Dans son analyse, le cardinal Tucci évoque les dangers de la situation actuelle, non seulement les dangers immédiats pour les populations et les combattants, mais les dangers pour le dialogue entre le christianisme et l’islam, le danger pour la situation humanitaire (un cinquième des besoins seulement sont couverts actuellement), le danger de l’antiaméricanisme, etc. Il évoque aussi le rôle d’un Colin Powell au sein de l’administration américaine, et le rôle du 11 septembre, dans l’opinion publique américaine et dans l’opinion publique mondiale.
Le cardinal dénonce tout d’abord l’attitude de Saddam Hussein: « Je crois, avant tout, qu’il faut être clair sur les énormes responsabilités de Saddam Hussein, confie le cardinal: non seulement en ces derniers temps, mais dans toute la durée de son gouvernement de l’Iraq et surtout après la Guerre du Golfe, parce qu’il n’a pas obtempéré devant les résolutions des Nations Unies, rendant ainsi la situation très critique ».
« En même temps, poursuivait le cardinal jésuite, je suis convaincu que l’on n’a pas fait tout ce qui pouvait l’être pour éviter la guerre. Je crois que c’est une défaite non de nos prières, mais une défaite de la raison. C’est une défaite de l’Evangile, non dans le sens où l’Evangile aurait été démenti. Mais dans le sens où l’Evangile n’est pas compris. Ce matin, alors que je célébrais la messe, j’ai eu une distraction, et je me suis souvenu de cette phrase du pape Jean XXIII, aux derniers jours de sa vie, lorsqu’il dut déclarer que ce n’est pas l’Evangile qui change, mais que c’est nous qui commençons à mieux le comprendre. Je crois qu’il faudra encore du temps pour le comprendre comme il faut, en ce qui concerne la paix ».
Pour ce qui est de l’attitude des Etats-Unis, le cardinal Tucci expliquait: « Je crois, disait-il, que lorsqu’on saura tout, on verra que pratiquement cette guerre était déjà décidée, indépendamment des résultats des inspections de l’ONU. Selon moi, c’est grave. Mais je ne veux certainement pas par là critiquer l’Amérique. J’ai une grande estime pour les Américains, beaucoup d’amis parmi les Américains. Je me souviens toujours de la près bonne collaboration avec les évêques américains et avec les théologiens américains experts au Concile. Je me souviens que c’est surtout grâce au catholicisme américain, représenté par leurs évêques, par leurs théologiens, si le concile Vatican II a approuvé des documents de l’importance de celui sur la liberté religieuse, ou sur la nouvelle attitude vis à vis d’Israël, envers le judaïsme. Il y a de grandes conquêtes que nous devons à l’Amérique, en plus de toute la reconnaissance que nous devons pour ce que l’Amérique a fait lors de la dernière guerre mondiale et après la guerre. Je me souviens que l’un des plus grands moments de la politique extérieure américaine a été le Plan Marshall. C’était un militaire. Mais il s’est montré plus raisonnable que les hommes politiques, plus politique que les politiques. Mais on peut ne pas être d’accord. C’est si vrai qu’en Amérique aussi, et c’est une des grandes qualités de l’Amérique, on lit des articles critiquant la politique actuelle de M. Bush. Les sondages manifestent l’opinion publique, mais il y a aussi les têtes pensantes qui sont critiques, et la presse américaine – le Washington Post, le New York Times, etc. – publient ces articles. C’est une grande chose. Espérons qu’au cours de la guerre aussi, la liberté de la presse américaine ne s’autocensure pas trop, comme c’est arrivé durant la Guerre du Golfe ».
A propos du danger de diffusion d’un certain « antiaméricanisme », le cardinal Tucci y voit un grand danger: « Il faut être très attentif, dit-il, parce que l’antiaméricanisme ne fait de bien à personne. Cela ne fait certainement pas de bien à l’Amérique, mais cela ne fera pas de bien non plus à l’Europe, et surtout il est dangereux parce qu’il affaiblit, au fond, les force des pays démocratiques. Mais il faut aussi faire attention à ne pas tomber dans une espèce de fondamentalisme, disons, occidental, parce que ce serait un blasphème que de l’appeler chrétien. Je ne voudrais pas qu’à la fin on donne raison à cette thèse, si discutée aussi par les historiens, et par les politologues, de Huntington – “The clash of civilizations” – c’est-à-dire qu’il n’y a rien à faire: l’affrontement des civilisations est inévitable, inéluctable, à savoir, de la civilisation, disons, « occidentale », (et non pas « chrétienne », parce que cela aussi serait assez erroné) et la civilisation islamique. Je crois au contraire que cette guerre exaspère l’affrontement et qu’il y a dans la politique américaine actuelle le danger d’arriver vraiment toujours davantage à un affrontement de civilisation, qui ne profiterait à personne. Entre autres, je crois que les premiers à être culpabilisés seraient les peuples du Moyen Orient, surtout le peuple palestinien. La situation d’affrontement entre Israël et les Palestiniens ne sera certainement pas améliorée par cette guerre ».
A propos de la figure d’un Marshall, un militaire qui a eu un rôle positif Radio vatican demandait au cardinal Tucci s’il voyait aussi la position de Colin Powell comme « plus humaine » au sein de l’administration américaine, le cardinal Tucci répondait positivement. Colin Powell a d’ailleurs téléphoné à Mgr Tauran hier, pour dire que les Etats-Unis « comprenaient » les « préoccupations » de Jean-Paul II.
« Mais, remarquait le cardinal Tucci, c’était le seul militaire dans les hautes sphères de l’administration américaine. Mais il n’a pas réussi. Peu à peu il a dû se replier. De toute façon, j’admire cet homme qui, au moins dans la première phase des discussions, a eu le courage de suggérer des attitudes plus prudentes. Nous sommes maintenant devant une situation, disons, inévitable, parce que la guerre est là. C’est une défaite de la raison, à mon avis. Ce n’est pas Dieu qui n’a pas écouté nos prières, mais c’est nous, les hommes, qui n’avons pas écouté la voix de tant de personnes, de tant de peuples, qui ont réagi contre cette guerre, ni la voix du droit international, parce que cette guerre est sans aucun doute, au-delà de toute légalité, de toute légitimité, de toute légitimation internationale, et l’unique organisme qui pouvait la donner est l’ONU. Les conséquences sont très fortes, parce que c’est certainement un coup notable à l’autorité de l’ONU, l’unique organisme qui pouvait mettre en place la paix sans en arriver à la guerre. On l’a en quelque sorte détruit: détruit est exagéré. Mais certainement, l’unité de la communauté européenne e été blessée. Et par cette guerre aussi on donnera plus fortement prise aux fondamentalismes islamiques sur la masse des peuples musulmans. Les conséquences sont très graves. Mais maintenant nous devons nous préoccuper davantage du présent que de l’avenir. Dans l’immédiat, la grande préoccupation du pape, comme de nous tous chrétiens et non chrétiens, de personnes qui raisonnent et qui ont encore un cœur humain, c’est la préoccupation pour la population civile, et aussi pour les militaires qui mourront de part et d’autre. La population civile n’est certainement pas coupable, et inévitablement, elle sera frappée. Et puis il y a la tragédie qui suit immédiatement la guerre, commence même avec la guerre, et continue après la guerre: le désastre humanitaire d’un pays déjà tellement frappé: guerre contre l’Iran, Guerre du Golfe, sanctions, etc. Là nous verrons si vraiment l’ONU sera capable d’assurer au moins l’assistance sanitaire. J’ai lu aujourd’hui dans le rapport de Radio Vatican sur la situation que les instances humanitaires ont demandé des chiffres correspondant aux besoins mais qu’elles n’ont pour le moment récolté qu’un quart ou un cinquième des besoins, pour aider ceux qui resteront dans le pays et les réfugiés dans les pays voisins, s’ils réussissent à passer ».
Pour ce qui est des rapports
entre les différentes tendances de l’islam même le cardinal Tucci remarquait: « Ce conflit affaiblit certainement l’Islam modéré, c’est inéluctable. Mais ce qu’il faut regarder, c’est si cette politique s’arrête ou continue. Je voudrais citer une phrase qui m’a plu dans un éditorial de Luigi Geninazzi dans « L’Avvenire » il y a quelques jours: il parlait de « démocratie impériale ». Il y a quelque chose de juste là dedans. A savoir qu’une seule puissance, parce qu’elle l’emporte du point de vue militaire et du point de vue économique, peut s’imposer sans aucun aval international, sans un vrai appui ample de l’opinion publique mondiale, puisse se placer en arbitre de tout. Le gouvernement américain doit être attentif à cela parce que je ne crois pas que ce soit un avantage pour les Américains qu’il se crée une situation d’agressivité antiaméricaine, en partie justifiée, en partie excessive au-delà de la raison. Je me souviens que lorsqu’il y a eu le 11 septembre, j’ai été extrêmement surpris que plus d’une revue américaine d’une certaine importance intitulait un article très objectif: « Pourquoi nous haient-ils? » “Why do they hate us?”. Il faudrait réfléchir à cela aussi. Que l’Amérique réfléchisse à cela. Et il est important que ce soient les Américains qui commencent à entrer dans ce processus. Espérons qu’il continue et que vraiment le gouvernement américain cherche à rétablir de bonnes relations avec des pays avec lesquels il a eu des affrontements à propos de cette guerre. Qu’il n’y ait pas cette avancée toujours seuls. Sans peser les conséquences au plan humanitaire, et au plan politique ».