ROME, Mardi 30 août 2005 (ZENIT.org) – « L’expérience de « Solidarnosc » et la pensée chrétienne »

Voici le texte intégral de l’intervention du cardinal Jean-Marie Lustiger à Varsovie, le 29 août 2005, pour le 25ème anniversaire de Solidarnosc, dans le cadre de la conférence internationale « De Solidarnosc à la liberté » les 29 et 30 août 2005, publié par le site Internet du diocèse de Paris (http://catholique-paris.cef.fr).

« L’expérience de « Solidarnosc » et la pensée chrétienne »

En ce temps-là, il y avait l’Est, le rideau de fer et l’Ouest. L’Empire soviétique nous paraissait, en France, aussi immuable que l’Egypte des Pharaons. Aussi les premiers évènements de Gdansk nous remplirent-ils de stupéfaction admirative et aussi de crainte devant les risques de répression contre le peuple polonais.
Mais très vite, quelque chose de neuf apparut venant de Pologne. D’abord, le démenti éclatant donné à l’idéologie marxiste : les ouvriers exigeaient du régime communiste le respect de la justice et de la démocratie.
Ensuite, le surgissement d’un mouvement populaire original où se retrouvaient intellectuels et syndicalistes ouvriers.
Enfin, la foi catholique du peuple polonais et sa fidélité à son histoire donnaient à ce mouvement sa force irrépressible.
Tout cela formait un tableau totalement déconcertant pour les préjugés répandus en Occident, au sujet de la question ouvrière, de la lutte des classes, du régime soviétique, de la religion « opium du peuple », etc… Solidarnosc faisait voler en éclats les idées toutes faites de la plupart des gens, quelles que soient leurs positions théoriques et leurs options politiques.
Il est vrai que l’élection du Pape Jean-Paul II en 1978 et son premier voyage en Pologne en juin 1979 avaient déjà fait bouger le regard que nous portions sur la situation en Pologne lorsqu’en février 1980 éclata la première grève des Chantiers de Gdansk. Sans ce Pape, sans la force de sa parole et de sa présence, Solidarnosc n’aurait pas été possible. Mais il fallait sans doute avoir des oreilles et un cœur polonais pour comprendre toute la portée de ses interventions comme l’exposera Mgr Jozef Zycinski.
En France, on a interprété les discours du Pape et Solidarnosc comme des répliques dans le jeu des rapports de force avec le pouvoir polonais et soviétique.
Aujourd’hui, il m’apparaît clairement que l’importance de Solidarnosc ne se mesure pas seulement à son rôle historique dans l’écroulement du système soviétique. Il y a dans l’expérience de Solidarnosc, plus qu’une révolte populaire et nationale contre la tyrannie étrangère ou la critique de l’idéologie marxiste léniniste. Ce « plus » fait de Solidarnosc une expérience historique inappréciable dont l’intérêt théorique et pratique dépasse largement les circonstances de son apparition. C’est ce « plus » que je voudrais maintenant identifier en le situant par rapport à la pensée chrétienne.

1) L’impensé du marxisme léninisme

L’expérience de Solidarnosc est née au sein du peuple polonais comme sa réponse vitale à la longue oppression soviétique.
En effet, le marxisme-léninisme omet de prendre en compte, ou plutôt ne peut pas prendre en compte, dans son analyse sociale comme dans sa pratique, la réalité fondamentale de la condition humaine, parce qu’il ne la voit pas et ne peut pas la voir en raison des concepts qu’il met en œuvre. En effet, voulant s’ériger en science matérialiste de l’histoire, il doit d’abord construire son objet pour déterminer les lois qui le régissent. Cette opération, nécessaire comme à toute science, produit un artefact qui se substitue à la réalité de la vie des hommes. Cette soi-disant « science » – fut-elle dialectique – peut alors fonctionner comme praxis, mais dans les limites strictes de ce qu’elle a retenu et surtout omis pour construire son objet. S’appliquant au réel complexe et riche des sociétés humaines, elle lui fait violence comme l’atteste la situation du peuple polonais au moment où éclate la grève de Gdansk.
L’expérience de Solidarnosc dévoile au grand jour la réalité que le marxisme-léninisme ignore ou réinterprète dans ses propres catégories. Cette réalité, je la nomme l’impensé du marxisme-léninisme. Certes, Solidarnosc répond au marxisme-léninisme et en un certain sens le démonte, le réfute. Mais cette réfutation n’opère pratiquement qu’à condition de mettre en pleine lumière le réel de l’expérience humaine que le marxisme ignore, méconnaît en raison de sa nature idéologique. Le marxisme revendiquait pour lui-même le monopole de la rationalité politique ; l’expérience de Solidarnosc en dévoilant cette réalité méconnue, non vue, « non pensée » fait voler en éclats l’édifice de l’idéologie marxiste.


2) La réalité dévoilée par Solidarnosc

Comment décrire cette réalité méconnue ?
Le peuple polonais humilié, asservi par un régime policier a d’abord vécu la solidarité avant que celle-ci ne devienne une organisation. La foi et la prière d’un peuple de croyants ont formé le terreau de la culture et de l’histoire de la Pologne. Il faut en mesurer la force et la présence, non d’abord comme une arme de guerre contre le régime, mais comme la mémoire du réel et le réel de la mémoire qui nourrissent la conscience d’un peuple.
Encore fallait-il que cette solidarité vécue par le peuple soit pensée, articulée en programme de vie, d’espérance, d’action. C’est ce que firent, avec les ouvriers, les intellectuels du mouvement.
L’expérience de la solidarité est au cœur de la vie humaine. Elle situe chaque personne dans sa capacité de relation à autrui. Elle met immédiatement en jeu l’instance fondamentale de la conscience et son pouvoir de connaître le bien et la vérité, de reconnaître le mal dont l’homme est responsable à l’égard d’un autre homme, etc… C’est toute une anthropologie que dessine ainsi la réflexion d’un peuple opprimé dans les domaines fondamentaux de la vie personnelle et sociale. Le travail était au centre de l’idéologie officielle. Les travailleurs, en revendiquant leur dignité, se réaffirmaient comme des hommes réels et non des producteurs. Ainsi c’est l’homme réel qui est mis au centre de l’entreprise politique.
Pour que naisse Solidarnosc, il a fallu la conjonction de la pensée et de l’action. Des intellectuels ont su penser rationnellement cette expérience. Bien plus, ils ont su donner une expression populaire à ce que vivait et espérait alors le peuple polonais. Le mot « Solidarnosc » en a été le magnifique symbole.
Remarquons, au passage, l’importance de la phénoménologie qui permet d’explorer le réel en échappant au carcan dans lequel l’enserre la dialectique hégélienne de Marx. On peut reconnaître cette démarche phénoménologique dans les discours du Pape lors de ses voyages en Pologne, tout comme dans le petit livre du Père Josef Tischner, son collègue à l’Université de Lublin, diffusé clandestinement sous le titre de « Spotkania », heureusement traduit en français. Cet écrit a été l’un des outils de la prise de conscience provoquée par Solidarnosc. Quant à l’action, il suffit d’évoquer ici le rôle décisif des évènements de Gdansk et le leadership de Lech Walesa.


3) Ethique, politique, religion

Au fur et à mesure qu’apparaissent l’humanité dans la réalité sociale et ses enjeux, une tout autre manière d’agir est tracée : celle de ‘l’éthique’ de Solidarnosc qui se veut une ‘éthique de la conscience’ capable de créer des relations respectueuses avec autrui, de s’organiser à l’horizon d’un systèm e démocratique. La revendication de liberté suppose l’acceptation des différences et de la diversité des opinions. Pour autant, la source religieuse et chrétienne de l’expérience de Solidarnosc est clairement reconnue, précisément parce qu’elle atteste le fondement indestructible de la dignité humaine.
Ainsi, ceux qui ne partagent pas la foi des chrétiens, hommes et femmes d’autres religions, incroyants, peuvent-ils, avec eux, affirmer cette dignité et se reconnaître fraternellement dans le même combat pour la liberté. Ce dialogue dans la vérité repose sur le respect de chacun. L’idéologie, quant à elle, nivelle fatalement les différences et ne peut créer l’unité que par la contrainte, voire la peur. Ceci fait aussi partie de l’expérience de Solidarnosc.
Le rôle majeur qu’y a joué l’Eglise catholique ne peut être compris comme une rencontre purement tactique. L’Eglise, le pape Jean-Paul II en tête, a su mobiliser au service de la dignité humaine le trésor spirituel reçu du Rédempteur des hommes. Il a donc fallu pour que Solidarnosc soit possible, à la fois cette conjonction historique d’un peuple et de sa foi, d’une histoire, d’une mémoire, avec ses drames et ses chances, et une période de crise aiguë qui, comme une grande tempête, met à nu le fond de la mer et fait apparaître ce qui était englouti. La réapparition du réel de la condition humaine et de la vie sociale, ce que j’ai appelé « l’impensé » de la politique, a été portée dans l’expérience de Solidarnosc par la ferveur de la foi et de la prière du peuple polonais.


4) La suite de l’histoire

Si dans les débuts de Solidarnosc, il suffisait pour agir de faire appel à « l’éthique de solidarité » qui se positionnait en surplomb de la politique du régime communiste, il fallait, pour la suite, redimensionner l’ambition totalitaire de la politique. Il fallait aussi que l’éthique de solidarité inspire les choix politiques et apprenne à gérer le possible. Il fallait enfin, dans un régime démocratique, que le peuple lui-même sorte de la passivité inculquée par un régime totalitaire et apprenne à tirer les conséquences sociales de la responsabilité de chacun.
Lorsque la politique est soumise à la logique des pouvoirs et de la lutte pour le pouvoir, quels peuvent être son statut et sa gestion pour qu’elle ne s’enferme pas dans l’abstraction d’une idéologie ? Car alors elle détruit par les forces qu’elle met en jeu, cela même qu’elle veut promouvoir. Ce n’est pas faire preuve d’un pessimisme excessif que de constater qu’il y a eu rarement une réponse satisfaisante à cette question au cours de la période contemporaine.


5) La solidarité, une espérance ?

Ce que je vous ai partagé jusqu’à présent, me laisse un goût d’inachevé car aujourd’hui, à l’ère de la globalisation, le même danger existe de méconnaître le réel de la condition humaine et de sa dignité, au bénéfice des nouvelles idéologies régnantes. Là aussi il y a un chemin très étroit entre la critique de la situation actuelle, la mise au jour de l’impensé et son expression positive et articulée. De plus, cette expression de l’impensé devrait être compréhensible et appropriée par les hommes du monde entier comme ce fut le cas pour le peuple polonais.
N’est-ce pas ce que montrent les débats actuels sur l’avenir de l’Europe ? Dans l’opinion mondiale aussi, l’aspect polémique commence aujourd’hui à être largement répandu en termes de révolte et de rapport de force. On l’a vu par exemple lors du Forum social mondial de Porto Alegre, au Brésil. Mais la polémique ne fait pas sortir d’une problématique. Elle l’antagonise, sans permettre de ressaisir la réalité méconnue ou blessée.
Il faudrait donc à nouveau faire réapparaître dans la conscience commune cet impensé de la réalité de l’homme. Jean-Paul II a ouvert et poursuivi ce chemin. Mais il ne suffit pas que quelqu’un pense ou énonce ce que méconnaissent ceux qui gèrent le destin du monde. Il faut encore que cette découverte devienne communicable et soit partagée.
Dans le deuil mondial de la mort de Jean-Paul II, j’ai entendu comme l’écho d’une prise de conscience par les peuples d’un message sur la dignité de l’homme et sur son avenir. Jean-Paul ll a éveillé une grande espérance dans le cœur de beaucoup et non seulement des chrétiens, au cours de ces 25 ans, en faisant le tour de la terre, en rassemblant des foules avec, au milieu d’elles, l’Eglise de chaque lieu pour rendre témoignage à la vérité.
Ne voyons-nous pas ici l’éveil d’une conscience de la solidarité mondiale qui repose sur la conscience éthique de tout homme et de tout peuple ? Touchant l’avenir de l’homme et de l’humanité, c’est bien ce qui a été énoncé par le Concile Vatican II qui puise dans le Christ l’affirmation de la pleine vocation de l’homme et de sa dignité.
Alors que le raisonnement économique et financier tend à dominer partout, comment faire entrer cette réalité impensée, et pourtant pensable, dans l’arbitrage des moyens et des fins, des priorités véritables, des choix nécessaires, et donc des sacrifices nécessaires ? C'est le défi d’aujourd’hui.
Il reste que cette tâche difficile relève non seulement d’une réflexion théorique, mais aussi du savoir-agir, de la sagesse, et aussi des circonstances historiques. Faut-il redouter que les contradictions de ce début de troisième millénaire aboutissent à une crise dramatique ? Puisse alors le tsunami social qu’elle risque de produire être celui de la solidarité.

+Jean-Marie cardinal LUSTIGER