Entretien avec le cardinal Avery Dulles, des Etats-Unis

Le ministère pontifical, garant de l’indépendance de l’Église et de l’intégrité de sa doctrine

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CITE DU VATICAN, Jeudi 13 mars 2003 (ZENIT.org) – Le cardinal le cardinal Avery Dulles, s. j., fait remarquer que « le ministère pontifical, en bref, est le garant de l’indépendance de l’Église et de l’intégrité de sa doctrine ».

Dans cet entretien exclusif publié par la « Revue internationale de réflexion chrétienne », « Questions Actuelles » (mars-avril 2003, Bayard Presse), le cardinal Avery Dulles, l’un des théologiens les plus renommés aux États-Unis, donne son point de vue sur les grandes questions qui préoccupent les communautés chrétiennes à travers le monde : la place du pape dans la vie de l’Église, le défi de l’inculturation – surtout aux États-Unis où il existe une tendance très forte à vouloir « démocratiser » l’Église –, les relations avec l’orthodoxie ainsi qu’avec l’Église anglicane…

Avec la pensée du cardinal Dulles, c’est une fenêtre sur le monde américain qui s’ouvre ; cet entretien permet de mieux comprendre la façon dont on aborde ces questions de l’autre côté de l’Atlantique, indique « Questions Actuelles ». Nous remercions son rédacteur en chef, Dennis Gira (denis.gira@bayard-presse.com) pour son aimable autorisation de publication.

Questions Actuelles : Depuis plusieurs années, vous avez souligné l’importance du ministère pontifical. Pourquoi le pape est-il aussi crucial ? De nombreux Occidentaux, catholiques ou non, le perçoivent comme une figure dotée d’une autorité inutilement excessive dont le ministère est en décalage avec l’esprit de notre temps.
Card. Avery Dulles : Ce ministère, c’est Dieu qui l’a donné à l’Église et il est essentiel, qu’on le comprenne ou non. En termes pratiques, le ministère pontifical garantit l’indépendance de l’Église. Par exemple, en Europe, au début de l’époque moderne, des rois voulaient nationaliser l’Église. Le nationalisme était tel que les souverains cherchaient à couper l’Église locale de Rome. Le Saint Siège, même s’il a été confronté à de sérieux échecs, pourtant temporaires, a toujours réussi à écarter de telles situations. Le ministère pontifical, en bref, est le garant de l’indépendance de l’Église et de l’intégrité de sa doctrine.

QA : D’après vous, aujourd’hui, quelles tendances dans les différentes parties du monde — l’Occident, l’Asie… — peuvent compromettre l’indépendance de l’Église et son intégrité ?
AD : En Asie, où le christianisme est une petite minorité, il y a une tendance à présenter l’enseignement de l’Église d’une façon acceptable pour les hindous, les bouddhistes, etc. Dans le pire des cas, le Dieu chrétien est présenté comme une divinité de plus dans le panthéon des dieux reconnus par les religions orientales. Il existe aussi une tendance à réduire l’importance de la prétention universelle du christianisme. Elle présente la vie chrétienne comme une autre option plus ou moins équivalente à la foi bouddhiste ou hindoue.

QA : L’instruction de la congrégation pou la Doctrine de la Foi, « Dominus Iesus », était une réponse à certaines écoles asiatiques de théologie catholique ?
AD : Dans un certain sens, oui. Et l’on est confronté au même problème en Afrique où la religion animiste vient parfois se mêler, de façon inappropriée, à la foi et aux pratiques chrétiennes. En Amérique latine, jusqu’à récemment, une philosophie socialiste de type marxiste dominait la théologie et la réflexion pastorale. Le Saint Siège a dû intervenir. Et le résultat a été positif, grâce, en partie, à la chute du communisme dans l’ancienne Union Soviétique et en Europe de l’Est.

QA : En Europe occidentale, certains décèlent une tendance particulièrement négative, avec une grande indifférence à ce que l’Église, les Églises affirment.
AD : Je ne prétends pas être un spécialiste de l’Europe occidentale, même si j’y ai effectué de nombreux séjours. À vrai dire, il semble que de larges pans des sociétés européennes y aient perdu toute sensibilité aux valeurs chrétiennes. Ce qui est clair, c’est que l’Europe de l’Ouest, pour ce qui concerne les questions religieuses, est en train de se couper du reste du monde, y compris des États-Unis où ces questions sont beaucoup plus vivantes.

QA : Et que dites-vous des États-Unis ?
AD : Ici, il y a une forte tendance à vouloir démocratiser l’Église et à laisser nos expériences politiques influencer notre travail théologique et notre réflexion au sujet de l’Église. Par exemple, de nombreux catholiques américains seraient favorables à une élection des pasteurs et des évêques. Il ne peut cependant pas en être ainsi.

QA : De tels courants d’opinions sont particulièrement forts à la suite des troubles de l’Église des Etats-Unis confrontée au scandale d’abus sexuel par des membres du clergé.
AD : Il est certain que cette crise a donné l’occasion à certains groupes de commencer à mettre fortement en avant leurs revendications. Ces « démocrates » affirment que les évêques ne sont pas capables de conduire l’Église et qu’ils devraient sans doute être soumis à un certain contrôle des laïcs. Encore une fois, Rome, le pape, le Saint Siège doivent s’opposer fermement à des changements aussi radicaux. Ce que de plus en plus de personnes ne réalisent pas, c’est que le pape et la curie romaine sont des éléments essentiels du catholicisme; vous ne pouvez pas demander à une équipe de fonctionner normalement si les principaux joueurs restent sur le banc de touche. Le ministère pontifical sauvegarde l’unité universelle de l’Église et la stabilité de sa tradition.

QA : Mais vous n’êtes pas opposé à l’inculturation de la foi dans les différents lieux à condition que cette unité et cette intégrité soient déjà en place ? Par exemple, il y a la traduction de la liturgie où l’on peut aussi incorporer des éléments de culture locale.
AD : Bien sûr que non. Traduire le langage du culte est essentiel pour que le peuple comprenne la messe. Les traductions anglaises, jusqu’à récemment, souffraient cependant d’une forme de mentalité « années soixante » qui s’est focalisée sur la question du « genre ». Il y avait une tendance à enlever au langage toute force d’inspiration, le transformant en quelque chose de morne et d’aseptisé. Au lieu de supplier Dieu humblement, on donne l’impression de lui dire ce qu’il doit faire. En ce qui concerne l’attitude physique à adopter pour la prière, dans de nombreux cas, elle n’était pas suffisamment précisée. Bien sûr, il ne suffit pas de décréter des changements et des modifications. La traduction de textes liturgiques est un art qui demande une certaine sensibilité, un goût pour ce qui est sacré.

QA : Ne retrouve-t-on pas ces questions dans l’architecture contemporaine des églises ?
AD : En me basant sur ce que j’ai pu entendre ou sur les photos que j’ai pu voir, je juge plutôt décevants certains grands chantiers comme celui de la nouvelle cathédrale de Los Angeles ou celui de la rénovation de la cathédrale de Milwaukee. Ces cathédrales n’ont rien de la grandeur, de la chaleur, de la beauté de Saint-Patrick ou de Notre-Dame pour n’en citer que deux. L’inspiration semble manquer. Je pense que la pauvreté culturelle est un signe des temps et elle n’affecte pas uniquement l’architecture des églises.

QA : Comment percevez-vous les relations de la papauté avec le monde de l’orthodoxie ? La notion de pape comme « premier parmi des égaux », est-elle pratiquement réalisable ?
AD : Il y a un nombre croissant de voix orthodoxes qui affirment que l’idée du pape comme « premier parmi des égaux », comme le premier évêque parmi d’autres frères évêques, n’est pas suffisante. Une simple primauté honorifique
ne correspond pas aux responsabilités nécessaires à l’exercice efficace de ce ministère. Une telle formule aboutirait à une simple présidence symbolique.

QA : Comme le patriarche de Constantinople ?
AD : Oui, ou comme le ministère de l’Archevêque de Canterbury dans la communion anglicane. Ce genre de position ne peut pas garantir l’unité universelle de l’Église. Les Églises orthodoxes, par exemple, connaissent de nombreuses dissensions entre elles, sans même parler des défis posés à l’unité de l’Église par les Églises autocéphales de l’ancienne Union Soviétique et de leurs tensions avec l’Église Orthodoxe Russe. Je perçois comme un encouragement l’émergence de certains penseurs orthodoxes qui reconnaissent le besoin d’une primauté concrète au moment même où les questions concernant la concentration de l’autorité et le degré de consultation doivent être résolues. Ces sujets pratiques peuvent être négociés. S’il y a un désir d’unité, les obstacles théologiques et autres ne sont pas insurmontables.

QA : Quels sont ces obstacles ?
AD : Beaucoup sont historiques (blessures et rancunes). Même avant le christianisme, il y avait des tensions entre la Grèce et Rome et ces tensions se sont perpétuées. Nous devons dépasser l’esprit de clan et le nationalisme pour arriver à une vision plus large de l’unité et pour vaincre le particularisme. Nous devons aussi tout mettre en œuvre pour guérir la mémoire blessée par les maux (réels et imaginaires) des siècles passés.

QA : Et les relations avec l’Église anglicane ?
AD : Le problème, ici, est de déterminer qui parle au nom des anglicans. Des documents importants proviennent du dialogue entre nos communions sur l’autorité, le salut, l’eucharistie par exemple. Beaucoup d’anglicans reconnaissent le besoin d’une primauté effective pour conduire l’Église universelle. Cependant des pans entiers de la communion anglicane, aux USA par exemple, ont dérivé très loin de la tradition de la « High Church ».

QA : Les catholiques et les évangélistes, au moins aux USA, sont en bons termes, même s’ils sont très éloignés du point de vue doctrinal.
AD : Au moins, nous dialoguons et faisons des choses ensemble. Nous nous accordons avec eux sur l’importance de l’évangélisation. Et il y a des évangélistes de différentes traditions qui cherchent à retrouver la foi de l’Église primitive. Même s’ils brandissent la formule « Scriptura sola » («l’Écriture seule»), il la comprenne comme une référence à l’Écriture lue à la lumière des premiers conciles. C’est très encourageant. Il faut ajouter que les évangélistes adhèrent à une foi chrétienne fondamentale : la divinité du Christ, sa naissance virginale ou sa résurrection ne font aucun doute pour eux. Il y a là de véritables résonances avec le catholicisme, ce qui est beaucoup plus difficile à concevoir avec le courant principal du protestantisme.

QA : Quel sont, à votre avis, les courants les plus prometteurs de la pensée théologique actuellement ? Quels sont les domaines qui seraient à travailler de façon plus intensive ? La bioéthique par exemple ?
AD : C’est certainement un domaine crucial sur lequel, cependant, je ne peux me prononcer comme expert. Il est urgent que des questions brûlantes comme celles de la biologie sociale, de la génétique et d’autres, soient aussi explorées par des penseurs chrétiens. Il est très difficile cependant de faire passer le cœur du message chrétien dans ces domaines ; il n’est pas aisé d’entrer en dialogue avec des scientifiques et des penseurs, souvent marqués par un profond scepticisme, sur les questions de la foi. Néanmoins, il y a déjà du bon travail qui a été fait pour aider les médecins et les autres spécialistes à réfléchir à ces questions, par exemple dans des hôpitaux et des instituts de recherche catholiques.

QA : Quel est le point central de votre travail actuel ?
AD : Je me préoccupe davantage de transmettre la solide tradition de la pensée catholique, comme elle nous est parvenue à travers les siècles plutôt que d’explorer de nouvelles théories. Je crois que de nombreuses personnes ont faim et soif de cela. Il y a, pour citer un exemple, toute la théologie sacramentelle de l’Église : réfléchir à la façon dont Dieu se communique lui-même personnellement par les sacrements… Nous possédons un héritage très riche qui est encore actuellement relativement inexploré et non reconnu à sa juste valeur ni par les experts ni par le grand public.

QA : Un domaine négligé ?
AD : Le monde de l’édition et de la presse sont toujours à l’affût de nouveautés, de nouvelles théories, de nouvelles approches ; c’est souvent au détriment de la tradition qui a pourtant beaucoup à apporter. Mais elle doit être présentée de façon attrayante et dynamique. Il nous faut nous rappeler tout ce qu’il y a de bon dans la tradition et le pape Jean-Paul II est certainement une lumière qui nous conduit sur ce chemin. Pour ma part, je souhaite contribuer à faire redécouvrir des grandes figures du passé comme Thomas d’Aquin, Augustin, etc.

QA : Vous adressez-vous en premier lieu à des spécialistes ?
AD : Il existe aussi un public cultivé plus important qu’on ne le pense : des personnes qui lisent des ouvrages théologiques sans être nécessairement des experts. Ils veulent prendre la juste mesure de cette tradition. Les séminaristes, eux aussi, ont besoin de découvrir la tradition, pas uniquement les laïcs.

QA : Et tout le public non-catholique ?

AD : En dehors de l’Église, beaucoup de gens influents peuvent respecter le fait religieux, mais ils s’abstiennent de tout engagement religieux. Ceci est particulièrement vrai du milieu des médias. Les thèmes chrétiens ont tous été bannis de la vie publique. Exprimer votre foi publiquement est considéré comme quelque chose d’ennuyeux. Cette attitude est tout simplement erronée. Il n’y a pas de terrain neutre quand il s’agit de respecter les ultimes questions de la vie. Un véritable pluralisme devrait généreusement laisser la place à un discours religieux public. La foi n’est pas une simple question de préférences personnelle ou privée.

QA : Dans les commentaires sur les questions actuelles, les évêques parlent-ils avec suffisamment de force et de nuances et se fondent-ils sur une pensée authentiquement religieuse ?
AD : Malheureusement, les évêques sont très pris par leurs fonctions administratives et il y en a peu qui cherchent à s’élever au-dessus de ces tâches pour faire entendre leur voix dans la société. Les évêques doivent aussi rester prudents et ne pas laisser transparaître leurs opinions personnelles afin qu’elles ne soient pas confondues avec la doctrine de l’Église qui y est liée.

QA : C’est un argument qui invite les laïcs à prendre plus de responsabilités.
AD : L’application de la doctrine sociale catholique à des cas concrets est, plus particulièrement, la responsabilité des laïcs.

QA : Des observateurs comme George Weigel lient l’actuelle crise des abus sexuels à des dissensions dans l’Église, en particulier dans le sillage de l’encyclique de Paul VI, « Humanae Vitae »…
AD : C’est un point important. Mais certaines personnes parmi les plus impliquées dans ces affaires ont suivi des formations dans des institutions tout à fait traditionnelles. Je pense que nous avons vraiment besoin d’une meilleure étude pour comprendre pourquoi les choses se sont mal passées.

QA : La présence croissante des catholiques hispaniques dans l’Église des États-Unis est-elle une force considérable pour le changement ?
AD : Leur présence est heureuse parce qu’elle contribue à un meilleur équilibre avec les autres éléments de l’Église. Leur dévotion à Notre-Dame de Guadalupe, par exemple, est une grande contribution. Leur ferveur et
leur piété sont puissantes. Malheureusement, de nombreux hispaniques qui viennent ici se tournent vers le protestantisme qui, pour eux, apparaît plus ou moins comme la religion du pays avec son insistance sur l’effort individuel et sur l’esprit d’initiative. L’Église doit faire un gros travail pour bien les accueillir.

Propos recueillis par Joop Koopman

© « Questions Actuelles » – Bayard Presse

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ZENIT Staff

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