Seul un Etat civique pourra sauver les chrétiens d’Orient (I)

Interview de Samir Khalil, jésuite et expert de l’islam

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 ROME, Vendredi 22 octobre 2010 (ZENIT.org) – Les chrétiens du Moyen-Orient ne sont pas victimes d’une persécution systématique, mais leur vie et leurs droits subissent une discrimination semblable à une lente euthanasie qui éteint peu à peu leur présence millénaire au Moyen-Orient.

Le Synode des évêques a la responsabilité cruciale de proposer un remède à ce phénomène que l’archevêque chaldéen de Kirkuk, Mgr Louis Sako, n’a pas hésité à définir comme une « hémorragie des chrétiens du Moyen-Orient ».

Dans cette interview à ZENIT, dont nous publions ci-dessous la première partie, le père Samir Khalil, expert de l’islam et de l’histoire du Moyen-Orient, offre un cadre historico-religieux de la situation actuelle dans la région, analyse les défis les plus urgents et propose quelques solutions concrètes possibles.

On note, même si cela n’a pas été le seul thème traité par les pères synodaux, qu’une grande importance a été donnée à l’aspect géopolitique de la présence chrétienne au Moyen-Orient et en particulier à leur relation avec l’islam. N’est-ce pas l’aspect le plus important et vraiment décisif pour leur existence et leur maintien au Moyen-Orient ?

Samir Khalil : Il n’y a pas de doute qu’étant une minorité qui ne dépasse pas les 10 % de la population du Moyen-Orient – alors que la très grande majorité est de religion musulmane – notre existence dépend de l’approbation de cette majorité, surtout parce que l’islam se conçoit comme Etat et religion. Et comme depuis plus de 30 ans maintenant, la majorité des Etats du Moyen-Orient a adopté une approche islamiste de la réalité étatique, où la religion décide de tous les détails de la vie quotidienne, sociale et politique, il va de soi que dans ces conditions, notre situation dépend du bon vouloir des musulmans et du système islamique. Il ne faut donc pas s’étonner que la question ait occupé une place importance comme vous le soulignez justement.

Vous êtes d’origine égyptienne mais vous vivez au Liban. En tant qu’expert en islam, vous êtes souvent en contact direct avec les musulmans. Comment décririez-vous votre rapport avec eux ?

Samir Khalil : Je fais tout de suite une distinction entre les musulmans pris de manière individuelle et les systèmes islamiques, simplement parce qu’avec les musulmans pris individuellement, il est possible d’instaurer un très beau dialogue et un échange interculturel et religieux.

Je me permets de raconter une anecdote en rapport avec ce que je dis : hier soir, un musulman sunnite du nord du Liban que j’ai rencontré par hasard il y a un mois dans un avion, m’a contacté sur Skype. Notre dialogue s’est centré sur la Trinité et sur la prière. Durant la conversation, il m’a dit : « Docteur, je voudrais vous présenter ma femme ». En Orient, ce geste veut dire que tu fais désormais partie de la famille. Ainsi, pris individuellement le musulman – paradoxalement – nous est beaucoup plus proche à nous, chrétiens orientaux, qu’un citoyen européen. Il y a un sens religieux qui nous rapproche et nous unit. Mais si nous parlons de l’islamisme, le discours change radicalement parce qu’il s’agit d’un projet politique à fond religieux. Comme chrétiens orientaux, nous voudrions simplement être traités comme les citoyens d’une constitution qui transcende toutes les religions. Mais dans la plupart des cas, dans nos pays, la Constitution est basée essentiellement – voire totalement – sur la loi islamique. Et c’est cela notre problème. A part quelques cas comme le Liban, les Etats constitutionnellement laïcs – comme c’est le cas pour la Tunisie, la Syrie ou la Turquie – sont des pays de culture islamique qui privilégient les citoyens de religion musulmane.

Le revival islamique est un phénomène très complexe qui a différentes origines : les courants du ressourcement comme le Wahhabisme ; la lecture antagoniste de l’Occident présentée au milieu du 20e siècle par des personnages comme Sayyed Kotb, fondateur des frères musulmans ; les différents préjugés culturels qui font coïncider de manière erronée Occident et christianisme ; les dernières guerres américaines considérées comme des croisades contre l’islam ; la grave partialité occidentale dans le conflit israélo-palestinien. Mais quel est, selon vous, l’axe de ce développement exponentiel de l’islamisme politique et du fondamentalisme islamique ?

Samir Khalil : Il y a d’une part une vague islamiste qui naît au début des années soixante-dix. A partir de 1973 a eu lieu un phénomène économique suite à la guerre entre Israël et les pays arabes qui a vu le prix du pétrole quadrupler en quelques mois. Ainsi, les pays producteurs de pétrole se sont retrouvés de manière improvisée sous une montagne de pétrodollars. L’Arabie Saoudite, ne sachant que faire de cette immense fortune, en a employé une grande partie dans la construction de mosquées et d’écoles islamiques. L’Arabie Saoudite a financé les Frères musulmans en Egypte et leur projet était clair : islamiser la société égyptienne parce qu’elle n’était pas assez musulmane. Par la suite, elle a fait la même opération dans tous les pays du Moyen-Orient. Ainsi, au début des années 1980, les Frères musulmans sont devenus si nombreux qu’ils étaient considérés comme un danger en Syrie et le président syrien Hafiz al-Asad les a dominés par la force.

L’Indonésie, il y a une vingtaine d’années, était considérée comme le paradis de la liberté religieuse dans un pays musulman, beaucoup de prêtres étaient d’anciens convertis de l’Islam. Maintenant, c’est un phénomène impossible. Même chose au Nigeria : cette dernière décennie, le nombre de provinces qui appliquent la loi islamique est montée de 4 à 12. L’Europe, avec environ 5 % de musulmans, se sent déjà envahie et menacée. Voilà pourquoi la chancelière allemande Angela Merkel a tiré la sonnette d’alarme il y a quelques jours en annonçant l’échec du modèle d’intégration parce que ce sont eux, justement, qui ne veulent pas s’intégrer. Et pourquoi ne s’intègrent-ils pas ? Parce qu’ils ont un projet religieux, alors que les Etats où ils vivent ont des projets nationaux areligieux.

Face à cette situation plutôt complexe et critique, qu’a fait le Synode des évêques et qu’entend-il faire ?

Samir Khalil : Nous chrétiens d’Orient, vivons au coeur de ce phénomène où l’islam gagne du terrain jour après jour, à tel point que dans la Ligue arabe, le premier thème est toujours celui-ci : comment affronter l’islamisme. Et le Synode consacre une attention particulière au rapport avec l’islam. Les assises synodales s’interrogent sur les raisons pour lesquelles les gens quittent leur propre terre, berceau du christianisme. Dans le monde arabe, il n’y a pas de persécutions contre les chrétiens mais il y a discrimination. Les chrétiens ne sont pas traités de la même manière que les musulmans. Les musulmans sont les citoyens normaux destinataires des lois. Les autres, constitutionnellement, sont des citoyens mais concrètement, les lois – faites à partir du système musulman – laissent les chrétiens dans une condition désavantageuse. Par ailleurs, la liberté de conscience est inexistante, il n’existe que la tolérance qui consiste à supporter que le chrétien reste en terre islamique mais avec beaucoup de limites. Mais il n’est pas possible de quitter l’islam pour une autre religion. Toutes ces situations ont été, ces derniers jours, au centre de l’attention des pères synodaux.

Le diagnostic posé évoque plusieurs causes de souffrance pour les chrétiens d’Islam, mais alors une question se pose : y a-t-il une issue ou les propositions ne sont qu’une utopie et resteront des pronostics réservés ?

Samir Khalil : Il n’y a qu’une seule issue, celle de poin
ter sur certains concepts partagés, comme celui de « nationalité » ou d’ « appartenance arabe », tous deux reconnus par une grande partie des musulmanes. Les mouvements qui ont promu ces valeurs au début du 20e siècle ont eu beaucoup de succès parce qu’ils apportaient un souffle de nouveauté qui invitait à sortir de la vision tribale ; mais dernièrement, cette vision a été mise de côté et substituée par le concept d’Umma [la nation] islamique. Durant la présidence de Nasser, jusqu’à la moitié des années 1970, le concept était celui d’Umma al-Arabiyya [la nation arabe], mais depuis la oitié des années 70 et par la suite le concept d’Umma al-Islamiyya [la nation islamique] a prévalu, qui ne laisse pas de place aux non musulmans. La solution est de chercher à proposer, musulmans et chrétiens, un concept moderne d’Etat, non seulement au niveau politique, mais aussi au niveau culturel.

La proposition est concrète, mais plutôt irréalisable dans le scénario culturel de l’Orient. Comment faire pour la rendre faisable ?

Samir Khalil : C’est ici qu’intervient la proposition du Synode pour le Moyen-Orient : il ne s’agit pas de faire un projet chrétien en encore moins un projet de chrétiens ou pour les chrétiens, parce que nous réfléchirions ainsi comme une minorité qui cherche à se protéger. Nous ne cherchons pas à nous protéger, mais ce que nous disons reflète aussi la parole de tant de musulmans qui reconnaissent comme nous que la nation arabe va mal parce qu’elle souffre d’une défaillance dans l’exercice de la démocratie, dans la distribution des richesses et dans l’établissement de la justice sociale et d’un Etat de droit, dans la réforme du système sanitaire. L’islam est très sensible à ces dimensions. La liberté de conscience et d’expression est souhaitée par beaucoup, et cela non pas parce que les gens veulent s’éloigner de l’islam mais parce qu’ils veulent vivre l’islam de manière plus personnelle. Dans le monde islamique, il y a un sens de la modernité et de la liberté qui n’ose pas se manifester. Un chrétien peut écrire en critiquant son patriarche ou son évêque, alors qu’il est difficile à un musulman de le faire. Non pas parce que quelqu’un en particulier le lui interdit, mais parce que la culture même l’en empêche. Les imam sont les ulema [les savants] et leur savoir ne se discute pas. Et je répète qu’avec ces propositions, il ne s’agit pas de rendre les musulmans moins musulmans ou les chrétiens moins chrétiens mais de dire que la foi est une question personnelle même si elle a une dimension sociale, et que chacun doit vivre sa foi comme elle lui est inspirée par Dieu.

Propos recueillis par Robert Cheaib

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ZENIT Staff

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