ROME, Lundi 31 mai 2010 (ZENIT.org) – « Matteo Ricci : De l’amitié, une méthode pour la rencontre », est le titre de la conférence prononcée par l’observateur permanent du Saint-Siège auprès de l’UNESCO, Mgr Francesco Follo, le 25 mai dernier, à Caen, au Centre d’études théologique, à l’invitation de Mgr Boulanger. « Un chinois de cœur et de naturalisation », est le sous-titre de la conférence.
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Excellence,
Mesdames et messieurs,
Chères sœurs et frères.
Le quatrième centenaire de la mort de Matteo Ricci (1610-2010), jésuite qui a développé son activité missionnaire en Chine entre la fin de 1500 et le début de 1600, invite à réfléchir sur le style missionnaire, c’est-à-dire sur les modalités de l’annonce de l’évangile. Le modèle de mission de ce jésuite n’était pas lié a un mouvement d’inculturation occidentale de païens à convertir, mais celui de l’implantation d’une Eglise locale fortement intégrée dans son environnement et indépendante des intérêts des puissances étrangères.
A mon avis : inculturation – culture de la foi – rencontre entre les cultures sont le cadre conceptuel avec lequel on comprend mieux l’entreprise conçue et réalisée par Matteo Ricci et par les autre jésuites en cette période historique pour tenter l’évangélisation d’une réalité sociale, étatique et culturelle profondément autosuffisante, comme la Chine vivait concrètement.
Matteo Ricci fut certainement le premier pont culturel entre Orient et Occident, une expérience d’annonce et de rencontre. Il est arrivé au cœur de la Chine et en a marqué l’histoire.
Mais, où résident l’originalité et l’actualité de cette expérience ? Comment la continuer avec intelligence et courage ? Si il est désormais évident que l’actuel contexte multiethnique et multiculturel impose le dialogue entre les religions et les cultures comme exigence prioritaire, le chemin à parcourir pour rejoindre cet objectif n’est pas du tout évident.
Une vie à l’écoute de l’autre
Premier parmi tous, Matteo Ricci interpréta avec intelligence et humilité le chemin de l’inculturation ou, pour mieux dire, de la rencontre des cultures. Il appris et enseigna à reconnaitre le potentialités intrinsèques en chaque civilisation humaine, et a valoriser ainsi chaque élément de bien et de vérité que l’on y trouve, sans perdre rien mais, au contraire, en apportant tout à son achèvement. Cette attitude fut tout de suite appréciée par les chinois avec qui le missionnaire jésuite entra en profonde communion, au point tel de devenir pour eux une figure d’occidental, digne de vénération et respect toujours très élevé.
Ricci ne théorisa pas cette façon de faire, mais ce qu’il fit constitue une pierre miliaire dans le processus de la rencontre entre cultures et Evangile, et de l’inter culturalité . Il apprit la langue chinoise, pas seulement pour pouvoir la parler, mais principalement pour pouvoir écouter l’univers chinois. Ceci, peut-être, est l’aspect plus original et innovatif : il se mit à l’écoute d’une culture millénaire, en acquérant tous les instruments pour pouvoir le faire. Après être entré en Chine comme religieux occidental, il se rendit compte qu’ il fallait passer de l’être respecté pour ce qu’il était, au respecter et à l’accueillir de la culture et du peuple où il se trouvait. Il ne voulait pas seulement se faire écouter, mais se faire accueillir. Sa capacité d’adaptation, son attention pour la culture et les personnes en constituent les ingrédients. Il se laissa instruire par la culture chinoise en y entrant en profondeur, en comprenant que le confucianisme était le chemin, la voie plus féconde, le terrain plus propice pour faire bourgeonner les grains (semences) de l’Evangile. Toutefois il ne fut pas principalement préoccupé de prêcher mais d’incarner l’Evangile en entrant en relation avec le peuple chinois, pour que le grain de l’Evangile puisse bourgeonner de cette relation amicale.
Le P. Matteo Ricci fut un pionnier de l’« inculturation » ou mieux de l’« inter culturalité », dans le sens de l’ouverture réciproque des différentes cultures historiques et du rapport novateur entre les différentes cultures et la foi chrétienne, une foi non dénudée de son patrimoine culturel acquis à travers l’histoire, mais qui subsiste dans ce sujet culturel spécial qui est le Peuple de Dieu.
Le travail culturel
Durant son long séjour en Chine, de 1582 lorsqu’il arriva à Macao, au 11 mai 1610 lorsqu’il mourut à Pékin, Matteo Ricci contribua au développement de la culture et de la science chinoise, principalement dans quatre domaines :
1. Astronomie
Il introduisit en Chine la théorie de la sphéricité de la terre, produisant plusieurs instruments d’observation astronomique capables de prévoir les éclipses, et il fut surtout en mesure de corriger le calendrier chinois. Cette contribution, vue l’importance de la connaissance des saisons pour le contrôle des cycles agricoles, augmenta la bonne fortune de Matteo Ricci auprès de la cour impériale.
2. Mathématiques
Il présenta les mathématiques et la géométrie euclidienne, en introduisant en Chine les théories du grand mathématicien du Collège Romain Christopher Clavius (1537-1612), accomplissant une admirable intégration entre les traditions mathématiques chinoise et européenne, et contribuant ainsi à la renaissance de la tradition scientifique chinoise.
3. Géographie
Dans les différentes éditions de sa mappemonde, il présenta pour la première fois au monde intellectuel chinois la réalité de la géographie physique et politique du globe, créant en outre la version chinoise de dizaines de toponymes, pour des régions ou des aires géographiques jusque là inconnues aux chinois. Certaines de ces expressions sont encore d’usage aujourd’hui dans la langue chinoise.
4. Sciences humaines
Dans son Traité de l’Amitié, il présenta pour la première fois en Chine un recueil de maximes de la tradition classique occidentale, autour du thème de l’amitié et de la compréhension réciproque. Il élabora, en compagnie de son confrère Michele Ruggieri (1543-1607), le premier exemple de transcription systématique des sons de la langue chinoise en lettres latines, élaborant ainsi le premier système de romanisation du chinois.
Le développement de la rencontre entre Chine et Occident durant les siècles successifs se poursuivit substantiellement selon les trouvailles élaborées et expérimentés pour la première fois par Matteo Ricci. Sa méthode culturelle se basait sur la compréhension intellectuelle de la réalité chinoise, et recherchait des points de contact, de nature culturelle, aptes à constituer un pont entre des réalités politiques, sociales et religieuses extrêmement lointaines.
Sa relation scientifique et amicale avec l’un de ses grands baptisés, le célèbre lettré Xu Guangqi (1562-1633), savant à la cour impériale Ming, témoigne particulièrement de la possibilité de développer un dialogue interculturel réel sur la base de la ressemblance « humaine », dans le respect des différences réciproques résultants d’un contexte historique et politique différent : en cela, la leçon de Matteo Ricci apparaît d’une modernité surprenante, utile, aujourd’hui peut-être encore plus qu’hier, pour dépasser la distance qui semble encore s’interposer avec
notre monde occidental ; la capacité de rechercher les points de contacts sur le plan culturel et intellectuel en dépassant les différences sociales, politiques et religieuses.
Les mots que le père Matteo Ricci écrivait dans son Traité de l’Amitié (NN. 1 et 3) restent actuels et significatifs. Celui-ci, portant au cœur de la culture et de la civilisation de la Chine de la fin du XVIème siècle l’héritage de la réflexion classique gréco-romaine et chrétienne sur cette même amitié, définissait l’ami comme « la moitié de moi-même, et même, un autre moi » ; c’est pour cela que « la raison d’être de l’amitié est le besoin et l’aide mutuels ».
En outre, je pense que c’est utile rappeler que l’idéogramme chinois qui indique le mot « amitié », il y a deux mains qui se rencontrent : un homme tend la main droite, l’autre la couvre avec la sienne. Nouer amitié, c’est conjuguer ses capacités d’œuvre dans le monde. On collabore ainsi à l’entreprise commune d’être serviteurs de la Création.
L’idéogramme ami est fait de deux signes qui indiquent ressemblance, similarité, et cela signifie que l’ami est moi, et que je suis lui, l’ami (sentence 18).
Dans l’ancienne écriture, l’idéogramme « ami » était composait de deux mains dont on ne peut se passer, et l’idéogramme « compagnon » était composé de deux ailes, car c’est seulement avec elles que l’oiseau peut voler (sentence 56).
La richesse du cœur ami est une lumière sur les pas de l’ami
Le livre « De l’Amitié » (Nanchang, 1595) est une des très premières œuvres en chinois composées par Matteo Ricci. A travers elle, en présentant en 100 sentences, prises des classiques européens anciens, la pensée de l’Occident sur l’amitié, Ricci voulait montrer que la civilisation chinoise et celle européenne coïncidaient sur les thèmes fondamentaux. L’œuvre étonna la Chine et eut un grand succès : Ricci avait compris que sa mission et la tentative de commencer le dialogue entre Orient et Occident pouvaient se bâtir sur le solide fondement de la connaissance réciproque et de l’humaine amitié. L’amitié est donc le style, la manière de regarder le monde et de l’habiter, de le changer et de le renouveler. P. Ricci a compris qu’ il fallait se référer au Confucianisme le plus ancien, si l’on voulait réussir à communiquer l’Evangile dans un contexte tellement loin au niveau culturel comme le « Pays du Milieu ». En devenant ami, Ricci même change, grandit, devient dans une manière plus conscient serviteur du Christ, qui est l’Ami de chaque homme, l’Ami qui s’est incarné dans la vie de chaque homme.
Relire l’Evangile avec des yeux chinois.
Aussi Matteo Ricci a été modelé par la rencontre avec les chinois.
Il est intéressant, donc, clarifier de quelle façon Ricci a ouvert la voie (mais beaucoup reste encore à faire dans ce sens !) à la relecture de l’Evangile en chinois. Il ne s’est pas agi simplement de traduire un texte, mais de réexprimer l’Evangile à travers les catégories symboliques de cette culture millénaire.
Maintenant, la découverte faite par le père Matteo et ses successeurs a été justement la capacité de faire une théologie différente, ou plutôt de pouvoir exprimer sa propre expérience de foi et de compréhension dans les narrations bibliques, en trouvant des sens et des significations qu’un occidental ne peut « ni lire ni écrire », justement parce qu’il s’exprime d’une manière différente. A travers le regard de celui qui écrit en idéogrammes, l’on commence à voir des choses ultérieures, l’on souligne des nuances et des significations complémentaires à celles devinées par les autres cultures « alphabétiques », comme les cultures occidentales. C’est l’accomplissement, encore attendu, de l’interculturalité : une culture qui reçoit l’Evangile, le comprend et le communique d’une manière différente par rapport à une autre, mais en même temps tout autant vrai. Et cela est d’autant plus vrai si ces cultures ont des modalités d’expression aussi différentes que la modalité visuelle-iconographique de la Chine, ou au contraire de la modalité alphabétique de l’Occident.
Grâce à Matteo Ricci, l’on commença à entrevoir l’ère des croyants chinois : c’est-à-dire des chrétiens qui, lisant l’Evangile avec « leurs » yeux et de l’intérieur de leur culture, nous communiquent ce qu’avec « nos » yeux nous ne pouvons deviner. La compréhension de plus en plus approfondie du message évangélique est, certainement, un enrichissement pour tous, mais il l’est avant tout pour le missionnaire lui-même, qui est à son tour évangélisé.
Le christianisme comme message universel
Ricci fit arriver le message chrétien au cœur de la culture chinoise, en montrant l’universalité de ce message : celui-ci n’est la prérogative d’aucune culture, encore moins de la culture occidentale. (…) L’interculturalité conduit au perfectionnement de l’image de Dieu dans l’homme. Celle-ci offre à toutes les valeurs culturelles la même possibilité de se mettre au service de l’Evangile. Il consent le dialogue continuel entre la Parole de Dieu et les innombrables manières dont l’homme dispose pour s’exprimer. En effet, le Christ et les chrétiens sont les vrais rénovateurs de la culture à travers la charité. C’est dans la charité que l’homme se réalise dans son authenticité : être fait à l’image de Dieu. Le modèle de l’inculturation consent de décliner la mission de l’Eglise dans la réalité actuelle de la multiculturalité. Il devient nécessaire de sortir de soi pour s’impliquer dans la rencontre avec l’autre. Ce n’est pas à travers un prosélytisme expansionniste de matrice coloniale mais, justement, en prenant les voies de la culture et du dialogue, que le message évangélique peut être proposé. La conscience d’avoir des interlocuteurs reconnus dans leur dignité particulière balaie l’arrogance ethnocentrique, qui considère l’autre comme un sous-développé, qu’il faudrait faire évoluer et « civiliser ». Etudier, connaître, aimer la culture d’autrui, pour la valoriser et la sauvegarder, est une charge quotidienne indispensable. C’est la modalité de l’inculturation qui modèle l’attitude du missionnaire. L’exemple est celui du Verbe, qui s’est « vidé » (la kénose) en s’incarnant comme homme. (…)
La méthode de Ricci fut partagée et faite sienne par les milieux hiérarchiques de l’Eglise. J’ai trouvé un document de « Propaganda Fide » (l’actuelle Congrégation pour l’évangélisation des peuple) de 1650 qui recommandait à ses missionnaires de ne pas obliger, en évangélisant, les personnes à changer leurs propres coutumes (habitudes culturelles), dans la mesure dans la quelle ils ne s’opposent pas à la moralité et à la religion.
Propositions conclusives.
1. Ce n’est pas en renonçant à la vérité que la rencontre des religions et des cultures sera possible, mais en s’engageant plus profondément en elle. Le scepticisme ne rassemble pas, pas plus que le simple pragmatisme. Les deux choses ne servent que de porte d’entrée aux idéologies qui se présentent ensuite avec d’autant plus d’assurance. Renoncer à la vérité et à ses convictions n’élève pas l’homme, mais le livre au calcul du profit, le prive de sa grandeur. Mais ce qu’il faut exiger, c’est le respect de la foi de l’autre et la disponibilité à rechercher, dans les éléments étrangers que je rencontre, une vérité qui me concerne et qui peut me corriger, me mener plus loin. Ce qu’il faut exiger, c’est d’être prêt à recherche
r dans les manifestations peut-être déconcertantes la réalité plus profonde qui se cache derrière elles. Ce-qu’il faut exiger, c’est en outre d’être prêt à faire éclater les étroitesses de ma compréhension de la vérité, à mieux me mettre à l’écoute de ce qui est mon bien propre, en comprenant l’autre et en me laissant mettre sur la voie du Dieu plus grand dans la certitude que je n’ai jamais totalement en main la vérité sur Dieu et que, devant elle, je suis toujours un apprenti, que, en marchant vers elle, je suis toujours un pèlerin dont le chemin ne prendra jamais fin.
2. S’il en est ainsi, s’il faut toujours rechercher également en l’autre le positif et que, dans cette mesure, l’autre est nécessairement aussi pour moi une aide dans la poursuite de la vérité, cela ne signifie pourtant pas que l’élément critique puisse et doive manquer. La religion offre pour ainsi dire un abri à la perle précieuse de la vérité, mais elle la dissimule aussi sans cesse, et elle court toujours à nouveau le risque de rater ce qui fait sa nature propre. La religion peut tomber malade et peut se transformer en phénomène destructif. Elle sait et elle doit conduire à la vérité, mais elle est aussi capable de couper l’homme de celle-ci. La critique des religions dans l’Ancien Testament n’a de loin pas perdu son objet. Il peut nous être relativement facile de critiquer la religion des autres, mais il nous faut tout autant être prêts à l’accepter également pour nous-mêmes, pour notre propre religion. Karl Barth a distingué dans le christianisme la religion et la foi. Il avait tort pour autant qu’il voulait séparer totalement les deux, voyant uniquement dans la foi un facteur positif, tandis qu’il considérait la religion comme un facteur négatif. La foi sans la religion est irréelle, la religion en fait partie et il est de la nature de la foi chrétienne qu’elle soit une religion. Mais il avait raison dans le sens que même chez le chrétien la religion peut tomber malade et devenir de la superstition, que la religion concrète dans laquelle la foi est vécue doit donc être continuellement purifiée à partir de la vérité qui se manifeste dans la foi et qui, d’autre part, permet, dans le dialogue, de reconnaître de façon neuve son mystère et son infinitude.
3. Est-ce que cela veut dire que la mission doit cesser et être remplacée par un dialogue où il ne s’agisse pas de la vérité, mais plutôt de s’aider mutuellement à devenir de meilleurs chrétiens, juifs, musulmans, hindous ou bouddhistes ? Je réponds par un non. Car ce ne serait là, de nouveau, que le manque total de convictions dans lequel – sous prétexte de nous confirmer dans ce que nous avons de meilleur – nous ne prendrions au sérieux ni nous-mêmes ni les autres et nous renoncerions définitivement à la vérité. La réponse me paraît au contraire consister dans le fait que mission et dialogue ne peuvent plus être pris comme des oppositions, mais doivent se compénétrer mutuellement. Le dialogue n’est pas un entretien sans but, mais il vise au contraire à convaincre, à trouver la vérité, autrement il resterait inutile. A l’inverse, la mission ne pourra plus se dérouler, à l’avenir, comme si l’on communiquait à un sujet jusque-là privé de toute connaissance de Dieu ce qu’il doit croire. Cela peut arriver et cela arrivera peut-être toujours plus souvent dans le monde, en plus d’un endroit en passe de devenir athée. Mais dans le monde des religions, nous rencontrons des hommes qui ont entendu parler de Dieu à travers leur religion et qui cherchent à vivre en relation avec lui. De la sorte, l’annonce du message doit nécessairement devenir un processus de dialogue. On ne dit pas à l’autre des choses totalement inconnues, mais on lui découvre la profondeur cachée de ce qu’il a déjà touché dans sa foi. Et inversement, celui qui annonce n’est pas seulement quelqu’un qui donne, mais quelqu’un qui reçoit. En ce sens, le dialogue interreligieux devrait donner lieu à ce que Cuse a exprimé comme souhait et espérance dans sa vision du Concile céleste : le dialogue interreligieux et interculturel devrait devenir toujours plus une écoute du Logos qui nous montre l’unité au milieu de nos séparations et de nos contradictions.
Mgr Francesco Follo