ROME, mardi 7 février 2012 (ZENIT.org) – Trente ans après la publication de Familiaris consortio, le cardinal Carlo Caffarra, archevêque de Bologne, dresse, dans cette analyse, l’état des lieux de l’institution du mariage et de la famille en Occident et qualifie la situation actuelle de « tournant historique ». Analysant les défis que doit affronter la pensée chrétienne, l’archevêque italien préconise un approfondissement de la réflexion anthropologique introduite par l’exhortation apostolique. Il faut, dit-il, reconstruire « une vision de l’homme » pour « vraiment répondre aux questions de l’homme sur lui-même et sur son destin ».
Réflexions du card. Caffarra
Je pense qu’au cours des trente années qui nous séparent de la publication de Familiaris consortio, un changement radical s’est produit dans la manière dont l’Occident considère le mariage, et donc la famille ; il s’est opéré un tournant historique dans la culture occidentale. Je vais tenter de le décrire brièvement.
L’Occident a toujours eu des difficultés à accepter la proposition chrétienne du mariage et de la famille sur le plan pratique. C’est une attitude que je pourrais schématiser ainsi : « Cette manière de concevoir et de proposer le mariage est vraie, belle, mais elle n’est pas praticable dans sa totalité ». En bref, ce n’est pas sa vérité qui est mise en question, mais sa mise en oeuvre. Dans la doctrine chrétienne, c’est plus spécialement le principe de l’indissolubilité que l’on a jugé ainsi et aussi, surtout au siècle dernier, la doctrine concernant la procréation responsable.
Cette forme, dirons-nous, de contestation a aussi indéniablement favorisé, de la part de l’Eglise, un approfondissement et une précision toujours plus grande de sa doctrine. Et à partir de Léon XIII, les interventions du magistère se sont succédé, de plus en plus nombreuses, jusqu’à l’enseignement considérable du bienheureux Jean-Paul II.
Ces dernières années ont connu cependant un véritable tournant historique qui est toujours actuel. Ce n’est pas la dimension de mise en oeuvre de la proposition chrétienne qui est remise en cause, c’est sa vérité. Ou mieux, c’est la vérité de l’institution du mariage comme telle qui a été progressivement contestée. Je m’explique, en partant justement de ce point.
Depuis toujours, l’Occident avait pensé que l’institution matrimoniale, même dans la diversité des formes selon lesquelles elle était juridiquement réglementée et quotidiennement vécue, avait une nature propre. Tout n’est pas conventionnel, et donc négociable, dans le mariage. Il existe un « noyau dur », c’est-à-dire une vérité du mariage, indépendant des vicissitudes historiques.
Que s’est-il passé, et que se passe-t-il encore ? On nie qu’il existe dans le mariage « quelque chose » que les conventions ne peuvent pas changer. Plus précisément, le mariage n’est pas, par sa nature, une union légitime hétérosexuelle ordonnée à la procréation-éducation des enfants ; il peut aussi être une union légitime homosexuelle, et la procréation peut être légitimement recherchée séparément de la sexualité conjugale. Qui décrète si le mariage est entre des personnes de sexes différents ou égaux ? Cela relève de la décision autonome de l’individu, que les systèmes juridiques doivent simplement reconnaître sans discrimination d’aucune sorte.
J’espère qu’on voit clairement maintenant en quoi consiste ce tournant historique dont je parlais. On ne dit pas : la proposition chrétienne est impossible à réaliser. On dit : elle est fausse.
Arrivé à ce point, je dois éclairer un peu cette description de ce tournant historique. Le mariage est quelque chose de singulier dans la doctrine chrétienne. C’est l’un des sept sacrements, mais il n’a pas été « inventé » par Jésus-Christ. Le caractère sacramentel présuppose toujours ce que nous pouvons appeler le mariage naturel, et « ce qui définit l’institution matrimoniale comme telle », ainsi que je l’ai exprimé précédemment. Puisque c’est cela que la doctrine chrétienne affirme, l’attaque contre la vérité du mariage concerne aussi la proposition chrétienne ; elle la concerne à sa racine.
Je dis « aussi » parce que ce sujet de discorde n’implique pas seulement l’Eglise mais aussi – j’oserais dire, surtout – la société civile et sa souveraine organisation juridique, c’est-à-dire l’Etat. Je reprends, pour le compléter, le thème du tournant historique. Cette mutation concernant l’essence même du mariage a entrainé une mutation sur l’essence des relations fondamentales qui constituent la famille : paternité/maternité – filiation – fraternité.
Si je ne considère pas l’hétérosexualité comme un élément constitutif de l’institution matrimoniale, je dois pour cela modifier la définition de paternité-maternité. La génération de la personne et sa généalogie sont enracinées dans la biologie et, en même temps, elles la transcendent sans la nier. C’est dans la biologie de la personne qu’est inscrite la généalogie de la personne (Jean-Paul II, Lettre aux familles 9, 1, du 2 février 1994). Si l’on arrache à la biologie la relation fondamentale paternité/maternité – filiation, il faut alors la redéfinir à nouveaux frais. Qui est le père/la mère ? Qui a donné la semence ou qui s’attribue l’enfant ? Qui a donné l’ovule ou qui accueille l’enfant ? La relation peut alors être définie selon les conventions acceptées et légalement transcrites. Le conventionnalisme qui a investi l’institution matrimoniale a inévitablement impliqué l’institution familiale.
Finalement, dans quelle situation l’Occident se trouve-t-il par rapport au mariage et à la famille ? Je peux donner une réponse à partir d’un exemple. On peut détruire un édifice de deux manières. Avec une bombe, je le rase au sol ; ou bien je peux le déconstruire pièce par pièce. Dans le premier cas, à la fin, il ne me reste que de la poussière et des décombres ; dans le second cas, j’ai encore tous les morceaux mais je n’ai plus l’édifice. C’est le second cas qui est arrivé au mariage et à la famille. Il nous reste encore tous les morceaux. Nous continuons à parler d’époux, de paternité/maternité ; les systèmes juridiques ont encore leurs institutions. Mais ce sont des morceaux, c’est-à-dire des mots qui ne véhiculent plus des significations univoques, parce qu’on les a extraits de l’ensemble qui les définissait. (…)
Familiaris consortio est le document de base de toute pastorale sur le mariage. Déjà, en 1974, Karol Wojtyla écrivait : « Une compréhension honnête de la réalité du mariage et de la famille, basée sur la foi, nécessite un approfondissement de l’anthropologie de la personne et du don, ainsi qu’un approfondissement du critère de communauté de personnes (« communio personarum »).
Familiaris consortio a introduit une réflexion anthropologique ample et forte, et en a fait une exigence incontournable pour comprendre et faire comprendre la doctrine chrétienne du mariage.
Ces trois décennies qui nous séparent de la promulgation de Familiaris consortio ont montré combien cette vision était prophétique.
L’exigence de la réflexion anthropologique, comme dimension essentielle de la proposition chrétienne du mariage, a assumé un caractère de plus en plus urgent, même et avant tout du point de vue théorique. Ce qu’il faut, c’est la reconstruction d’une vision de l’homme qui, générée par la foi, pourra vraiment répondre aux questions de l’homme sur lui-même et sur son destin. Mais pour que cette reconstruction puisse advenir, la pensée chrétienne doit affronter et relever trois déf
is fondamentaux que le monde contemporain nous lance : le défi du nihilisme métaphysique, le défi du cynisme moral et le défi de l’individualisme asocial.
Le défi du nihilisme : il repose sur la négation du rapport originel entre notre raison et la réalité. Négation qui comporte une considération de la réalité elle-même comme s’il s’agissait d’une illusion ou d’un jeu dont les règles seraient purement conventionnelles. C’est un défi lancé au réalisme de la foi, parce qu’il part de la négation de la capacité de la raison à aller au-delà de ce qui est vérifiable. Si la pensée chrétienne ne relève pas ce défi, nous ne sortirons pas du constructivisme conventionnel dans lequel est tombée la doctrine civile du mariage.
Le défi du cynisme : lorsque l’on nie à la réalité toute consistance, on perd le sens de la divergence essentielle qui existe entre le bien et le mal, et en même temps le goût du choix libre. Tout les choix ont la même signification, et donc aucun choix n’a de signification. L’éthique, entendue comme passion pour la garde de l’homme, est morte. C’est un défi au réalisme de l’espérance, parce qu’il part de la négation de la fin ultime de la vie. Si la pensée chrétienne ne relève pas ce défi, nous ne sortirons pas de l’incapacité à montrer l’écart qui existe entre ce bien qu’est l’amour conjugal et le vague sens aseptisé d’un amour qui ne sait plus comment se définir, et qui met au même niveau toute forme de vie en commun.
Le défi de l’individualisme : c’est la conséquence des deux défis précédents. La cohabitation humaine est pensée comme une coexistence réglementée par des égoïsmes opposés. C’est un défi au réalisme de la charité chrétienne, parce qu’il part de la négation pure et simple de la catégorie anthropologique et éthique de la proximité. Si la pensée chrétienne ne relève pas ce défi, c’est la possibilité même de parler de manière sensée et compréhensible du mariage chrétien qui sera compromise.
Le mariage et la famille sont un des chemins privilégiés pour avoir une intelligence théologique et philosophique de la vérité sur l’homme et, sur ce chemin, il est inévitable aujourd’hui d’être provoqué par ce triple défi.
Traduction de l’italien par Hélène Ginabat