« Sur les causes lointaines de la crise financière », par le card. Bertone

Réflexions sur « Caritas in veritate »

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ROME, Jeudi 27 août 2009 (ZENIT.org) – « La proposition de l’encyclique n’est ni à caractère idéologique, ni uniquement réservée à ceux qui partagent la foi dans la Révélation divine, mais se fonde sur des réalités anthropologiques fondamentales, comme le sont précisément la vérité et la charité entendues au sens droit, ou, comme le dit l’encyclique elle-même, données à l’homme et reçues par lui, et non pas produites par lui de façon arbitraire », déclare le cardinal secrétaire d’Etat Tarcisio Bertone, lors d’une rencontre au Sénat de la République italienne.

Le texte intégral a été publié en français par L’Osservatore Romano en français du 4 août, sous le titre : « Efficacité et justice ne suffisent pas : pour être heureux, le don est nécessaire ». Nous le publions en quatre volets. Les trois premiers volets ont été publiés les 24, 25 et 26 août 2009. Dans ce quatrième et dernier volet, le cardinal Bertone évoque « les causes lointaines de la crise financière ».

Le cardinal Bertone a prononcé ce discours dans la salle du chapitre de la bibliothèque du sénat de la République italienne, le mardi 28 juillet 2009 au matin, à propos de l’enseignement de l’encyclique de Benoît XVI, « Caritas in veritate ».

« Pour être heureux, le don est nécessaire »,

par le card. Tarcisio Bertone

(…)

4. Sur les causes lointaines de la crise financière

Caritas in veritate s’arrête sur les causes profondes (et pas uniquement sur les causes proches) de la crise encore en cours. Je n’ai pas l’intention de les passer en revue et je me limiterai à résumer les trois facteurs principaux de crise identifiés et pris en considération.

Le premier concerne le changement radical dans la relation entre finance et production de biens et services qui s’est consolidé au cours des trente dernières années. A partir du milieu des années 1970, divers pays occidentaux ont conditionné leurs promesses en matière de retraite à des investissements qui dépendaient de la capacité des nouveaux instruments financiers à engendrer un profit durable exposant ainsi l’économie réelle aux caprices de la finance et engendrant le besoin croissant de destiner à la rémunération de l’épargne investie dans ces derniers des parts croissantes de valeur ajoutée. Les pressions sur les entreprises, dérivant des bourses et des fonds de private equity, se sont répercutées dans plusieurs directions: sur les dirigeants poussés à améliorer continuellement les performances de leur gestion, dans le but d’en tirer des volumes croissants de stocks options; sur les consommateurs, pour les convaincre à acheter toujours plus, même en l’absence de pouvoir d’achat; sur les entreprises de l’économie réelle, pour les convaincre à augmenter la valeur pour l’actionnaire. C’est ainsi que l’exigence constante de résultats financiers toujours plus excellents s’est répercutée sur tout le système économique, jusqu’à devenir un véritable modèle culturel.

Le deuxième facteur qui explique la crise est la diffusion, au niveau de la culture populaire, de l’éthos de l’efficacité comme critère ultime de jugement et de justification de la réalité économique. D’un côté, cela a fini par légitimer l’avidité – qui est la forme la plus connue et la plus répandue de l’avarice – comme une sorte de vertu civique: le greed market qui remplace le free market. « Greed is good, greed is right » (l’avidité est bonne, l’avidité est juste), prêchait Gordon Gekko, le personnage principal du célèbre film de 1987, Wall Street.

Enfin, Caritas in veritate ne manque pas de s’arrêter sur la cause des causes de la crise: les spécificités du modèle culturel qui s’est consolidé au cours des dernières décennies dans le sillage, d’un côté, du processus de mondialisation, et, de l’autre, de l’avènement de la troisième révolution industrielle, celle des technologies info-télématiques. Un aspect spécifique de ce modèle concerne l’insatisfaction, toujours plus étendue, en ce qui concerne la façon d’interpréter le principe de liberté. Comme on le sait, il existe trois dimensions constitutives de la liberté: l’autonomie, l’immunité, la capacité d’action. Qui dit autonomie dit liberté de choix: on n’est pas libre si l’on n’est pas placé dans la condition de choisir. L’immunité, en revanche, implique l’absence de coercition de la part d’un agent extérieur. C’est, en définitive, la liberté négative (ou encore la « liberté par rapport à »). La capacité d’action enfin, signifie capacité de choix, c’est-à-dire de poursuivre des objectifs, du moins en partie ou dans une certaine mesure, que le sujet se fixe. L’on n’est pas libre si l’on ne réussit jamais à réaliser (pas même en partie) son projet de vie.

Comme on peut le comprendre, le défi à relever consiste à réunir côte à côte les trois dimensions de la liberté: telle est la raison pour laquelle le paradigme du bien commun apparaît comme une perspective extrêmement intéressante à explorer.

A la lumière de ce qui précède, nous pouvons comprendre pourquoi la crise financière ne peut pas prétendre être un événement inattendu, ni inexplicable. Voilà pourquoi, sans rien ôter aux interventions indispensables en matière de réglementation et aux nouvelles formes nécessaires de contrôle, nous ne réussirons pas à empêcher l’apparition d’épisodes analogues à l’avenir si l’on n’attaque pas le mal à sa racine, c’est-à-dire si l’on n’intervient pas sur le modèle culturel qui soutient le système économique. Cette crise lance un double message aux autorités gouvernementales. En premier lieu, que la sacro-sainte critique à l' »Etat interventionniste » ne peut en aucun cas revenir à méconnaître le rôle central de l' »Etat régulateur ». En second lieu, que les autorités publiques situées aux divers niveaux des gouvernements doivent permettre, et même favoriser, la naissance et le renforcement d’un marché financier pluraliste, c’est-à-dire d’un marché dans lequel puissent opérer dans des conditions de parité objective des sujets différents, sur l’objectif spécifique qu’ils attribuent à leur activité. Je pense aux banques du territoire, aux banques de crédit coopératif, aux banques éthiques, aux divers fonds éthiques. Il s’agit d’organismes qui ne proposent pas seulement à leurs guichets une finance créative, mais qui jouent surtout un rôle complémentaire, et donc, d’équilibre, par rapport aux agents de la finance spéculative. Si, au cours des dernières décennies, les autorités financières avaient éliminé les nombreux conditionnements qui pesaient sur les acteurs de la finance alternative, la crise actuelle n’aurait pas eu la puissance dévastatrice que nous connaissons.

5. Conclusion

Avant de conclure, je souhaite remercier le président du Sénat de la République italienne, M. Schifani, de m’avoir permis d’illustrer devant cet auditoire qualifié certains traits de la dernière encyclique de Benoît XVI.

Il s’agit d’une certaine façon d’un retour du Saint-Père dans ce siège du Sénat de la République, où celui qui était alors le cardinal Joseph Ratzinger tint le 13 mai 2004 dans la bibliothèque du sénat précisément, une « lectio magistralis » restée dans les mémoires sur le thème: « L’Europe. Ses fondements spirituels, hier, aujourd’hui et demain ».

Il est intéressant de noter que dans cette intervenion, entre autres, le futur Souverain Pontife abordait certains thèmes que l’on retrouve aujourd’hui dans sa dernière encyclique. Pensons, par exemple, à l’affirmation de la raison profonde de la dignité de la personne et de ses droits: ceux-ci – disait le cardinal Ratzinger – « ne sont pas créés par le législateur, ni conférés aux citoyens, « mais ils existent plutôt de par leur droit propre, ils doivent toujours être respe
ctés de la part du législateur, ils lui sont donnés au préalable comme des valeurs d’ordre supérieur ». Cette validité de la dignité humaine préalable à toute action politique et à toute décision politique renvoie en ultime analyse au Créateur: Lui seul peut établir des valeurs qui se fondent sur l’essence de l’homme et qui sont intangibles. Le fait qu’il existe des valeurs qui ne puissent être manipulées par personne est la véritable garantie de notre liberté et de la grandeur humaine; la foi chrétienne voit en cela le mystère du Créateur et de la condition d’image de Dieu qu’il a conférée à l’homme ». Dans Caritas in veritate, Benoît XVI répète que « les droits humains risquent de ne pas être respectés » lorsqu' »ils sont privés de leur fondement transcendant » (n. 56), c’est-à-dire lorsqu’on oublie que « Dieu est le garant du véritable développement de l’homme, dans la mesure où, l’ayant créé à son image, il en fonde aussi la dignité transcendante » (n. 29).

Dans la « lectio magistralis » tenue il y a cinq ans, l’actuel Souverain Pontife rappelait encore qu' »un deuxième point dans lequel apparaît l’identité européenne est le mariage et la famille. Le mariage monogame, comme structure fondamentale de la relation entre un homme et une femme et dans le même temps comme cellule dans la formation de la communauté de l’Etat, a été forgé à partir de la foi biblique. Il a donné à l’Europe, tant occidentale qu’orientale, son visage spécifique et son humanité spécifique, également et précisément parce que la forme de fidélité et de renoncement définie ici a toujours dû être à nouveau conquise, au prix de nombreux efforts et difficultés. L’Europe ne serait plus l’Europe, si cette cellule fondamentale de son édifice social disparaissait ou était changée dans son essence ». Dans Caritas in veritate, cet avertissement s’étend jusqu’à devenir universel, nous pourrions dire mondial, et s’adresse à tous les responsables de la vie publique; nous lisons en effet, dans celle-ci: « Continuer à proposer aux nouvelles générations la beauté de la famille et du mariage, la correspondance de ces institutions aux exigences les plus profondes du coeur et de la dignité de la personne devient ainsi une nécessité sociale, et même économique. Dans cette perspective, les Etats sont appelés à mettre en oeuvre des politiques qui promeuvent le caractère central et l’intégrité de la famille, fondée sur le mariage entre un homme et une femme, cellule première et vitale de la société, prenant en compte ses problèmes économiques et fiscaux, dans le respect de sa nature relationnelle » (n. 44).

Certes, Caritas in veritate s’adresse, comme cela est affirmé dans son titre officiel, à tous les membres de l’Eglise catholique et « à tous les hommes de bonne volonté ». Pourtant, en vertu des principes qu’il éclaire, des problèmes qu’il affronte et des indications qu’il offre, ce document pontifical, qui a d’abord suscité tant d’attentes, puis tant d’attention et de reconnaissance, en particulier dans le domaine social, politique et économique, peut trouver, me semble-t-il, un écho particulier dans ce siège institutionnel qu’est le Sénat de la République. Je suis convaincu que, au-delà des différences de formation et de convictions personnelles, ceux qui possèdent la responsabilité délicate et honorifique de représenter le peuple italien et d’exercer par son mandat le pouvoir législatif, peuvent trouver dans les paroles du Pape une noble et profonde inspiration dans l’accomplissement de leur mission, afin de répondre de façon adéquate aux défis éthiques, culturels et sociaux qui nous interpellent aujourd’hui et que l’encyclique Caritas in veritate place devant nous de façon extrêmement lucide et exhaustive. Je forme le voeu que ce document du Magistère ecclésial, que j’ai tenté de vous illustrer du moins en partie aujourd’hui, puisse trouver en ce siège l’attention qu’il mérite et porter ainsi des fruits positifs et abondants pour le bien de chaque personne et de toute la famille humaine, en commençant par la chère nation italienne.

(FIN)

© L’Osservatore Romano – 4 août 2009

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ZENIT Staff

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