ROME, Vendredi 24 novembre 2006 (ZENIT.org) – Le frère Martin Kmetec, franciscain mineur conventuel, définit la prochaine visite de Benoît XVI en Turquie comme « un signe de courage ».
Dans cet entretien accordé à Zenit, le missionnaire offre un panorama de la Turquie que visitera le pape dans quelques jours et explique comment les catholiques (30.000 personnes dans un pays de 67.308.928 habitants) se préparent à cette rencontre.
Zenit : Le pape rencontrera le patriarcat œcuménique (orthodoxe) en Turquie, une nation à majorité musulmane, où les catholiques sont une petite minorité. Pensez-vous qu’il existe une ouverture au dialogue ?
Fr. Kmetec : Naturellement les contenus des discours du pape ne sont pas encore connus ; nous les connaîtrons quand il les prononcera sur place. Mais nous pouvons être certains – le pape lui-même l’a répété à plusieurs reprises dernièrement – que l’invitation au dialogue sera la note dominante de ses discussions et discours. Avant tout, l’intensification du dialogue avec le patriarcat œcuménique, qui, dans un certains sens, concernera non seulement l’Eglise orthodoxe en Turquie, mais aussi toute l’orthodoxie dans le monde.
Il est probable que le dialogue interreligieux et interculturel ainsi que le thème des droits de l’homme et de la liberté de conscience seront au cœur des discussions, lors des rencontres avec les autorités de l’Etat. Ce même thème du dialogue sera assurément au centre des débats lors de la rencontre avec les autorités religieuses musulmanes. Il existe toutefois des préjugés, qui à mon avis, rendront ce discours difficile.
Je me souviens que lorsque le cardinal Joseph Ratzinger a été élu pape, les mass media ont dénigré son image de manière déplorable, notamment la presse des deux courants extrémistes : nationaliste et islamiste. Ils ont mis en avant la question de la Deuxième Guerre mondiale, l’ont traité d’ancien nazi pour avoir fait partie de la jeunesse nazie. Mais leur aversion à son égard s’est surtout déchaînée à la suite de sa déclaration sur la non opportunité de l’adhésion de la Turquie à l’Union européenne.
Le fait qu’un personnage public comme le pape ait exprimé une opinion en opposition avec les demandes de la Turquie, est un évènement que l’on n’oublie pas et que l’on ne pardonne pas. En outre, les évènements de Ratisbonne ont enflammé ultérieurement les esprits contraires à la venue du pape en Turquie.
Les journaux ont fait savoir que le Premier ministre turc, Tayyip Erdo an sera absent du pays lors de la visite du pape. Mehmet Ayd n, responsable pour les affaires religieuses du gouvernement sera également absent. Abdullah Gul, Ministre des Affaires étrangères ne sera pas là non plus. Ce sont quelques éléments qui nous aident à mieux comprendre le climat dans lequel se déroulera la visite, même si Benoît XVI cherche à juste titre à en minimiser la portée.
Le président Tayyip Erdo an ne veut pas se compromettre devant ses électeurs ? Cela reflète-t-il aussi sa ligne à l’égard du christianisme ? Le souvenir de l’assassinat de Yucel Ozbilgin (17 mai 2006) tué par une balle tirée par un fanatique dans la salle du tribunal de la Cour constitutionnelle de l’Etat (Dani tay) au cours d’une audition est encore très présent. La raison du geste de l’assassin : « La sentence de ce même tribunal sur la question du voile islamique ». A cette époque Tayyip Erdo an ne participa pas aux funérailles du juge, au cours desquelles des milliers de personnes laissèrent éclater leur colère pour ce crime atroce. Assisterons-nous à une réaction analogue et à la même ligne politique ? Le Professeur Ali Bardako lu, a déclaré que la Présidence de l’Etat pour les Affaires religieuses discutera avec le pape d’aspects religieux, non politiques, parce que nous le reconnaissons, dit-il, comme un Chef religieux, même si cette rencontre ne pourra effacer les perplexités sur les attitudes politiques négatives du passé.
On ne peut pas non plus ignorer le malaise d’une partie non indifférente de la population qui dernièrement a manifesté à Istanbul et à Ankara, qui est à l’origine d’incidents sporadiques tels que le détournement de l’avion de la Turkish Airlines, les coups de feu à l’extérieur du Consulat italien à Istanbul et, qui, selon moi, constitue un message indirect à la visite du pape : qu’en Turquie il ne sera pas le bienvenu et voire même, pour le faire changer d’avis en renonçant à sa visite.
Sa visite est un signe de courage ; prions afin qu’il réussisse à apporter à ce pays et à cette population le message de l’humilité et du grand sens d’humanité du Christ à tous les hommes de bonne volonté.
Zenit : Quelle est la situation des catholiques en Turquie ? Comment se préparent-ils à cette visite et qu’attendent-ils du pape ?
Fr. Kmetec : Les catholiques en Turquie, ceux qui y résident en permanence, sont environ 30.000. Ils se préparent spirituellement à cette visite à travers la prière. Au cours des Eucharisties dominicales on cherche à souligner combien les chrétiens ont un besoin urgent de renouveau spirituel dans leur vie, selon les principes de l’Evangile. Cela doit être le fruit de la visite du pape parmi nous. A cette occasion, Mgr Luigi Padovese a adressé à ses fidèles une lettre sur le thème de l’espérance, l’espérance qui est essentielle non seulement pour l’Eglise en Anatolie, mais pour tous les chrétiens de Turquie.
Nos communautés doivent affronter chaque jour d’importantes difficultés d’ordre économique, mais aussi et surtout, savoir réagir au complexe d’infériorité face à une majorité musulmane écrasante, qui les fait se sentir opprimés et peut leur faire croire qu’ils sont eux-mêmes les « infidèles ».
Zenit : Au vu des derniers événements, faut-il s’inquiéter pour la sécurité ou seuls quelques cas isolés d’intolérance sont-ils à craindre ?
Fr. Kmetec : Je suis sûr qu’il n’existe pas de problèmes de sécurité pour la personne du Souverain pontife. L’Etat turc fera le maximum pour que cette visite se déroule sans incidents. On ne peut pas exclure quelques petites manifestations ou quelques cas isolés de réaction, mais certainement pas sur l’itinéraire du pape.
Zenit : Pouvez-vous nous parler de l’islam en Turquie ?
Fr. Kmetec : Comme pour toutes les religions, l’islam est un élément qui imprègne toute la société turque, dans l’espace public (mosquée), dans la vie des personnes (observance du jeûne), et dans le prière commune. La religiosité s’exprime également dans des signes extérieurs, comme le voile des femmes, les grandes fêtes à la fin du ramadan et la fête du sacrifice.
Les grandes villes sont marquées par la sécularisation, même si personne ne renonce aux célébrations des fêtes religieuses. En revanche, dans les zones rurales et dans les petites localités, il y a une plus grande fidélité religieuse, également dans les expressions classiques de la pratique religieuse.
En Turquie l’islam majoritaire est le sunnite (75%). Les 25 % restants sont alévites, une branche des chiites.
Au niveau officiel, après 1923, avec Atatürk, la Turquie est devenue un Etat laïc. La période de progrès du pays commença ainsi.
Le kémalisme, c’est-à-dire les principes fondateurs de la République laïque voulue par Atatürk sont à la base d’un Etat moderne, la nouvelle Turquie. L’abolition du califat, des fraternités (tarikat) musulmanes et la limitation de l’islam au domaine privé, est toujours demeurée une question ouverte, que les mouvements et les institutions de l’islam populaire qui ont vécu dans le milieu du mysticisme, voulaient reconquérir. En effet, après 1950, certains chefs politiques
voulaient profiter des masses encore attachées à l’islam populaire.
Cela marqua le retour de l’islam sur la scène politique, et fut la cause de coups d’Etat conduits par les militaires. Ce furent ensuite les mêmes militaires qui décidèrent de donner un peu de liberté à l’expression publique de l’islam. Aujourd’hui avec l’avènement au pouvoir de l’actuel parti AKP (Parti de la Justice et du Progrès) de Tayyip Erdo an, ils ont changé d’avis.
Le mouvement laïc en Turquie s’oppose à l’islam comme système politique, mais il semble que se soit seulement l’armée qui tente de maintenir la Turquie sur la ligne de la laïcité.
La question qui se pose est de savoir si l’islam est vraiment prêt à renoncer à son concept de la société et de l’Etat et à reconnaître les droits humains des minorités, surtout des alévites, qui ne sont pas reconnus comme adhérents à une religion avec ses institutions et son identité.
Zenit : Existe-il des domaines de travail communs avec les musulmans, et collaborez-vous vous-même avec eux ?
Fr. Kmetec : Les domaines de travail communs sont très restreints. En tant que communauté franciscaine, nous vivons en dialogue ouvert avec toutes les personnes que nous rencontrons. Il s’agit d’un mode de présence issue de la suite de saint François, une manière d’apporter l’espérance et le salut à tous les hommes.
En dehors des colloques islamo-chrétiens, il n’existe pas d’autre collaboration avec l’Eglise catholique. L’Eglise catholique n’est pas reconnue par l’Etat comme institution morale. Cela empêche la possibilité de coopération également dans l’apostolat de la charité, même si la Caritas en tant qu’organisation de l’Etat du Vatican, apporte une aide considérable dans le domaine social. La communauté chrétienne des fidèles qui sont nés en Turquie, sont heureux s’ils peuvent vivre leur vie quotidienne, l’espace de la vie ordinaire, les relations de travail et les simples relations interpersonnelles, en paix avec tous.
Zenit : L’Eglise catholique est-elle considérée comme un signe d’utilité publique ?
Fr. Kmetec : Les hommes politiques laïcs, surtout les intellectuels, respectent l’Eglise, la foi catholique, et les gens d’Eglise. Ils voient l’Eglise comme un signe positif dans la vie du monde. Mais pour la majorité, l’Eglise catholique n’a aucune contribution à apporter et n’a aucune utilité publique. Certains courants influents dans le journalisme nous regardent comme des intrus, porteurs d’idées étranges et perturbatrices dans la société turque ; des intrus dont il vaudrait mieux se libérer.
Zenit : Quel sens cette visite peut-elle revêtir pour la nation turque ?
Fr. Kmetec : Selon moi l’Etat comme la classe politique, veulent que tout se passe au mieux et voient dans la visite du pape une occasion unique de promotion sur la scène internationale et en particulier veulent montrer à l’Europe l’ouverture et la tolérance de la Turquie. Ils jouent cette visite comme une carte pour leur candidature à l’Union européenne. Il y aura bien sûr aussi ceux qui s’obstineront dans leur préjugés et poursuivront leur tentative de présenter le pape, l’Eglise et les catholiques de manière sombre et négative.