CITE DU VATICAN, Mercredi 23 février 2005 (ZENIT.org) – En anticipation, nous publions cette traduction, rapide de travail, du livre de Jean-Paul II, « Mémoire et identité », présenté à la presse en italien mardi soir. L’édition italienne est due aux éditions Rizzoli. Pour le pape, l’attentat de 1981 est la dernière convulsion des idéologies du XX e siècle. Le pape, surtout, ravive l’espérance en soulignant le sens chrétien de la souffrance : « Toute souffrance humaine, toute douleur, toute infirmité renferme une promesse de salut, une promesse de joie ».
« Quelqu’un a guidé le projectile… »
Je vis dans la conscience constante que dans tout ce que je dis et tout ce que je fais dans l’accomplissement de ma vocation et mission, de mon ministère, il se passe quelque chose qui n’est pas exclusivement de mon initiative. Je sais de ne pas être le seul à agir dans ce que je fais en tant que Successeur de Pierre. Prenons l’exemple du système communiste. Comme je l’ai déjà dit auparavant, la carence d’une doctrine économique a certainement contribué à sa chute. Mais ce serait une simplification plutôt ingénue de se référer uniquement à des facteurs économiques. D’autre part, je sais bien que ce serait ridicule de considérer que c’est le pape qui a abattu le communisme de ses propres mains.
Je pense que l’explication se trouve dans l’Evangile. Lorsque les premiers disciples, envoyés en mission, reviennent vers leur Maître, disent: « Seigneur, même les démons nous sont soumis en ton nom » (Lc 10,17). Le Christ leur répond: « Ne vous réjouissez pas de ce que les démons vous sont soumis, mais réjouissez-vous plutôt de ce que vos noms sont écrits dans les cieux » (Lc 10,20). Et à une autre occasion, il ajoute: « Dites: Nous sommes des serviteurs inutiles, nous avons fait ce que nous devions faire » (Lc 17,10). Des serviteurs inutiles… La conscience du « serviteur inutile » grandit en moi au milieu de tout ce qui se passe autour de moi – et je pense que je suis bien avec cela.
Revenons à l’attentat : je pense qu’il a été l’une des dernières convulsions des idéologies de la tyrannie qui se sont déchaînées au XXe siècle.
L’oppression a été pratiquée par le fascisme et par le nazisme, ainsi que par le communisme. L’oppression motivée par des arguments semblables s’est développée également en Italie: les Brigades Rouges tuaient des hommes innocents et honnêtes. En relisant aujourd’hui, à des années de distance, la transcription de la conversation d’alors, je relève que les manifestations de violence des « années de plomb » se sont notablement atténuées. Mais en cette dernière période, cependant, les soi-disant « réseaux de la terreur » se sont étendus dans le monde, ils constituent une menace constante pour la vie de millions d’innocents. On en a eu une confirmation impressionnante dans l’écroulement des Tours Jumelles à New York (11 septembre 2001), dans l’attentat de la gare d’Atocha à Madrid (11 mars 2004) et dans le massacre de Beslan en Ossétie (1-3 septembre 2004). Où nous conduiront ces nouvelles éruptions de violence?
La chute du nazisme d’abord et ensuite de l’Union Soviétique a entériné un échec. Elle a montré toute l’absurdité de la violence à grande échelle telle qu’elle avait été théorisée et mise en œuvre dans ces systèmes. Est-ce que les hommes voudront tenir compte des leçons dramatiques que l’histoire leur a offertes? Ou nous laisserons-nous, au contraire, tenter par les passions qui aliènent l’âme, en accueillant une fois encore les néfastes suggestions de la violence?
Le croyant sait que la présence du mal est toujours accompagnée de la présence du bien, de la grâce. Saint Paul a écrit: « Mais le don de la grâce n’est pas comme la chute; si en effet par la chute d’un seul homme tous sont morts, la grâce de Dieu et le don accordé grâce à un seul homme, Jésus Christ, se sont déversés bien davantage en abondance sur tous les hommes (Rm 5,15). Ces paroles conservent leur actualité de nos jours aussi. La Rédemption continue. Là où le mal grandit, là grandit aussi l’espérance du bien. De nos jours, le mal s’est développé de façon démesurée, en se servant de l’action de systèmes pervers qui ont pratiqué sur une vaste échelle la violence et l’oppression. Je ne parle pas du mal accompli par des individus particuliers, dans des buts personnels, ou par des initiatives individuelles. Le mal du XXe siècle n’a pas été un mal à faible tirage, pour ainsi dire « artisanal ». Ce fut un mal aux proportions gigantesques, un mal qui s’est servi des structures de l’Etat pour accomplir son œuvre néfaste, un mal érigé en système.
Mais dans le même temps, la grâce divine s’est manifestée avec une richesse surabondante. Il n’est pas de mal dont Dieu ne puisse tirer un bien plus grand. Il n’y a pas de souffrance qu’il ne sache transformer en route qui conduit à lui. En s’offrant librement à la passion et à la mort sur la croix, le Fils de Dieu a pris sur lui tout le mal du péché. La souffrance du Dieu crucifié n’est pas seulement une forme de souffrance à côté des autres, une douleur plus ou moins grande, mais c’est une souffrance dont le degré et la mesure sont incomparables. Incomparables. En souffrant pour nous tous, le Christ a conféré un sens nouveau à la souffrance, il l’a introduite dans une dimension nouvelle dans un ordre nouveau: celui de l’amour. Il est vrai que la souffrance entre dans l’histoire de l’homme avec le péché des origines. Le péché est cet « aiguillon » (cf. 1 Cor 15,55-56) qui nous inflige douleur, qui blesse à mort l’être humain, mais la passion du Christ sur la croix a donné un sens radicalement nouveau à la souffrance, l’a transformée de l’intérieur. Il a introduit dans l’histoire humaine, qui est une histoire de péché, une souffrance sans faute, affrontée uniquement par amour. Telle est la souffrance qui ouvre la porte à l’espérance de la libération, de l’élimination définitive de cet « aiguillon » qui déchire l’humanité. C’est la souffrance qui brûle et consume le mal par la flamme de l’amour et tire même du péché une floraison multiforme du bien.
Toute souffrance humaine, toute douleur, toute infirmité renferme une promesse de salut, une promesse de joie: « Je suis heureux des souffrances que je supporte pour vous », écrit saint Paul (Col 1,24). Cela vaut pour toute souffrance provoquée par le mal; cela vaut aussi pour cet énorme mal social et politique qui divise aujourd’hui et bouleverse le monde: le mal des guerre, de l’oppression des individus et des peuples; le mal de l’injustice sociale, de la dignité humaine piétinée, de la discrimination raciale et religieuse; le mal de la violence, du terrorisme, de la course aux armes – tout ce mal existe dans le monde aussi pour réveiller en nous l’amour, qui est don de soi, dans un service généreux et désintéressé de qui est visité par la souffrance. Dans l’amour, qui a sa source dans le cœur du Christ, réside l’espérance pour l’avenir du monde. Le Christ est le Rédempteur du monde: « C’est par ses blessures que nous sommes guéris » (Is 53,5).