ROME, Dimanche 19 décembre 2010 (ZENIT.org) – Un programme éducatif parrainé par l’Eglise catholique en Bosnie-Herzégovine veut contribuer à l’effort de réconciliation et à l’instauration de relations interreligieuses.
Dans cette interview accordée à l’émission de télévision « Là où Dieu pleure », Ivan et Mirela Cigic, journalistes et réalisateurs de films catholiques, parlent du programme Ecoles pour l’Europe, qui réunit pacifiquement étudiants catholiques, orthodoxes et musulmans.
Le couple explique comment cette initiative a été décisive pour construire un avenir dans un pays qui vient de vivre la guerre de Bosnie.
Q: Ivan, vous avez connu la guerre ; vous avez vécu la guerre. Qu’est-ce qu’elle a représenté pour vous?
Ivan : En fait, je venais juste d’obtenir mes diplômes universitaires. Je rentrais chez moi à la recherche d’un emploi, et peut-être trois mois plus tard, la guerre éclatait.
Le choc n’est pas facile à décrire. Il était 6h du matin, j’étais encore au lit quand j’ai entendu les tirs anti-aériens contre les avions qui s’approchaient. Ce jour-là, six hommes de ma ville sont morts en cinq minutes, dont quatre n’avaient pas encore vingt ans.
Le second choc a été de voir tous ces réfugiés arriver de la région de Mostar, certains âgés de 80 ans, qui n’avaient jamais quitté leur village auparavant. Vous pouviez voir dans leur regard le désarroi et la détresse; ils ne parvenaient pas à comprendre ce qui leur arrivait.
Les équipes médicales soignaient leurs blessures, mais ils étaient sous le choc, dans un état second. Je ne comprenais pas la nécessité de tout ceci.
Q: Quelle a été la pire expérience pour vous, Mirela?
Mirela: Le pire pour moi a été lorsque nous avons dû quitter notre maison.
J’avais vu des réfugiés auparavant et je les plaignais, mais d’une certaine façon je n’aurais jamais imaginé que cela m’arriverait un jour. Je pensais que cette situation n’allait pas durer très longtemps et que nous pourrions survivre, mais quand le car est venu chercher les femmes et les enfants et qu’ils nous ont obligés à sortir de nos maisons, alors le pire est arrivé. Je ne voulais pas laisser mon père et mon frère.
Ils nous ont dit qu’ils avaient trouvé de quoi nous loger dans les hôtels de la côte Adriatique et que c’était très bien. On a été alors obligés de partir.
Pour moi la pire expérience a été d’être réfugiée et d’avoir à faire la queue pour avoir de la farine, de l’huile et du riz. C’était humiliant et dégradant. J’étais assez jeune pour travailler et je voulais être active, faire quelque chose, et je ne voulais pas qu’on s’apitoie sur nous. Je voulais faire quelque chose.
Q: Comment sont les relations entre les gens aujourd’hui, plus de dix ans après la fin de la guerre?
Ivan: Difficile à dire. Il y a indéniablement une certaine méfiance, mais aussi la bonne volonté de tous, je vous assure.
Je ne pense pas que quiconque ayant connu la guerre, ne serait-ce qu’un jour, voudrait revivre cette expérience, de quelque côté qu’on se trouve, et je suis certain que ma génération n’en connaîtra pas d’autre. Pourtant, la méfiance est là. Il subsiste toujours cette crainte que ce qui est arrivé une fois puisse se reproduire.
J’ai appris que la ligne est extrêmement mince entre guerre et paix. Je pensais que cela n’arriverait jamais, et pourtant je l’ai vécu et expérimenté, d’où cette peur que tout peut recommence ; néanmoins, il y a cet espoir et cette bonne volonté de tous pour que cela ne se reproduise plus.
Q: Quelle est la situation des catholiques dans votre pays?
Ivan: Ce que nous essayons de faire maintenant, et cela depuis près de dix ans, est de mettre en place une sorte de mécanisme pour empêcher la domination d’un groupe sur l’autre, mais ça n’a pas fonctionné jusqu’à présent.
Etre Croate et catholique en Bosnie-Herzégovine est difficile à l’heure actuelle parce que nous sommes une minorité, encore que dans certaines régions, les catholiques sont majoritaires. Il y a tellement peu d’espace ici, et dans 80% de la Bosnie-Herzégovine, les Croates catholiques sont devenus une minorité à cause de la guerre et du nettoyage ethnique et nous réclamons désespérément une certaine forme de protection contre la domination.
Q: Que craignez-vous pour le pays?
Mirela: Ma crainte et ma déception s’adressent à l’Union européenne et ses activités en Bosnie-Herzégovine. Leurs discours sont pleins de promesses multi-ethniques, mais chaque fois que les catholiques supplient qu’on reconstruise leurs églises et leurs villages, ils ne reçoivent pas de réponse. Nous ne comprenons pas quel est le problème. Ce qui nous fait craindre pour l’avenir.
Nous ne sommes plus que 450 000 catholiques environ et, chaque année, nous perdons des gens, aussi dans dix ans, qui restera-t-il ?
Si les gens n’ont pas de travail, ni la possibilité de pratiquer leur religion, ni celle d’éduquer leurs enfants dans leur propre langue, il n’y a pas de raison pour eux de rester. Nous pouvons demander davantage de sacrifices, mais pour combien de temps encore?
Q: Pouvez-vous nous dire en quelques mots ce qu’est le projet Ecoles pour l’Europe et pourquoi il est si important?
Mirela: C’est une lueur dans l’obscurité en Bosnie. Ecoles pour l’Europe est un projet important parce qu’il offre aux gens, surtout aux catholiques qui restent encore au centre et au nord de la Bosnie, une raison de rester et d’être éduqués ici.
La population catholique minoritaire a fait pression sur l’Eglise catholique pour qu’elle fasse quelque chose parce que, sinon, ils s’en iraient, surtout les jeunes.
Les jeunes ont souffert durant la guerre et, au bout de dix ans, rien n’a changé sur le plan économique. Il n’y avait pas de guerre, mais pas de paix non plus. Alors les gens se sont lassés et voulaient trouver ailleurs un avenir meilleur.
Q: Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur le démarrage de ce projet?
Ivan: Les parents ont pensé qu’une école dans leur langue – le croate – serait une chance unique et la raison pour eux de rester.
Le premier projet concernant les écoles a été inauguré à Sarajevo. La guerre continuait. La ville était quotidiennement bombardée. L’évêque, Mgr Pero Sudar, nous a raconté l’histoire de la première réunion avec les parents concernant ce projet ; la ville était soumise à un intense pilonnage et l’évêque a pensé que personne ne se présenterait, car il était impossible de quitter les abris. Il a pensé que les gens l’attendraient dans le couloir et qu’il n’y aurait que quelques couples.
Quand il est arrivé et qu’il a vu le couloir vide, il s’est dit : « Le projet est fini ». C’est alors qu’une religieuse franciscaine s’est approchée et lui a dit : « Les parents vous attendent ». L’évêque a demandé : « Où sont-ils ? ». « Ils sont dans le gymnase ». « Pourquoi là ? ». « Parce qu’ils sont plus de 500 parents ».
C’est ainsi que sous un violent bombardement, 500 parents sont venus s’assurer qu’il y avait peut-être un futur pour leurs enfants. Ce fut le premier signe de soutien de ce projet.
Q: Le Projet Ecoles pour l’Europe est donc essentiel ?
Mirela: A ce moment-là, personne ne voulait croire que ces écoles signifieraient la vie pas seulement pour les Croates et leurs enfants, mais pour d’autres aussi.
Ces écoles sont devenues très vite les meilleures écoles de l’Etat, fréquentées même par des enfants orthodoxes et musulmans ; ils n’assistaient pas aux cours de religion, mais suivaient les autres matières, parce que les parents voulaient la meilleure é
ducation pour leurs enfants. C’est donc vraiment un projet incroyable et qui signifie beaucoup pour les gens d’ici.
Q: Combien d’écoles y a-t-il maintenant?
Ivan: Maintenant, il y a, je crois, des écoles à Sarajevo, Zenitza, et Tuzla. Il y en avait une à Konitz, une petite ville près Mostar, mais en raison de l’exode massif de la ville, l’école a été fermée.
Imaginez qu’avant la guerre, il y avait 7000 familles croates et maintenant il n’y a même pas deux enfants. Vous avez là une illustration du problème que nous évoquons. Actuellement, je crois qu’ils préparent une nouvelle école à Bihac. Ce qui fait au total cinq écoles.
Q: Vous êtes parents vous-mêmes. Ce sont des signes comme ce symbole d’espoir qui vous aideraient à rester en Bosnie-Herzégovine?
Mirela: C’est une question difficile. Comme tous les parents, nous cherchons toujours à assurer la meilleure vie possible pour nos enfants, et jusqu’à présent nous avons gardé bon espoir.
Mais vous savez, quand vous faites l’expérience d’une guerre une fois, vous en tant que parents ayant des enfants, vous avez toujours cette peur. Est-il bon de rester ou est-il préférable de partir dans un pays où les choses vont mieux et où il ne semble pas y avoir un risque de conflit ? C’est une pensée constante à cause de nos enfants ; tout seuls, nous pourrions surnager et nous débrouiller.
Q: Quel serait votre appel à la communauté internationale?
Ivan: Nous sommes heureux. Dieu nous a aidés ; Dieu nous a protégés à ce moment particulier ; mais c’est peut-être un appel à la communauté internationale à réfléchir une fois de plus sur les pressions exercées sur nous pour notre assimilation et non pour nous mettre dehors de notre pays, parce que dans la pensée politique actuelle qui guide la communauté internationale, les catholiques croates ne se sentent pas les bienvenus sur leur propre sol.
Q: Pour cause de religion ?
Ivan: Nous avons l’expérience de travailler avec la communauté internationale ici en Bosnie-Herzégovine, et chaque fois que quelqu’un mentionne la religion, toutes croyances confondues – catholique, orthodoxe ou musulmane et leur pratique – les membres de la communauté internationale ont très peur de la mention de liberté religieuse de pratiquer sa foi.
J’ai l’impression qu’ils préfèrent nous voir ne pratiquer aucune religion, comme si la religion a été la cause de cette guerre. Je pense au contraire que si vous êtes un bon croyant – catholique, orthodoxe ou musulman – vous ne commenceriez jamais une guerre.
Selon moi, ils devraient nous encourager à pratiquer notre foi, trouver un terrain d’entente, et non pas rejeter la responsabilité de cette guerre sur la religion.
Q: Alors, ce n’est pas la religion qui vous a divisés par le passé ?
Mirela: L’explication la plus commode de la guerre est d’en rendre responsable la religion, mais en réalité la cause a été économique.
Nous sommes un peuple capable de vivre ensemble. Catholiques, orthodoxes ou musulmans, nous avons vécu ensemble pendant des siècles.
Nous pouvons vivre à nouveau ensemble en dépit du conflit. Nous avons des amis parmi les orthodoxes, les musulmans, et même les Serbes. La peur, bien sûr, est toujours là, mais nous sommes capables de la surmonter et de construire ensemble notre avenir.
Nous supplions seulement la communauté internationale de nous aider à être constructifs et de ne pas rejeter la responsabilité de la guerre sur la religion, parce que la religion n’en a jamais été la cause.
Si l’on établit une constitution et une législation visant à protéger les droits de l’homme, la liberté de religion et les droits des minorités, ce qui n’a pas été clairement fait, alors il n’y aura plus cette peur.
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Propos recueillis par Mark Riedemann, pour l’émission télévisée « La où Dieu pleure », conduite par la Catholic Radio and Television Network (CRTN), en collaboration avec l’association Aide à l’Eglise en Détresse (AED).
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