ROME, Vendredi 4 juin 2010 (ZENIT.org) – Dès son arrivée et l’échange de saluts, la visite de Benoît XVI à Chypre a pris une tonalité œcuménique. En effet, le premier rendez-vous du pape, après le discours de l’aéroport, a été avec la communauté orthodoxe à Paphos, à l’occasion d’une célébration œcuménique. Demain samedi, à Nicosie il est prévu qu’il rencontre, entre autres, l’archevêque orthodoxe, Chrysostomos II, au siège de l’archevêché.
Cette rencontre intervient trois an, presque jour pour jour, après la visite en juin 2007, de Chrysostomos II à Rome pour, disait-il, « donner au pape le baiser fraternel de la paix, après des siècles de cheminement non fraternel, et pour construire de nouveaux ponts de réconciliation, de collaboration et d’amour ». Après une rencontre privée et un échange de discours, Benoît XVI et l’archevêque orthodoxe de Chypre avaient signé une déclaration conjointe, soulignant leur volonté commune de marcher vers la pleine unité.
Dans un entretien accordé à ZENIT, le professeur allemand Theodor Nikolaou, d’origine grecque, qui fut jusqu’en 2005 titulaire de la chaire de théologie orthodoxe à l’université « Ludwig-Maximilians » de Munich, puis recteur de cette même université, parle ouvertement des attentes orthodoxes concernant cette visite de Benoît XVI à Chypre.
M. Koller : En l’an 431, l’Eglise de Chypre a reçu son indépendance du patriarcat d’Antioche. Quelle signification cela a-t-il ?
T. Nikolaou : Contrairement aux idées reçues selon lesquelles l’Eglise de Chypre aurait obtenu son indépendance d’Antioche en 431, il s’avère aujourd’hui, selon de nouvelles études, que l’Eglise de Chypre, déjà à la fin du IVème siècle, en tant que province du diocèse d’Orient était aussi une province de l’Eglise au niveau métropolitain, les évêques choisissant et ordonnant alors leur propre métropolite.
Cela signifie qu’elle était déjà indépendante et réglait ses propres questions en toute responsabilité. En 431 et durant le troisième concile œcuménique, il y aurait donc eu tout simplement confirmation de cette situation. Le patriarche d’Antioche a saisi l’occasion de l’introduction du système patriarcal dans l’Eglise pour tenter d’étendre ses droits patriarcaux à la circonscription métropolitaine de Chypre.
La reconnaissance de l’indépendance de l’Eglise de Chypre a par ailleurs confirmé le principe religieux selon lequel les provinces ecclésiastiques s’adaptent aux circonstances politiques, et l’indépendance, dans le sens d’Eglises indépendantes mais en contact entre elles, constitue la structure fondamentale de l’Eglise.
A l’époque la juridiction d’un évêque ne s’étendait pas à toute l’Eglise ; ceci ne se produira qu’au cours d’un développement ultérieur de la papauté, ou mieux, d’une réforme de l’occident.
M. Koller : A l’époque où Chypre était sous domination latine, la hiérarchie orthodoxe se trouvait dans une situation d’oppression. Comment s’est-elle ensuite reconstituée ? Comment en est-on arrivé au titre d’Ethnarque?
T. Nikolaou : La hiérarchie ne fut pas seulement opprimée, elle fut presque totalement supprimée. Après les croisades, surtout après la troisième, l’Ile fut occupée en 1191 par Richard Cœur de Lion. C’est alors que commença pour Chypre l’époque du « pouvoir franc » qui durera jusqu’en 1571 (à la fin sous les vénitiens).
L’emprise étrangère, qui dura près de 400 ans, a eu de graves conséquences sur l’Eglise de Chypre. L’occupation donna lieu à l’ordination de quatre évêques latins. Les évêques orthodoxes, dont le nombre passa de 14 à 4, recevaient des évêques latins leur ordination par décret signé de la main du pape Innocent III.
La « Bulla Cypria » promulguée en 1260 par le pape Alexandre IV, ordonna la dissolution de l’Eglise de Chypre. Les quelques oppositions dogmatiques entre orthodoxes et catholiques romains furent alors amplifiés par la haine. C’est la raison pour laquelle les chypriotes virent comme une libération la prise de l’île par les turcs en 1571.
Sous les turcs, l’Eglise de Chypre connut en effet un meilleur traitement et eut la possibilité de se reprendre. Surtout au XVIIème siècle, quand l’archevêque de Chypre obtint les mêmes privilèges politiques et religieux du Patriarche de Constantinople (porte-parole du peuple, droit d’appel, etc.).
Tout comme le patriarche de Constantinople, à qui revint le titre d’Ethnarque pour tous les chrétiens orthodoxes dans l’Empire ottoman, l’archevêque de Chypre devint ethnarque pour les chrétiens de l’île.
Néanmoins, cette évolution ne fut pas sans tensions.
M. Koller : Quel est le rôle politique de l’Eglise de Chypre aujourd’hui?
T. Nikolaou : Contrairement aux ambitions politiques du pape, que nous connaissons, par exemple, avec la doctrine des « deux épées », l’Eglise, selon les orthodoxes, n’a pas de visées politiques. Sa relation avec l’Etat doit être une relation fondée sur la volonté mutuelle de résoudre les problèmes et la compréhension réciproque. Pour l’Eglise, le plus important est de s’occuper des âmes, de sauver l’âme des chrétiens.
Dans cet état d’esprit, l’Eglise n’a aujourd’hui aucun rôle politique, d’autant que la République de Chypre est membre de l’Union européenne. Mais comme vous savez, près de la moitié de l’île a été occupée en 1974 par les turcs. Les chrétiens orthodoxes des territoires occupés ont quitté leurs maisons et leurs églises ; dans beaucoup de cas, ils ont assisté à la destruction de leurs églises et à la vente de leurs icônes sur les marchés mondiaux.
Il est naturel que dans ces cas-là, l’Eglise ait pris soin des personnes en utilisant des moyens pacifiques et en leur offrant du réconfort. Mais il ne s’agit pas d’interférence politique.
M. Koller : A quels problèmes nationaux le pape doit-il faire attention durant sa visite?
T. Nikolaou : A la lumière de ce que je viens de dire, il semble évident que les difficultés que pourrait avoir le pape durant sa visite à Chypre, ne sont pas de nature nationale. Je ne me permettrais pas de donner au pape Benoît XVI des conseils. La lourde histoire entre la papauté et l’Eglise de Chypre tient à cœur au pape et, d’après moi, il est possible que, comme son prédécesseur Jean-Paul II l’a fait en en Grèce il y a quelques années, il demande pardon pour les terribles expériences traumatisantes que l’Eglise catholique romaine a fait subir aux chrétiens orthodoxes.
M. Koller : Quels thèmes abordeeront l’archevêque Chrysostomos II et le pape Benoît XVI quand ils se rencontreront?
T. Nikolaou : Je pense que le thème prioritaire soulevé par Chrysostomos II et Benoît XVI concernera les relations entre l’Eglise orthodoxe et l’Eglise catholique romaine. On sait que le dialogue catholique orthodoxe est dans une phase de stagnation. Le plus grand obstacle à ce dialogue sont, comme déjà reconnu par Paul VI, les dogmes papaux.
Et c’est justement pour éliminer ces difficultés que les deux chefs religieux et tous les chrétiens devront accomplir des efforts considérables. Personnellement, il y a 5 ans, j’avais déjà dit dans une interview que je trouvais que le pape Benoît XVI était celui qui connaissait le mieux la question.
Il sait parfaitement que l’Eglise orthodoxe, en l’état actuel des choses, ne reconnaîtra en aucune manière les dogmes papaux. La question est donc : que peut-il apporter de plus pour une nouvelle approche du problème. Une telle contribution devrait venir du pape lui-même. Par exemple, un premier pas important pourrait être une acc
entuation de l’importance du rôle de l’Église et de la collégialité des évêques, deux aspects soulevés au Concile Vatican II.
De telles impulsions devraient donc venir du pape, car je ne crois pas que la commission catholique-orthodoxe soit en mesure de résoudre « le nœud gordien » des dogmes pontificaux.
Dans tous les cas, le pape et l’archevêque Chrysostomos peuvent manifester leur ferme volonté de dialogue et faire tout ce qui leur est possible de faire, chacun au sein de sa propre Eglise. En ce sens, Benoît XVI jouera un rôle décisif.
M. Koller : Quelle est la dimension œcuménique générale de la rencontre entre les deux chefs de l’Eglise?
T. Nikolaou : Une dimension œcuménique générale pourrait se manifester dans la reconnaissance par les deux Eglises (Eglise orthodoxe et Eglise catholique romaine) dans le faitqu’il faut beaucoup de courage pour atteindre cette unité de l’Eglise voulue par Dieu.
Que Dieu puisse donner à tous le deux, au pape et à l’archevêque, à chaque chrétien responsable, ce courage. Ou nous obtiendrons, avec l’aide Dieu, ce rapprochement et cette union des Eglises, ou un démembrement ultérieur de l’Eglise aura lieu au niveau mondial. Mais ceci n’est pas ce que Dieu veut.
Propos recueillis par Michaela Koller