Rencontre extraordinaire entre le pape François et Eugenio Scalfari (2/2)

Le « oui » du pape au soir du conclave

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L’acceptation de la charge de successeur de Pierre, les saints préférés, l’Eglise de demain: le pape François a poursuivi son dialogue avec Eugenio Scalfari dans les colonnes du quotidien italien « La Repubblica » (cf. Zenit du 12 septembre 2013, pour l’analyse, et Zenit du 13 septembre pour le texte).

L’entretien a eu lieu au Vatican, le 24 septembre, après la lettre du pape François à la « Repubblica », et après un appel téléphonique qu’Eugenio Scalfari déclare ne jamais pouvoir oublier. Nous avons publié la première partie le 1er octobre, voici la fin de cet entretien dans la traduction d’Hélène Ginabat.

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NOTE: Le texte de cet entretien que nous avons publié en deux fois, le 1er octobre et ce 14 octobre, a été retiré du site du Vatican pour les raisons que nous expliquons dans notre article du 16 novembre 2013: c’est bien un article de presse et non pas un texte écrit de la main du pape. En particulier une erreur s’est glissée à propos du Conclave: des cardinaux présents on démenti fermement que le cardinal Bergoglio se soit retiré pour prier seul avant de consentir à assumer la charge de Successeur de Pierre.

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Paul, François, Augustin et Ignace

Le pape confie quel son ses saints de prédilection: « Saint Paul est celui qui a posé les piliers de notre religion et de notre foi. On ne peut pas être des chrétiens conscients sans saint Paul. Il a traduit la prédication du Christ en une structure doctrinale qui, même avec les mises à jour d’un nombre immense de penseurs, de théologiens, de pasteurs, d’âmes, a résisté et résiste encore après deux mille ans. Et ensuite Augustin, Benoît, Thomas et Ignace. Et naturellement François. Dois-je vous expliquer pourquoi ? (…) Toutefois je ne veux pas éluder votre question parce que vous ne m’avez pas demandé une classification selon leur importance culturelle et religieuse mais sur qui est le plus proche de mon âme. Alors, je répondrai : Augustin et François. »

Et de préciser, pour Augustin – que le pape émérite aime tant également – : « Augustin est aussi un point de référence de mon prédécesseur. Ce saint a traversé beaucoup d’événements dans sa vie et il a changé plusieurs fois de position doctrinale. Il a aussi eu des paroles trop dures à l’encontre des juifs, que je n’ai jamais partagées. Il a écrit de nombreux livres et celui qui me semble le plus révélateur de son intimité intellectuelle et spirituelle est « Les Confessions », qui contiennent aussi quelques manifestations de mysticisme mais il n’est pas du tout, comme beaucoup le soutiennent, l’héritier de saint Paul. Au contraire, il voit l’Église et la foi d’une manière profondément différente de celle de Paul, peut-être aussi parce que quatre siècles les séparent l’un de l’autre. Pour moi, elle se trouve sur deux points, importants. Augustin se sent impuissant face à l’immensité de Dieu et aux devoirs qu’un chrétien, et un évêque, devrait remplir. Et pourtant, il n’était vraiment pas impuissant, mais son âme se sentait toujours  et de toute façon en-dessous de ce qu’il aurait voulu et de ce qu’il aurait dû. Et puis la grâce donnée par le Seigneur comme élément fondateur de la foi, de la vie, du sens de la vie. Celui qui n’est pas touché par la grâce peut être une personne sans peur et sans reproche, comme on dit, mais il ne sera jamais comme la personne que la grâce a touché. C’est cela, l’intuition d’Augustin. »

Il évoque aussi la mystique de saint Ignace de Loyola: « Ignace, pour des raisons compréhensibles, est celui que je connais le mieux. Il a fondé notre Ordre. Je vous rappelle que Carlo Maria Martini, qui m’était très cher, ainsi qu’à vous, appartenait aussi à son Ordre. Les jésuites ont été, et sont encore, le levain – pas le seul, mais peut-être le plus efficace – du catholicisme : culture, enseignement, témoignage missionnaire, fidélité au pape. Mais Ignace, qui a fondé la Compagnie, était aussi un réformateur et un mystique. Surtout un mystique. »

Pour le pape les mystiques « ont eu une importance fondamentale. Une religion sans mystiques est une philosophie. (…) Même François, par de nombreux aspects de sa vie, en était un mais je ne crois pas avoir cette vocation, et puis, il faut s’entendre sur le sens profond de ce mot. Le mystique réussit à se dépouiller du faire, des faits, des objectifs et même de la dimension pastorale et missionnaire, et il s’élève jusqu’à atteindre la communion avec les Béatitudes. De brefs moments mais qui remplissent toute sa vie. »

Le « oui » du pape François

Il fait cette confidence sur le moment où il a accepté d’être pape : « Avant d’accepter, j’ai demandé de pouvoir me retirer quelques minutes dans la pièce à côté de celle qui donne sur la place avec la loggia. J’avais la tête complètement vide et une grande angoisse m’avait envahi. Pour la faire passer et me détendre, j’ai fermé les yeux et toute pensée a disparu, y compris celle de refuser d’accepter la charge, comme y autorise, du reste, la procédure liturgique. J’ai fermé les yeux et je n’ai plus ressenti aucune angoisse ni émotion. À un moment, une grande lumière m’a envahi, cela a duré un instant mais qui m’a semblé très long. Puis la lumière s’est dissipée et je me suis levé brusquement pour me diriger dans la pièce où m’attendaient les cardinaux, vers la table sur laquelle était posé l’acte d’acceptation. Je l’ai signé, le cardinal camerlingue l’a contresigné, puis il y a eu l’ « Habemus papam » à la loggia. »

Le pape revient sur le nom de François en disant de son saint patron : « Il est très grand, parce qu’il est tout. Un homme qui veut faire, qui veut construire, il fonde un Ordre avec ses règles, il est itinérant et missionnaire, il est poète et prophète, il est mystique, il a constaté le mal présent en lui et il en est sorti, il aime la nature, les animaux, la moindre herbe des champs et les oiseaux qui volent dans le ciel, mais surtout il aime les personnes, les enfants, les personnes âgées, les femmes. Il est l’exemple le plus lumineux de cette agapè dont nous parlions tout à l’heure. (…) François voulait un Ordre mendiant et itinérant. Des missionnaires cherchant à rencontrer, écouter, dialoguer, aider, propager la foi et l’amour. Surtout l’amour. Et il rêvait d’une Église pauvre qui prenne soin des autres, reçoive de l’aide matérielle et l’utilise pour soutenir les autres, sans se préoccuper du tout d’elle-même. Huit-cent ans se sont écoulés depuis, et les temps ont beaucoup changé, mais l’idéal d’une Église missionnaire et pauvre est encore plus que valide. C’est en tous cas l’Église que Jésus et ses disciples ont prêchée. »

Etre une minorité est une force

« Vous, les chrétiens, vous êtes désormais une minorité », fait observer le journaliste auquel le pape répond : « Nous l’avons toujours été, mais la question d’aujourd’hui n’est pas celle-là. Personnellement, je pense qu’être une minorité est en fait une force. Nous devons être un levain de vie et d’amour et le levain est une quantité infiniment plus petite que la masse des fruits, des fleurs et des arbres qui naissent de ce levain. Il me semble avoir déjà dit auparavant que notre objectif n’est pas le prosélytisme mais l’écoute des besoins, des désirs,
des désillusions, du désespoir, de l’espérance. Nous devons redonner espérance aux jeunes, aider les personnes âgées, ouvrir vers l’avenir, propager l’amour. Pauvres parmi les pauvres. Nous devons inclure les exclus et prêcher la paix. Vatican II, inspiré par le pape Jean et par Paul VI, a décidé de regarder l’avenir dans un esprit moderne et d’ouvrir les portes à la culture moderne. Les Pères conciliaires savaient qu’ouvrir les portes à la culture moderne impliquait l’œcuménisme religieux et le dialogue avec les non croyants. Depuis, très peu de choses ont été faites dans cette direction. J’ai l’humilité et l’ambition de vouloir le faire. »

A propos de la « crise profonde » de la planète, Eugenio Sclafari fait à son tour cette confidence sur sa volonté de dialogue avec des croyants: « La société moderne sur toute la planète traverse un moment de crise profonde, pas seulement économique mais sociale et spirituelle. Au début de notre rencontre, vous avez décrit une génération chassée dans le présent. Nous aussi, les non croyants, nous ressentons cette souffrance presque anthropologique.  C’est pour cela que nous voulons dialoguer avec les croyants et avec celui qui les représente le mieux. »

L’importance des synodes

« Je ne sais pas si je suis leur meilleur représentant, mais la Providence m’a mis à la tête de l’Église et du diocèse de Rome. Je ferai ce que je pourrai pour remplir le mandat qui m’a été confié », répond le pape avant une salve de Scalfari que le pape n’élude pas : « Je pense que l’amour du pouvoir temporel est encore trop fort à l’intérieur des murs du Vatican et dans la structure institutionnelle de toute l’Église. Je pense que l’Institution prédomine sur l’Église pauvre et missionnaire que vous voudriez. »

« Les choses sont en effet ainsi, répond le pape François, et, dans ce domaine, les miracles n’existent pas. Je vous rappelle que François aussi, à son époque, a dû longtemps négocier avec la hiérarchie de Rome et avec le pape pour faire reconnaître la règle de son Ordre. Il a fini par obtenir l’approbation, mais avec des changements et des compromis importants (…). Je ne suis certainement pas François d’Assise, et je n’ai ni sa force ni sa sainteté. Mais je suis l’évêque de Rome et le pape de la catholicité. Pour commencer, j’ai décidé de nommer un groupe de huit cardinaux pour être mon conseil. Non pas des courtisans, mais des personnes sages et animées des mêmes sentiments que moi. Ceci est le début de cette Église avec une organisation non seulement verticale mais aussi horizontale. Lorsque le cardinal Martini en parlait, en mettant l’accent sur les Conciles et sur les Synodes, il savait très bien que la route à parcourir pour y arriver était longue et difficile. Avec prudence, mais avec fermeté et ténacité. »

Pour ce qui est de la politique, il redit : « l’Église ne s’occupera pas de politique », mais s’explique sur ses encouragements à l’engagement des citoyens en politique : « J’ai dit que la politique est la première des activités civiles et qu’elle a son propre champ d’action qui n’est pas celui de la religion. Les institutions politiques sont laïques par définition et œuvrent dans des sphères indépendantes. Cela, tous mes prédécesseurs l’ont dit, au moins depuis pas mal d’années, chacun à sa façon bien sûr. Je crois que les catholiques engagés en politique portent en eux les valeurs de la religion, mais ils ont une conscience et une compétence mûres pour les appliquer. L’Église n’ira jamais au-delà de son devoir d’exprimer et de diffuser ses valeurs, au moins tant que je serai ici.

Le pape interroge le journaliste 

Puis le pape interroge le journaliste, un échange des rôle qui en dit long sur la qualité de leur dialogue, de leur rencontre : « Vous-même, laïc non croyant en Dieu, en quoi croyez-vous ? Vous êtes un écrivain et un homme de pensée. Vous devez bien croire en quelque chose, avoir une valeur dominante.  Ne me répondez pas par des mots comme l’honnêteté, la recherche, la vision du bien commun, qui sont des principes et des valeurs importantes, mais ce n’est pas ce que je vous demande. Je vous demande ce que vous pensez de l’essence du monde, ou plutôt de l’univers. Vous vous demandez certainement, comme tout le monde, qui nous sommes, d’où nous venons, où nous allons. Même un enfant se pose ces questions. Et vous ? »

« Je vous remercie pour cette question. La réponse est celle-ci : je crois dans l’Être, c’est-à-dire dans le tissu d’où surgissent les formes, les êtres », répond Eugenio Sclafari.

« Et moi, dit le pape, je crois en Dieu. Non pas en un Dieu catholique, il n’existe pas de Dieu catholique, il existe Dieu. Et je crois en Jésus-Christ, son incarnation. Jésus est mon maître et mon pasteur, mais Dieu, le Père, Abba, est la lumière et le Créateur. Voilà qui est mon Être. Vous semble-t-il que nous sommes très éloignés l’un de l’autre ? » Le pape ajoute : « Dieu est la lumière qui illumine les ténèbres même si elle ne les dissout pas et une étincelle de cette lumière divine est à l’intérieur de chacun de nous. Dans la lettre que je vous ai écrite, je me souviens de vous avoir dit que même notre espèce finira, mais la lumière de Dieu ne finira pas et, à ce moment-là, elle envahira toutes les âmes et sera toute en tous. » Il précise, à la demande de Scalfari : « La transcendance reste parce que cette lumière, toute en tous, transcende l’univers et les espèces qui, dans cette phase, le peuplent. Mais revenons au présent. Nous avons fait un pas en avant dans notre dialogue. Nous avons constaté que dans notre société et dans le monde où nous vivons, l’égoïsme a augmenté beaucoup plus que l’amour des autres et les hommes de bonne volonté doivent œuvrer, chacun selon sa force et ses compétences, pour faire en sorte que l’amour des autres augmente jusqu’à être équivalent à l’amour de soi-même et, si possible, le dépasser. »

Dans la ligne de l’enseignement social de ses prédécesseurs, le pape dénonce le « libéralisme sauvage » : «  Personnellement, je pense que le soi-disant libéralisme sauvage ne fait que rendre plus forts les forts, plus faibles les faibles et plus exclus les exclus. Il faut une grande liberté, aucune discrimination, pas de démagogie et beaucoup d’amour. Il faut des règles de comportement et aussi, si nécessaire, des interventions directes de l’État pour corriger les inégalités les plus intolérables. »

Avant de se séparer le pape ajoute : « Nous parlerons du rôle des femmes dans l’Église. Je vous rappelle que l’Église est féminine » : des propos qu’il a développés samedi dernier, 12 octobre, à propos de Mulieris Dignitatem (cf. Zenit du 14 octobre 2013).

Il conclut : « Portez ma bénédiction à toute votre famille et demandez-leur de prier pour moi. Pensez à moi, pensez souvent à moi. »

« Nous nous serrons la main et il reste là, les deux doigts levés en signe de bénédiction. Je le salue par la fenêtre. Voilà le pape François. Si l’Église devient telle qu’il la pense et la veut, il y aura eu un changement historique », conclut Eugenio Scalfari.

Traduction d’Hélène Ginabat

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Anita Bourdin

Journaliste française accréditée près le Saint-Siège depuis 1995. Rédactrice en chef de fr.zenit.org. Elle a lancé le service français Zenit en janvier 1999. Master en journalisme (Bruxelles). Maîtrise en lettres classiques (Paris). Habilitation au doctorat en théologie biblique (Rome). Correspondante à Rome de Radio Espérance.

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