ROME, Dimanche 18 février 2007 (ZENIT.org) – « Sans exclure des relations avec les autres religions, nous catholiques, nous sommes convaincus que notre relation avec le judaïsme est une relation singulière » explique l’archevêque de Paris dans une conférence à l’Université de Tel-Aviv.

« Éthique et sécurité au XXIème siècle »: c’est le thème de l’intervention de Mgr André Vingt-Trois lors de la conférence donnée à l’Université de Tel-Aviv (Israël) avec le Grand Rabbin d’Israël Shlomo Amar, le 12 février 2007 (cf. http://catholique-paris.cef.fr).

L’archevêque de Paris a en effet conduit un pèlerinage en Terre Sainte préparé du 12 au 16 février, en lien avec le Service National de l’épiscopat français pour les relations avec le Judaïsme.

Avec le soutien du Ministère du Tourisme d’Israël, plus de 500 personnes ont participé à ce pèlerinage-découverte, conçu dans l’esprit de la visite du Pape Jean-Paul II : parcourant la " géographie du Salut ", les pèlerins ont rencontré les diverses communautés et visiteront plusieurs institutions israéliennes et palestiniennes.

Conférence de Mgr Vingt-Trois


Je tiens tout d’abord à remercier le Maire de Tel-Aviv et le Président de cette université de l’honneur qu’ils me font en m’invitant à prendre la parole devant vous. Je salue aussi l’initiative du Ministre du Tourisme qui permet à plus de 500 pèlerins de visiter cette Terre que nous nommons la Terre Sainte. Cette invitation s’inscrit dans le grand mouvement religieux de dialogue et d’amitié entre Juifs et Catholiques à travers le monde. Sans exclure des relations avec les autres religions, nous catholiques, nous sommes convaincus que notre relation avec le judaïsme est une relation singulière. C’est donc volontiers que nous reprenons la formule employée par le Pape Jean-Paul II quand il parlait de nos « frères aînés. »

Cette tradition de relations nouvelles, relativement récente, connut sans doute son point culminant lorsque le Pape Jean-Paul II, après avoir contemplé la Terre Sainte depuis le Mont Nebo en Jordanie, a atterri en Israël et a conclu son pèlerinage dans la géographie du Salut par sa prière silencieuse au Kotel, dans lequel il déposa les paroles de repentance qu’il avait prononcées quelques semaines auparavant dans la basilique Saint Pierre à Rome. Ces gestes d’amitié ont nourri notre dialogue. C’est donc dans cet esprit de respect et de fraternité que j’ai accepté avec joie de répondre à votre invitation et d’aborder avec vous, Monsieur le Grand Rabbin d’Israël, ce sujet difficile : l’éthique et la sécurité.

Ce serait une illusion de croire que la sécurité est une préoccupation nouvelle. La requête de sécurité est corrélative aux menaces de la violence et la violence est partout présente au long de l’histoire des hommes, génération après génération, en tout cas dans l’histoire dont nous avons connaissance. La sécurité est toujours une composante de la paix. Il y a cependant des éléments nouveaux dans nos sociétés modernes. Tout d’abord, l’exigence de sécurité s’y est beaucoup accrue, comme le désir de vivre sans courir de risques ou en ne courant que des risques maîtrisés. Cette sécurité est attendue à tous les niveaux : au niveau individuel ou de la famille comme au niveau de l’État ou au niveau international. Elle s’étend à des domaines nouveaux, y compris au domaine de l’écologie, des relations de l’homme à la nature. D’une certaine façon, nos sociétés peuvent nourrir le fantasme d’une vie sans risque, d’une existence totalement maîtrisée. Mais, dans bien des parties du monde et dans cette région en particulier, le souci de la sécurité vient du besoin de faire face à une violence qui peut atteindre chacun jusque dans sa vie quotidienne.

L’autre élément nouveau est celui qui nous occupe ce soir : peut-on concilier sécurité et éthique ? Les expériences cruelles du passé nous font comprendre, de façon plus ou moins claire, que la recherche de la sécurité ne peut faire abstraction d’une exigence éthique. Certes, on peut toujours contrer une violence par la violence, mais cette réplique ne construit pas une situation durablement sûre. Comment s’articulent éthique et sécurité à tous les niveaux de l’existence, de l’existence individuelle à celle des peuples, des États et de la communauté des nations ? La Bible nous apporte une lumière précieuse sur ce lien. Elle affronte sans crainte ni fausse pudeur la violence dont les hommes sont capables. Elle est tout entière pourtant une promesse de paix.

Je vous propose de nous souvenir ce soir du meurtre d’Abel par Caïn. Cet assassinat fratricide est présenté comme l’une des composantes historiques des péchés des origines. « Caïn parla à son frère Abel et, lorsqu’ils furent aux champs, Caïn attaqua son frère Abel et le tua. » (Genèse 4, 8). Certains pensent peut-être qu’Abel aurait dû assurer sa propre sécurité. Il nous aurait évité que l’histoire du monde soit entachée dès son commencement par le meurtre du frère par le frère. Mais, pour le croyant, la sécurité d’Abel est d’abord le souci du Seigneur qui, pénétrant le cœur de Caïn, lui dit : « Pourquoi t’irrites-tu ? Et pourquoi ton visage est-il abattu ? » (Genèse 4, 6). Dans la foi, nous savons que le Seigneur est le seul qui soit à même de garantir la sécurité de ses fidèles et donc de son Peuple. Mais cette certitude ne peut pas s’identifier à une sorte d’assurance « tous risques » ou à une garantie politique.

L’histoire du Peuple élu montre assez que cette protection divine ne peut être assimilée à une promesse de paix sans nuages. La promesse et la confiance en la Parole du Seigneur ne dispensent donc pas de réfléchir et de travailler aux moyens pratiques de la sécurité. Nous sommes ainsi conduits à aller plus loin et à soulever une question. Avant d’être un désir légitime ou même un espoir, la sécurité de tous n’est-elle pas une question morale posée à chacun ? La sécurité n’est pas d’abord le souci de chacun pour soi-même. N’est-elle pas plutôt à chercher dans la responsabilité de chacun à l’égard des autres ? « Le Seigneur dit à Caïn : Où est Abel ton frère? » (Genèse 4, 9). Cette question du Seigneur à Caïn traverse les temps et les cultures et s’impose à toute conscience humaine.

La sécurité de l’autre, aujourd’hui la sécurité de chacun mais aussi la sécurité de chaque nation et de chaque peuple, doit être entendue comme une interrogation que le Créateur nous adresse depuis l’origine du monde. C’est seulement en demeurant ouvert à cette interrogation du Créateur que nous pouvons rester fidèles à l’attention que Dieu porte à tout homme qui est d’abord notre frère. La valeur intrinsèque de l’homme et de la femme créés à l’image de Dieu est le fondement sur lequel nous devons appuyer notre réflexion sur le devoir de procurer une sécurité suffisante à chacun des êtres humains de cette planète, notamment aux plus faibles.

Mais la réflexion morale ne se réduit jamais à la seule affirmation des préceptes fondamentaux. Elle pose aussi nécessairement la question des moyens mis en œuvre pour assumer la responsabilité énoncée par le précepte, faute de quoi, on entre dans une logique selon laquelle la fin justifie les moyens et légitime tous les excès pourvu que le but soit louable. Quiconque a la charge d’assurer la sécurité, collective ou individuelle, peut être tenté d’imaginer que seule la pression d’une violence supérieure est capable d’endiguer les risques de la violence qui menace. S’il existe bien des situations ultimes et critiques où il n’y a plus d’autre recours que la force pour garantir la sécurité, nous savons que ces situations d’exception ne peuvent pas construire durablement la sécurité et ne sont pas une ligne de gouvernement durable selon la sagesse.

Le seul fondement durable de la sécurité, - et celui auquel il faut travailler sans cesse -, est le respect de la justice. Sans justice, il ne peut pas y avoir de paix et sans paix, il ne peut pas y avoir de sécurité. C’est seulement dans le respect des droits de tous et de chacun que la paix peut se construire et la parole du psaume s’accomplir : « Justice et paix s’embrassent. » (psaume 85 (84), 11). Mais plus que la simple équité, cette justice qui fonde la paix est le respect de l’unique acte créateur du Seigneur qui donne à l’humanité entière une source unique et une fraternité ontologique qui transcendent les intérêts particuliers et les options politiques.

Dès les origines de l’humanité, le frère a assassiné le frère ; dès les origines de l’humanité, le Créateur s’est soucié d’Abel et a conduit Caïn à retrouver la question de sa conscience. C’est pourquoi tous les êtres humains, - mais nous qui croyons à la Parole de Dieu plus que les autres -, sont toujours remis devant cette terrible interrogation : comment assurer la sécurité de tous en demeurant à l’écoute du Créateur qui nous interpelle au sujet de chacun de nos frères humains et du respect que nous lui devons ?

Qu’il me soit permis ici d’évoquer Emmanuel Lévinas. Sa réflexion philosophique exigeante exprime la tradition de son peuple, de votre peuple. Il montre comment l’homme ne peut vivre qu’en reconnaissant l’humanité d’autrui. Ce faisant, chaque être humain met en cause sa sécurité, mais c’est la condition d’une sécurité vraiment humaine, vraiment durable, d’une sécurité qui est une expression de la paix et qui porte du fruit.

Sans doute devons-nous supporter la tension de cette double exigence : préserver la sécurité et le bien-être d’une vie paisible et vivre en relation constructive avec ceux qui nous sont étrangers, voire avec ceux qui sont nos ennemis. Ces deux exigences sont comme deux interrogations que le Créateur nous adresse. Elles sont aussi deux lumières grâce auxquelles nous devons chercher les réponses adaptées aux situations que nous vivons.

Nos traditions religieuses nous invitent à œuvrer au respect de cette double interrogation. Les religions ne sont pas en situation de proposer les choix politiques nécessaires et ce n’est pas leur mission. Mais elles ont à éveiller les consciences droites et à leur rappeler sans cesse que la mission des États est de travailler au progrès de la paix par le respect du droit. Ce respect du droit passe par celui des droits de chaque peuple et de tout individu, amis ou ennemis. Le Pape Jean-Paul II le rappelait à Jérusalem lors de la rencontre interreligieuse du 23 mars 2000 : « La tâche [des guides religieux] consiste surtout à enseigner les vérités de la foi et de la bonne conduite, à aider les gens, - y compris ceux qui ont des responsabilités au niveau de la vie publique -, à être conscients de leurs devoirs et à les remplir. En tant que guides religieux, nous aidons les gens à mener des vies équilibrées, à harmoniser la dimension verticale de leur relation avec Dieu et la dimension horizontale du service envers leur prochain. »

Par-delà les conflits particuliers ou locaux, la capacité de destruction massive des armements modernes conduit notre humanité entière à un point de décision qui concerne l’ensemble du monde. Quel avenir voulons-nous pour notre terre ? C’est dans la mesure où la conscience de l’homme acceptera la lumière que lui apportent les interrogations du Créateur que nous progresserons dans la construction d’un monde où le bien-être et la sécurité de chacun, la connaissance et le respect des autres dans la justice et le respect du droit constitueront les bases d’une ère nouvelle. Sécurité et respect de la justice ne peuvent être séparées. Notre fidélité à Dieu et l’avenir du monde en dépendent. L’avenir de nos patries en dépend. L’avenir de vos enfants et de vos petits-enfants en dépend.

Puissions-nous ne jamais demeurer sourds à ces exigences divines. Que notre dialogue contribue à garder les consciences éclairées.

+André Vingt-Trois
Archevêque de Paris