Première prédication de l’Avent, par le P. Raniero Cantalamessa

En présence du pape Benoît XVI et de la curie romaine

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ROME, Dimanche 5 décembre 2010 (ZENIT.org) – Nous publions ci-dessous le texte intégral de la première prédication de l’Avent prononcée vendredi 3 décembre par le P. Raniero Cantalamessa O.F.M. Cap., prédicateur de la Maison pontificale, en présence du pape Benoît XVI et de la curie romaine, dans la chapelle Redemptoris Mater, au Vatican.

P. Raniero Cantalamessa, ofmcap

Première prédication de l’Avent

« A VOIR TON CIEL…, LA LUNE ET LES ETOILES,

QU’EST DONC LE MORTEL… ? » (Ps 8, 4-5)

La réponse chrétienne au scientisme athée

1. Les thèses du scientisme athée

Les trois méditations de cet Avent 2010 se veulent apporter une petite contribution à la nécessité pour l’Eglise d’une ré-évangélisation, qui a conduit le Saint-Père Benoît XVI à fonder le « Conseil pontifical pour la promotion de la nouvelle évangélisation » et à proposer comme thème de la prochaine Assemblée générale ordinaire du synode des évêques la «Nova evangelizatio ad cristianam fidem tradendam » – La nouvelle évangélisation pour la transmission de la foi chrétienne.

L’objectif est d’identifier certains noeuds et obstacles de fond qui rendent de nombreux pays d’antique tradition chrétienne « réfractaires » au message évangélique, comme le souligne le Saint-Père dans le Motu Proprio par lequel a été créé le nouveau Conseil1. Les noeuds et les défis que je compte aborder et auxquels je voudrais tenter d’offrir une réponse de foi sont le scientisme, la sécularisation et le rationalisme. L’apôtre Paul les appellerait « les sophismes et toute puissance altière qui se dresse contre la connaissance de Dieu » (cf. 2 Co 10, 4).

Dans cette première méditation, nous examinerons le scientisme. Pour bien comprendre ce que l’on entend par ce terme, nous pouvons partir de la description qu’en donne Jean-Paul II :

« Le scientisme est un autre danger qu’il faut prendre en considération. Cette conception philosophique se refuse à admettre comme valables des formes de connaissance différentes de celles qui sont le propre des sciences positives, renvoyant au domaine de la pure imagination la connaissance religieuse et théologique, aussi bien que le savoir éthique et esthétique »2.

Nous pouvons résumer de la sorte les principales thèses de ce courant de pensée :

Première thèse. La science, et en particulier la cosmologie, la physique et la biologie, sont l’unique forme objective et sérieuse de la connaissance de la réalité. Monod écrit que « les sociétés modernes sont fondées sur la science. Elles lui doivent leur richesse, leur puissance et la certitude que des richesses et des puissances encore plus grandes seront demain accessibles à l’homme, s’il le souhaite […]. Armées de tous les pouvoirs, jouissant de toutes les richesses qu’elles doivent à la science, nos sociétés tentent encore de vivre et d’enseigner des systèmes de valeurs déjà ruinés à la racine, par cette science même »3.

Deuxième thèse. Cette forme de connaissance est incompatible avec la foi qui se fonde sur des prémisses qui ne sont ni démontrables ni falsifiables. Dans ce sens, l’athée militant R. Dawkins va jusqu’à qualifier d’« analphabètes » les scientifiques qui se déclarent croyants, oubliant le nombre de scientifiques bien plus célèbres que lui qui se sont déclarés et continuent de se déclarer croyants.

Troisième thèse. La science a prouvé la fausseté, ou du moins la non nécessité de l’hypothèse de Dieu. Cette affirmation a été largement relayée par les médias du monde entier ces derniers mois, après les déclarations de l’astrophysicien Stephen Hawkins. Celui-ci, revenant sur ses déclarations antérieures, affirme dans son dernier livre The Grand Design (Le grand dessein), que les connaissances actuelles de la physique rendent désormais superflue la croyance en une divinité créatrice de l’univers : « la création spontanée est la raison pour laquelle il y a quelque chose (plutôt que rien) ».

Quatrième thèse. La quasi totalité, ou du moins la grande majorité des scientifiques, sont athées. C’est ce qu’affirme l’athéisme scientifique militant qui a en Richard Dawkins, l’auteur du livre God’s Delusion, (L’illusion de Dieu), son plus actif défenseur.

Toutes ces thèses s’avèrent fausses, non pas sur la base d’un raisonnement a priori ou d’arguments théologiques et de foi, mais en se fondant sur l’analyse même des résultats de la science et des opinions de nombre des scientifiques parmi les plus illustres, d’hier et d’aujourd’hui. Un savant de l’envergure de Max Planck, le père de la théorie des « quanta », dit à propos de la science ce que Augustin, Thomas d’Aquin, Pascal, Kierkegaard et d’autres avaient affirmé de la raison : « La science conduit jusqu’au point au-delà duquel elle ne peut plus guider »4.

Je ne m’étends pas sur les thèses énoncées, qui ont été déjà réfutées avec bien plus de compétence par des scientifiques et des philosophes de la science. Je cite, par exemple, la critique ponctuelle de Roberto Timossi, dans le livre L’illusione dell’ateismo. Perché la scienza non nega Dio, (L’illusion de l’athéisme. Pourquoi la science ne nie pas Dieu), préfacé par le cardinal Angelo Bagnasco (Editions San Paolo 2009). Je me borne à faire une simple remarque. Dans la semaine où les médias ont publié la déclaration évoquée plus haut, selon laquelle la science a rendu superflue l’hypothèse d’un Créateur, je me suis trouvé devoir, dans l’homélie dominicale, expliquer à des chrétiens très simples, dans un hameau de Morro Reatino, où se situe l’erreur de fond des scientifiques athées, et pourquoi ils ne devaient pas se laisser impressionner par le tapage suscité autour de cette déclaration. Pour cela, j’ai pris un exemple qu’il pourrait être utile de reprendre ici, dans un contexte bien différent.

Il existe des oiseaux nocturnes, comme le hibou et la chouette, dont l’oeil est fait pour voir de nuit dans l’obscurité, pas de jour. La lumière du soleil les aveuglerait. Ces oiseaux savent tout et se déplacent à l’aise dans le monde nocturne, mais ne savent rien du monde diurne. Adoptons pour un moment le genre de la fable, dans lequel les animaux parlent entre eux. Supposons qu’un aigle se lie d’amitié avec une famille de chouettes et leur parle du soleil : comment il éclaire tout, comment sans lui tout plongerait dans l’obscurité et le gel, comment leur monde nocturne même n’existerait pas sans le soleil. La chouette ne pourrait que répondre : « Tu racontes des histoires ! Jamais vu votre soleil. Nous nous déplaçons très bien et nous nous procurons de la nourriture sans lui ; votre soleil est une hypothèse inutile et donc n’existe pas ».

C’est exactement ce que fait le scientifique athée quand il affirme : « Dieu n’existe pas ». Il juge un monde qu’il ne connait pas, applique ses lois à un objet qui se trouve hors de sa portée. Pour voir Dieu, il faut ouvrir un oeil différent, il faut se risquer hors de la nuit. Dans ce sens est encore valable l’affirmation du psalmiste : « L’insensé dit : Dieu n’existe pas ».

2. Non au scientisme, oui à la science

Le refus du scientisme ne doit bien entendu pas conduire au refus de la science ou à la méfiance vis-à-vis de celle-ci, de même que le refus du rationalisme ne nous conduit pas au refus de la raison. Faire autrement serait faire du tort à la foi, avant même d’en faire à la science. L’histoire nous a douloureusement enseigné où mène une telle attitude.

accidentelle d’êtres organiques est incompatible avec le dessein divin – Elle est accidentelle pour nous, pas pour Dieu »5.

Sa grande foi permettait à Newman de considérer avec sérénité les découvertes scientifiques, présentes ou futures. « Quand un déluge de faits, vérifiés ou présumés, s’abat sur vous, tandis que d’autres se profilent déjà à l’infini, tous les croyants, catholiques ou non, se sentent portés à se pencher sur le sens de tels faits »6. Newman voyait dans ces découvertes un « lien indirect avec les opinions religieuses ». Un exemple de ce lien, je pense, est précisément le fait que dans les années où Darwin élaborait la théorie de l’évolution des espèces, lui de son côté énonçait sa doctrine du « développement de la doctrine chrétienne ». Soulignant l’analogie, sur ce point, entre l’ordre naturel et physique et l’ordre moral, il écrivait : « De même que le Créateur, le septième jour, s’est reposé, son oeuvre accomplie, et cependant ‘oeuvre encore’, de même il a communiqué une fois pour toutes le Credo à l’origine, et pourtant il favorise encore son développement et oeuvre à son extension »7.

Une expression concrète de l’attitude nouvelle et positive de l’Eglise catholique envers la science est l’Académie pontificale des sciences, où d’éminents scientifiques du monde entier, croyants et non-croyants, se rencontrent pour débattre librement de leurs idées sur les problèmes d’intérêt commun pour la science et pour la foi.

3. L’homme pour le cosmos ou le cosmos pour l’homme ?

Mais, je le répète, mon intention n’est pas de me lancer ici dans une critique générale du scientisme. Ce qui me tient à coeur, c’est de mettre en lumière un aspect particulier de celui-ci, qui a une incidence directe et décisive sur l’évangélisation : il s’agit de la place de l’homme dans la vision du scientisme athée.

Il y a désormais une compétition entre les scientifiques non croyants, surtout entre biologistes et cosmologues, et c’est à qui ira le plus loin dans l’affirmation de la totale marginalité et insignifiance de l’homme dans l’univers et dans le grand océan de la vie. Monod a écrit : « L’ancienne alliance est rompue. L’homme sait enfin qu’il est seul dans l’immensité indifférente de l’univers d’où il a émergé par hasard… que son destin, son devoir n’est écrit nulle part »8. « J’ai toujours pensé – affirme un autre – que je suis insignifiant aux yeux de tous. Connaissant les dimensions de l’univers, je ne peux que me rendre compte à quel point je le suis réellement… Nous ne sommes qu’un peu de boue sur une planète qui appartient au soleil »9.

Blaise Pascal a réfuté à l’avance cette thèse, en utilisant un argument qui conserve encore toute sa force :

« L’homme n’est qu’un roseau, le plus faible de la nature, mais c’est un roseau pensant. Il ne faut pas que l’univers entier s’arme pour l’écraser, une vapeur, une goutte d’eau suffit pour le tuer. Mais quand l’univers l’écraserait, l’homme serait encore plus noble que ce qui le tue, puisqu’il sait qu’il meurt et l’avantage que l’univers a sur lui. L’univers n’en sait rien » »10.

La vision scientiste de la réalité ôte tout d’un coup du centre de l’univers, en même temps que l’homme, le Christ également. Celui-ci est réduit, pour reprendre les paroles de Maurice Blondel, à « un accident historique, isolé dans le cosmos comme un épisode postiche, un intrus ou un dépaysé dans l’écrasante et hostile immensité de l’univers »11.

Cette vision de l’homme commence à avoir des conséquences également concrètes, au niveau de la culture et de la mentalité. C’est ainsi que s’expliquent certains excès de l’écologisme qui ont tendance à mettre sur le même pied les droits des animaux, voire des plantes, et ceux de l’homme. Il est bien connu qu’il y a des animaux qui sont beaucoup mieux traités et nourris que des millions d’enfants. Cette influence se remarque aussi dans le domaine religieux. Il existe des formes répandues de religiosité dans lesquelles le contact et l’harmonie avec les énergies du cosmos ont pris la place du contact avec Dieu comme chemin de salut. Ce que Paul disait de Dieu : « C’est en lui que nous avons la vie, le mouvement et l’être » (Ac 17, 28), on le dit ici du cosmos matériel.

A certains égards, il s’agit du retour à la vision pré-chrétienne selon le schéma : Dieu – cosmos – homme, à laquelle la Bible et le christianisme ont opposé le schéma : Dieu – homme – cosmos. Le cosmos est pour l’homme, non l’homme pour le cosmos. Une des accusations les plus violentes que le païen Celse lance contre juifs et chrétiens est d’affirmer que «  il y a Dieu et, de suite après, nous, puisque nous sommes créés par lui à sa parfaite ressemblance ; tout nous est subordonné : la terre, l’eau, l’air, les étoiles ; tout a été fait pour nous et est ordonné à notre service » 12.

Mais il y a une profonde différence : dans la pensée antique, surtout grecque, l’homme, bien que subordonné au cosmos, revêt une haute dignité, comme l’a mis en lumière l’ouvrage magistral de Max Pohlenz, « L’homme grec »13 ; ici, en revanche, il semble qu’on prenne goût à rabaisser l’homme et à le dépouiller de toute prétention de supériorité sur le reste de la Nature. Plus que d’« humanisme athée », du moins de ce point de vue, on devrait parler, à mon sens, d’anti-humanisme, voire de déshumanisme athée.

Venons-en à la vision chrétienne. Celse ne se trompait pas en la faisant découler de la grande affirmation de Genèse 1, 26 sur l’homme créé « à l’image et à la ressemblance » de Dieu14. La vision biblique a trouvé sa plus splendide expression dans le Psaume 8 :

A voir ton ciel, ouvrage de tes doigts,

la lune et les étoiles que tu fixas,

qu’est donc le mortel, que tu t’en souviennes,

le fils d’Adam, que tu le veuilles visiter ?

A peine le fis-tu moindre qu’un dieu,

tu le couronnes de gloire et de beauté ;

pour qu’il domine sur l’oeuvre de tes mains,

tout fut mis par toi sous ses pieds

La création de l’homme à l’image de Dieu a des implications, à certains égards bouleversantes, sur la conception de l’homme que le dé
bat actuel nous incite à mettre en lumière. Tout se fonde sur la révélation de la Trinité faite par le Christ. L’homme est créé à l’image de Dieu, ce qui signifie qu’il participe à l’essence intime de Dieu, qui est relation d’amour entre Père, Fils et Esprit Saint. Il y a bien évidemment un fossé ontologique entre Dieu et la créature. Toutefois, par grâce (ne jamais oublier cette précision !), ce fossé est comblé, si bien qu’il est moins profond que celui existant entre l’homme et le reste de la création.

En effet, seul l’homme, en tant que personne capable de relations, participe à la dimension personnelle et relationnelle de Dieu, est son image. Ce qui signifie que, dans son essence, bien qu’il se situe au niveau de la créature, il est ce que, au niveau de l’incréé, sont le Père, le Fils et l’Esprit Saint, dans leur essence. La personne créée est « personne » en raison justement de ce noyau rationnel qui la rend capable d’accueillir la relation que Dieu veut établir avec elle et, en même temps, elle devient génératrice des relations envers les autres et envers le monde.

4. La force de la vérité

Essayons de voir comment pourrait se traduire cette vision chrétienne du rapport homme-cosmos, sur le plan de l’évangélisation. D’abord une considération préliminaire. Résumant la pensée de son maître, un disciple de Denys l’Aréopagite énonça cette grande vérité : « On ne doit pas réfuter les opinions des autres, ni s’exprimer par écrit contre une opinion ou une religion qui ne semble pas bonne. On doit écrire uniquement en faveur de la vérité et pas contre les autres »15.

On ne peut pas donner un sens absolu à ce principe (il peut être utile et nécessaire parfois de réfuter de fausses doctrines) mais il est vrai qu’il est souvent plus efficace d’exposer la vérité de manière positive que de réfuter l’erreur contraire. Je crois qu’il est important de tenir compte de ce critère dans l’évangélisation et en particulier face aux trois obstacles que nous avons mentionnés : le scientisme, le sécularisme et le rationalisme. Dans l’évangélisation, il est plus efficace d’exposer la vision chrétienne de façon irénique en comptant sur la force intrinsèque de cette vision quand celle-ci est accompagnée d’une conviction profonde et que ceci est fait, comme l’enseignait saint Pierre « avec douceur et respect » (1P 3, 16), que de faire de la polémique contre eux.

La plus haute expression de la dignité et de la vocation de l’homme selon la vision chrétienne s’est cristallisée dans la doctrine de la divinisation de l’homme. Cette doctrine n’a pas eu la même importance dans l’Eglise orthodoxe et dans l’Eglise latine. En dépassant toutes les hypothèques que l’utilisation païenne avait accumulées sur le concept de déification (theosis), les Pères grecs en ont fait la base de leur spiritualité. La théologie latine a moins insisté sur cela. « Le but de la vie visé par les chrétiens grecs – lit-on dans le Dictionnaire de Spiritualité – demeure la divinisation. Celui que poursuivent les chrétiens d’Occident est l’acquisition de la sainteté (…). Le Verbe s’est fait chair, selon les grecs, afin de rendre à l’homme la ressemblance avec Dieu que lui avait fait perdre la faute d’Adam, afin de le diviniser. Selon les latins, il s’est fait homme pour racheter l’humanité… une dette acquittée à l’égard de la justice de Dieu »16. En simplifiant au maximum on pourrait dire que la théologie latine, derrière Augustin, insiste davantage sur ce que le Christ est venu enlever – le péché – et que la théologie grecque insiste davantage sur ce qu’il est venu donner aux hommes : l’image de Dieu, l’Esprit Saint et la vie divine.

On ne doit pas trop forcer cette opposition comme certains auteurs orthodoxes tendent à le faire parfois. La spiritualité latine exprime parfois ce même idéal même si elle évite le terme de divinisation qui – il est bon de le rappeler – est étranger au langage biblique. Dans la Liturgie des heures de la nuit de Noël, nous réécouterons la vibrante exhortation de saint Léon le Grand qui exprime cette même vision de la vocation chrétienne : « Chrétien prends conscience de ta dignité. Puisque tuparticipes maintenant à la nature divine, ne dégénère pas en venant à la déchéance de ta vie passée. Rappelle-toi à quel chef tu appartiens, et de quel corps tu es membre »17.

Certains auteurs orthodoxes sont malheureusement restés à la polémique du XIVème siècle entre Grégoire Palamas et Barlaam et semblent ignorer la riche tradition mystique latine. La doctrine de saint Jean de la Croix, par exemple, selon laquelle le chrétien, racheté par le Christ et fait fils dans le Fils, est plongé dans le flux des opérations trinitaires et participe à la vie intime de Dieu, n’est pas moins élevée que celle de la divinisation, même si elle s’exprime différemment. La doctrine sur les dons d’intelligence et de sagesse de l’Esprit Saint, si chère à saint Bonaventure et aux auteurs médiévaux, était animée par la même inspiration mystique.

Cependant, on ne peut pas ne pas reconnaître que la spiritualité orthodoxe a quelque chose à enseigner, sur ce point, au reste de la chrétienté, à la théologie protestante encore plus qu’à la théologie catholique. S’il y a en effet une chose vraiment opposée à la vision orthodoxe du chrétien déifié par la grâce, c’est la conception protestante et en particulier luthérienne, de la justification extrinsèque et légale, selon laquelle l’homme racheté est « en même temps juste et pécheur », pécheur en soi, juste devant Dieu.

On peut surtout apprendre de la tradition orientale à ne pas réserver cet idéal sublime de la vie chrétienne à une élite spirituelle appelée à parcourir les chemins de la mystique, mais à le proposer à tous les baptisés, à en faire un objet de catéchèse pour le peuple, de formation religieuse dans les séminaires et dans les noviciats. Quand je repense aux années de ma formation, je vois une insistance presque exclusive sur une ascèse qui misait tout sur la correction des vices et l’acquisition des vertus. A une question de son disciple sur le but ultime de la vie chrétienne, un saint russe, saint Séraphin de Sarov, répondit sans hésiter : « le véritable but de la vie chrétienne est l’acquisition de l’Esprit Saint de Dieu. Quant à la prière, le jeûne, les veilles, l’aumône et toute autre bonne action faite au nom du Christ, ce ne sont que des moyens pour acquérir l’Esprit Saint »18.

5. « Par lui tout a été fait »

Noël est l’occasion idéale pour re-proposer, à nous-mêmes et aux autres, ce patrimoine commun idéal du christianisme. C’est de l’incarnation du Verbe que les Pères grecs font dériver la possibilité même de la divinisation. Saint Athanase ne cesse de répéter : « Le Verbe s’est fait homme afin que nous puissions être déifiés »19. « Il s’est incarné et l’homme est devenu Dieu, car il est uni à Dieu », écrit à son tour saint Grégoire de Naziance20. Avec le Christ, cet être « à l’image de Dieu » qui fonde la supériorité de l’homme sur le reste de la création, est restauré ou ramené à la lumière.

Je faisais remarquer tout à l’heure comment la marginalisation de l’homme entraîne automatiquement la marginalisation du Christ du cosmos et de l’histoire. De ce point de vue aussi, Noël est l’antithèse la plus radicale de la vision scientiste. A Noël nous entendrons proclamer solennellement : « Par lui, tout s’est fait, et rien de ce qui s’est fait ne s’est fait sans lui (Jn 1, 3) ; « tout a été créé par lui et pour lui » (Col 1, 16). L’Eglise a recueilli cette révélation et nous le fait répéter dans le Credo : « Per quem omnia facta sunt
 » : par lui tout a été fait.

Réentendre ces paroles tandis qu’autour de nous on ne fait que répéter : « Le monde s’explique de lui-même, sans qu’il y ait besoin de l’hypothèse d’un créateur », ou « nous sommes le fruit du hasard et de la nécessité », provoque certes un choc mais il est plus facile qu’une conversion et une foi jaillissent d’un choc de ce genre que d’une longue argumentation apologétique. La question cruciale est : serons-nous capables, nous qui aspirons à réévangéliser le monde, de dilater notre foi jusqu’à ces dimensions vertigineuses ? Croyons-nous vraiment, de tout notre coeur, que « tout a été fait par le Christ et pour le Christ » ?

Saint-Père, dans votre livre écrit il y a plusieurs années « Introduction au christianisme », vous écriviez, Saint-Père : « Le deuxième article du Credo nous place devant l’authentique scandale du christianisme. Il s’agit de la confession que l’homme-Jésus, un individu mis à mort vers l’an 30 en Palestine, est le ‘Christ’ (l’oint, l’élu) de Dieu, et qui plus est, le Fils même de Dieu, et donc le centre et la base déterminante de toute l’histoire humaine… Avons-nous vraiment le droit de nous accrocher à la tige fragile d’un unique événement historique ? Pouvons-nous courir le risque de faire dépendre toute notre existence et même toute l’histoire, de ce brin de paille d’un événement quelconque, qui flotte sur l’océan infini de l’histoire ? »21

Saint-Père, nous répondons à ces questions sans hésiter, comme vous le faites dans ce livre, et comme vous ne cessez de le répéter aujourd’hui, en tant que Souverain Pontife : Oui, c’est possible, c’est source de libération et de joie. Non pas à cause de nos propres forces mais du don inestimable de la foi que nous avons reçu et pour lequel nous rendons infiniment grâce à Dieu.

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1 Benoît XVI, Motu Proprio « Ubicunque et semper ».

2 Jean-Paul II, Paroles sur l’homme, Rizzoli, Milao 2002, p. 443 ; cf, également Enc. « Fides et ratio », n. 88

3 J. Monod. [Ed. originale française : Jacques Monod, Le hasard et la nécessité. Essai sur la philosophie naturelle de la biologie moderne. Seuil, Paris 1970 ; Il caso e la necessità, Mondadori, Milan, 1970, pag. 136-7  ; English trad. Chance and Necessity. An Essay on the Natural Philosophy of Modern Biology, Vintage 1971].

4 M. Planck, La cconnaissance du monde physique, p. 155, (cit. da Timossi, op.cit. p. 160)

5 J.H. Newman, Lettre au chanoine J. Walker (1868), in The Letters and Diaries, vol. XXIV, Oxford 1973, pp. 77 s. (Trad. ital. De P. Zanna).

6 J.H. Newman, Apologia pro vita sua, Brescia 1982, p.277

7 J.H. Newman, Le développement de la doctrine chrétienne, Bologne 1967, p. 95.

8 Monod, op. cit. p. 136.

9 P. Atkins, cité par Timossi, op. cit. p. 482.

10 B. Pascal, Pensées, 377 (ed. Brunschwicg, n. 347),

11 M. Blondel et A. Valensin, Correspondance, Aubier, Parigi 1965.

12 In Origene, Contra Celsum, IV, 23 (SCh 136, p.238 ; cf également IV, 74 (ib. p. 366)

13 Cf. M. Pohlenz, L’uomo greco, Firenze 1962.

14 In Origene, op. cit., IV, 30 (SCh 136, p. 254).

15Scolii a Dionigi Areopagita in PG 4, 536; cf. Dionigi Areopagita, Lettera VI (PG, 3, 1077).

16G. Bardy, in Dictionnaire Spirituel, III, col. 1389 s.

17Saint Léon le Grand, Discours 1 sur Noël (PL 54, 190 s.).

18Dialogo con Motovilov, in Irina Gorainoff, Serafino di Sarov, Gribaudi, Torino 1981. p. 156.

19S. Atanasio, L’incarnazione del Signore, 54 (PG 25, 192B).

20S. Gregorio Nazianzeno, Discorsi teologici, III, 19 (PG 36, 100A).

21 J. Ratzinger, Einführung in das Christentum, München 1968, p. 152.

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ZENIT Staff

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