SALUT, VRAI CORPS NE DE LA VIERGE MARIE
Prédication du Vendredi Saint 2005 dans la Basilique Saint Pierre
Vendredi Saint 2005, Année de l’Eucharistie! Quelle lumière émane de cette union, sur l’un et l’autre mystère! Mais si l’Eucharistie est « le mémorial de la passion », comment se fait-il que l’Eglise s’abstienne de la célébrer précisément le Vendredi Saint ? (La célébration à laquelle nous assistons n’est pas, comme nous le savons, une messe, mais une liturgie de la Passion, au cours de laquelle on reçoit le corps du Christ consacré le jour précédent).
Il existe une profonde raison théologique à cela. Celui qui est présent sur l’autel lors de chaque Eucharistie, c’est le Christ ressuscité et vivant, non pas quelqu’un de mort. L’Eglise s’abstient ainsi de célébrer l’Eucharistie lors des deux jours au cours desquels l’on fait mémoire de Jésus qui gît mort dans le sépulcre et dont l’âme est séparée du corps (même si elle ne l’est pas de la divinité). Le fait qu’aujourd’hui on ne célèbre pas la Messe, n’atténue pas, mais renforce plutôt le lien entre le Vendredi Saint et l’Eucharistie. L’Eucharistie est à la mort du Christ ce que le son et la voix sont à la parole qu’ils font résonner dans l’espace pour atteindre l’oreille.
Il existe un hymne latin, pas moins cher à la piété eucharistique des catholiques que l’Adoro te devote, et qui met en lumière le lien entre l’Eucharistie et la croix, l’Ave verum. Composé au XIIIème siècle pour accompagner l’élévation de l’Hostie pendant la Messe, il se prête aussi très bien pour saluer l’élévation du Christ sur la croix. Ce ne sont que cinq vers, qui sont cependant chargés d’un profond contenu :
Salut vrai corps, né de la Vierge Marie
Ayant vraiment souffert et qui fut immolé sur la croix pour l’homme
Toi dont le côté transpercé laissa couler l’eau et le sang
Sois pour nous un réconfort dans l’heure de la mort
Ô doux, Ô bon, Ô Jésus fils de Marie aie pitié de moi!
Le premier vers fournit la clé pour comprendre tout le reste. Bérenger de Tours avait nié la réalité de la présence du Christ dans le signe du pain, la réduisant à une présence symbolique. Afin d’ôter tout prétexte à cette hérésie l’on commence par affirmer l’identité totale entre le Jésus de l’eucharistie et celui de l’histoire. Le corps du Christ présent sur l’autel est défini « vrai » (verum corpus), pour le distinguer d’un corps purement « symbolique » et aussi du corps « mystique » qu’est l’Eglise.
Toutes les expressions qui suivent se réfèrent au Jésus terrestre: naissance de Marie, passion, mort, plaie du côté. A ce point l’auteur s’arrête ; il s’abstient de mentionner la résurrection, parce que celle-ci pourrait faire penser à un corps glorifié et spirituel, et donc pas assez « réel ».
La théologie est revenue aujourd’hui à une vision plus équilibrée de l’identité entre le corps historique et celui eucharistique du Christ et insiste sur le caractère sacramentel, non pas matériel (même si réel et substantiel) de la présence du Christ dans le sacrement de l’autel.
Mais à part ces diverses nuances, la vérité de fond affirmée par l’hymne demeure intacte. Il est Jésus, né de la Vierge Marie à Bethléem, celui-là même qui « est passé en faisant le bien à tous » (Ac 10, 38), qui est mort sur la croix et ressuscité le troisième jour, celui qui est présent aujourd’hui dans le monde, non pas sa vague présence spirituelle, ou comme dit quelqu’un, sa « cause ». L’Eucharistie est le moyen inventé par Dieu pour demeurer à jamais l’Emmanuel, le Dieu-avec-nous.
Une telle présence n’est pas une garantie et une protection seulement pour l’Eglise, mais pour tout le monde. « Dieu est avec nous ! » Cette phrase nous fait peur désormais, et nous n’osons presque plus la prononcer. Quelques fois l’on a donné à celle-ci un sens exclusif : Dieu est «avec nous », s’entend non avec les autres, mais plutôt « contre » les autres, contre nos ennemis. Mais avec l’avènement du Christ tout est devenu universel. « Car c’était Dieu qui dans le Christ se réconciliait le monde, ne tenant plus compte des fautes des hommes » (2 Co 5, 19). Le monde entier, non pas une partie ; tous les hommes, non pas un seul peuple.
« Dieu est avec nous », c’est-à-dire du côté de l’homme, son ami et allié contre les forces du mal.
C’est le seul qui personnifie tout et seulement la partie du bien contre celle du mal. Voilà ce qui donnait la force à Dietrich Bonhöffer, emprisonné et dans l’attente de la sentence de mort de la part du « pouvoir méchant » de Hitler, d’affirmer la victoire du pouvoir « bon » :
Merveilleusement gardés par des forces bienveillantes
Nous attendons sans crainte l’avenir,
Dieu est avec nous soir et matin
Et le sera jusqu’au dernier jour.
« Nous ne savons pas, écrit le Pape dans Novo millennio ineunte, quels événements nous réservent le millénaire qui commence, mais nous avons la certitude qu’il demeurera fermement dans les mains du Christ, le ‘Roi des rois et Seigneur des seigneurs’ (Ap 19, 16) » (Jean-Paul II, Novo millennio ineunte, 35).
Dans l’hymne, après le salut, vient l’invocation : Esto nobis praegustatum mortis in examine, Sois pour nous, Ô Christ, gage et anticipation à l’heure de la mort. Déjà, le martyr Ignace d’Antioche appelait l’Eucharistie « médicament d’immortalité », c’est-à-dire remède à notre mortalité (S. Ignace d’Antioche, Lettre aux Ephésiens, 20, 2). Dans l’Eucharistie nous avons « le gage de la gloire à venir » : « et futurae gloriae nobis pignus datur ».
Certaines enquêtes ont révélé un fait étrange : il existe, également parmi les chrétiens, certaines personnes qui croient en Dieu, mais pas en une vie pour l’homme après la mort. Mais comment peut-on penser une chose de ce genre ? Le Christ, dit la Lettre aux Hébreux, est mort pour nous procurer « une rédemption éternelle » (He 9, 12). Non pas temporaire, mais éternelle.
Quelquefois l’on objecte que personne n’est jamais revenu de l’au-delà pour nous assurer que celui-ci existe bel et bien et n’est pas seulement une pieuse illusion. Ce n’est pas vrai ! Il y a quelqu’un qui, si nous savons l’écouter, revient tous les jours de l’au-delà pour nous assurer et renouveler ses promesses. Celui vers lequel nous nous acheminons vient à notre rencontre dans l’Eucharistie pour nous faire goûter (praegustatum !) au banquet final du royaume.
Nous devons crier au monde cette espérance pour nous aider ainsi que les autres à vaincre l’horreur que la mort représente pour nous et réagir au sombre pessimisme qui plane sur notre société. Les diagnostics de désespoir sur l’état de la terre se multiplient : « une fourmilière qui se désagrège », « une planète qui agonise »… La science dessine avec toujours plus de détails, le scénario possible de la dissolution finale du cosmos. « La terre et les autres planètes se refroidiront, le soleil et les autres étoiles se refroidiront, toute chose se refroidira… La lumière perdra de son intensité et les trous noirs augmenteront dans l’univers… Un jour, l’expansion s’affaiblira ; commencera alors la contraction et à la fin l’on assistera à l’éclatement de toute la matière et de toute l’énergie existante en une structure compacte d’une densité infinie. Ce sera alors le « Big Crunch », ou la grande implosion, et tout retournera au vide et au silence qui a précédé la grande explosion, ou le Big Bang, d’il y a quinze milliards d’années…
Personne ne sait si les choses se dérouleront véritablement ainsi ou d’une autre manière. La foi nous assure cependant que, même si les chose
s se passent ainsi, la fin définitive ne sera pas celle-là. Dieu n’a pas réconcilié le monde à lui pour l’abandonner ensuite dans le néant ; il n’a pas promis de demeurer avec nous jusqu’à la fin du monde, pour ensuite se retirer, seul, dans son ciel, quand cette fin arrivera. « D’un amour éternel je t’ai aimé », a dit Dieu à l’homme dans la Bible (Jr 31, 3), et les promesses d’amour éternel de Dieu ne sont pas comme celles de l’homme.
En poursuivant en esprit la méditation de l’Ave verum, l’auteur du « Dies irae » élève au Christ une prière fervente, que jamais comme en ce jour nous pouvons faire nôtre : « Recordare, Iesu pie, quod sum causa tuae viae : ne me perdas illa die », Souviens-toi , ô bon Jésus, que pour moi tu es monté sur la croix : ne permet pas que je me perde en ce jour. « Quaerens me sedisti lassus, redemisti crucem passus : tantus labor non sit cassus » : « En me cherchant, tu t’assis un jour fatigué au puit de Sichem et tu montas sur la croix pour me racheter : que tant de douleur ne soit pas vaine ».
L’Ave verum se termine par une exclamation adressée à la personne du Christ : « O Iesu dulcis, O Iesu pie». Ces paroles nous renvoient une image infiniment évangélique du Christ : Jésus « doux et pieux », c’est-à-dire clément, plein de compassion, qui ne brise pas le roseau froissé, et n’éteint pas la mèche fumante (cf. Mt 12, 20). Jésus qui dit un jour : « Mettez-vous à mon école car je suis doux et humble de cœur » (Mt 11, 29). L’Eucharistie prolonge dans l’histoire la présence de ce Jésus. Il est le sacrement de la non-violence !
Toutefois, la douceur du Christ ne justifie pas et rend même encore plus étrange et odieuse, la violence que l’on enregistre aujourd’hui à l’égard de sa personne. Il a été dit que, avec son sacrifice, le Christ a mis un terme au mécanisme pervers du bouc émissaire, en en subissant lui-même les conséquences. (Cf. R. Girard, Des choses cachées depuis la fondation du monde, Grasset, Paris 1978). Il faut reconnaître avec tristesse que ce mécanisme pervers est à nouveau à l’œuvre à l’égard du Christ, sous une forme jusqu’à présent inconnue.
Contre lui se déchaîne tout le ressentiment d’une certaine pensée laïque pour les récentes manifestations d’union entre la violence et le sacré. Comme il est de règle dans le mécanisme du bouc émissaire, l’on choisit l’élément le plus faible pour s’acharner contre lui. « Faible », entendu ici dans le sens ou l’on peut se moquer de lui impunément, sans courir le risque de rétorsions, les chrétiens ayant renoncé depuis longtemps à défendre avec force leur propre foi.
Il ne s’agit pas seulement de pressions pour faire disparaître les crucifix des lieux publics et la crèche du folklore de Noël. Sans cesse, se succèdent des romans, des films et des spectacles où est manipulée à volonté la figure du Christ sur la base de nouveaux documents et découvertes fantomatiques et inexistants. Cela devient une mode, une espèce de genre littéraire.
La tendance à revêtir le Christ des habits de notre époque ou de notre idéologie a toujours existé. Mais au moins par le passé, il s’agissait de causes, même si fort discutables, sérieuses et d’envergures : le Christ idéaliste, socialiste, révolutionnaire… Notre époque, obsédée par le sexe, ne sait pas désormais représenter Jésus autrement que comme un gay ante litteram ou comme quelqu’un qui prêche que le salut naît de l’union avec le principe féminin et en donne l’exemple en épousant Marie-Madeleine.
L’on se présente comme des paladins de la science contre la religion : une revendication surprenante à en juger de quelle manière est traitée dans ce cas la science historique ! Les histoires les plus fantaisistes et absurdes sont bues et avalées par beaucoup comme s’il s’agissait d’histoires vraies, plus encore, de l’unique histoire finalement libérée de la censure ecclésiastique et des tabous. « L’homme qui ne croit plus en Dieu est prêt à croire en tout » a dit quelqu’un. Les faits sont en train de lui donner raison.
L’on spécule sur l’immense écho qu’a le nom de Jésus et sur ce qu’il signifie pour une grande part de l’humanité, pour s’assurer une popularité à bon marché, ou pour choquer à travers des messages publicitaires qui abusent de symboles et d’images évangéliques. (Tout récemment la représentation de la dernière Cène). Mais cela n’est que parasitisme littéraire et artistique !
Jésus est vendu à nouveau pour trente deniers, offensé et revêtu d’une robe de bure comme dans le prétoire. (Dans un spectacle diffusé en janvier dernier par une télévision européenne, le Christ apparaissait sur la croix portant une couche de bébé !). Et puis l’on se scandalise et l’on crie à l’intolérance et à la censure si les croyants réagissent en envoyant des lettres et des coups de téléphones de protestation aux responsables. Depuis longtemps l’intolérance a changé de camp en Occident : de l’intolérance religieuse elle est devenue intolérance de la religion !
« Personne, dit-on, a le monopole des symboles et des images d’une religion ». Mais également les symboles d’une nation – l’hymne, le drapeau – appartiennent à tous et à personne ; est-il permit pour cela de les offenser et les utiliser selon sa propre volonté ?
Le mystère même que nous célébrons en ce jour nous interdit de nous abandonner à des complexes de persécutions et d’élever de nouveaux murs ou barricades entre nous et la culture (ou l’in-culture) moderne. Peut-être devons nous imiter notre Maître et dire simplement : « Père pardonne-leur car ils ne savent pas ce qu’ils font ». Pardonne-leur et pardonne-nous, car c’est certainement aussi à cause de nos péchés, présents et passés, que tout cela se produit et l’on sait que c’est pour frapper les chrétiens et l’Eglise que l’on frappe le Christ.
Nous nous permettons seulement d’adresser à nos contemporains, dans notre intérêt et dans le leur, l’appel que Tertullien adressait à son époque aux gnostiques ennemis de l’humanité du Christ : « Parce unicae spei totius orbis » : n’enlevez pas au monde son unique espérance (Tertulliano, De carne Christi, 5, 3 (CCL 2, p. 881).
La dernière invocation de l’Ave verum évoque la personne de la mère : « O Iesu fili Mariae ». La Vierge est mentionnée deux fois dans ce bref hymne : au début et à la fin. Et d’ailleurs toutes les exclamations finales de l’hymne sont un rappel des dernières paroles du Salve Regina : « Ô clémente, ô bonne, ô douce Vierge Marie ».
L’insistance sur le lien entre Marie et l’Eucharistie ne répond pas à un besoin purement dévotionnel mais également théologique. La naissance de Marie avait été, au temps des Pères, l’argument principal contre le docétisme qui niait la réalité du corps du Christ. Cette naissance atteste maintenant de manière cohérente la vérité et la réalité du corps du Christ présent dans l’Eucharistie.
Jean-Paul II conclut sa lettre apostolique Mane nobiscum Domine, en faisant précisément référence aux paroles de l’hymne : « Le Pain eucharistique que nous recevons est la chair immaculée du Fils: «Ave verum corpus natum de Maria Virgine». En cette Année de grâce, puisse l’Église, soutenue par Marie, trouver un nouvel élan pour sa mission et reconnaître toujours davantage dans l’Eucharistie la source et le sommet de toute sa vie » ( Mane nobiscum Domine, 31).
Saisissons l’occasion de ses paroles pour remercier le Saint-Père pour le don de l’année eucharistique et pour lui souhaiter un prompt rétablissement. Revenez vite, Saint-Père, la Pâque est moins « Pâque » sans vous.
Concluons en revenant à notre hymne. Le signe le plus clair de l’unité entre Eucharistie et mystère de la cr
oix, entre l’Année de l’Eucharistie et le Vendredi Saint, est que nous pouvons maintenant utiliser les paroles de l’Ave verum, sans en changer une seule syllabe, pour saluer le Christ qui sera tout à l’heure élevé sur la croix devant nous. J’invite donc humblement toutes les personnes présentes à s’unir à moi – si possible debout – et à proclamer à haute voix, avec une profonde reconnaissance et au nom de tous les hommes sauvés par le Christ :
Salut vrai corps, né de la Vierge Marie
Ayant vraiment souffert et qui fut immolé sur la croix pour l’homme
Toi dont le côté transpercé laissa couler l’eau et le sang
Sois pour nous un réconfort dans l’heure de la mort
Ô doux, Ô bon, Ô Jésus fils de Marie aie pitié de moi!
Traduction réalisée par Zenit