure de l’homme noble, c’est celle du hassid par excellence qu’il reprend tout en en proposant une relecture christologique. Mais cette partie de son œuvre fait partie de ce qu’Emilie zum Brunn appelait « le non-dit »[4], dans la mesure où, à l’époque, s’il y avait un dialogue entre intellectuels juifs et chrétiens, il est, en revanche, difficile de parler de dialogue interreligieux, tel qu’on le comprend aujourd’hui. Or, Eckhart semble avoir été un pionnier dans le domaine, d’où son actualité.
Avec l’Islam, il en va différemment et l’originalité d’Eckhart est moins grande. Il fait partie des intellectuels qui, à la suite de la redécouverte d’Aristote au XIII° siècle grâce à ceux qu’on appelle « les philosophes arabes », reprend et réinterprète les œuvres d’Avicenne et d’Averroès, mais il n’engage pas à proprement parler de dialogue interreligieux avec l’Islam[5].
Quant au bouddhisme, il n’en parle jamais, mais il est vrai que la place qu’Eckhart donne au détachement, le choix qu’il fait de l’apophatisme, son insistance sur l’Un… ne sont pas sans faire penser
au bouddhisme, mais, à la différence du bouddhisme, Eckhart ne parle pas de l’illumination, mais de la naissance de Dieu dans l’âme et, à la suite de son expérience spirituelle, il met l’accent sur la constitution de la personne, ce qui l’éloigne du bouddhisme.
(à suivre)
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Pour plus d’informations, voir : L’Encyclopédie des mystiques rhénans d’Eckhart à Nicolas de Cues et leur réception, Paris, Cerf, 2011, ainsi que les outils de travail correspondant: Anthologies des mystiques rhénans, Paris, Cerf, 2010 d’une part et L’Anthologie Nicolas de Cues, Paris, Cerf, 2012, d’autre part, ainsi que le volume d’iconographie (en cours) constituent un ensemble intitulé : L’apogée de la théologie mystique de l’Eglise d’Occident, en écho à l’ouvrage de Vladimir Lossky, Essai sur la théologie mystique de l’Eglise d’Orient. Vladimir Losssky est un des pionniers des études eckhartiennes.
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[1] K. FLASCH, Maître Eckhart, Paris, Vrin, 2011, p. 9. (Meister Eckhart, Philosoph des Christentums, München, Beck, 2009, S. ).
[2] Sermon 15.
[3][3] G. ROUX, « Maïmonide », Encyclopédie, p.
[4] E. ZUM BRUNN, Voici maître Eckhart, Grenoble, J. Million, 1994, p.
[5] K. FLASCH, Die Geburt der ‘Deutschen Mystik’ aus dem Geist der arabischen Philosophie, München, Beck, 2006.