La partie de la Constitution étudiée ci-après prend acte du grand vent d’athéisme qui souffle sur le monde. La voix de l’Église sera-t-elle entendue et relayée ? Si les médias politisés déforment le message, les membres de l’équipage de la barque de Pierre l’ont-ils davantage écouté, suffisamment lu et médité ? En référant le lecteur à la source, le père Viot propose d’en tirer les conclusions.
4e section
Aux prises avec d’hostiles philosophies
Les papes de cette époque furent parfaitement conscients du danger. Benoit XIV fut élu pape en 1740 dans des conditions très difficiles, puisque le conclave dura six mois, le plus long des temps modernes. Il sut prendre le temps de se renseigner par lui-même sur la philosophie à la mode, grâce à sa très grande érudition. Il sut aussi régler au mieux les relations diplomatiques difficiles grâce à son cardinal secrétaire d’État, Valenti-Gonzaga : ce fut l’époque de nombreux concordats. Il ira même jusqu’à reconnaître le protestant Frédéric Il roi de Prusse, et non le marquis de Brandebourg, pour assurer la paix à ses sujets catholiques. Il commettra cependant une erreur avec l’Autriche, en donnant sa préférence à un Wittelsbach pour le Saint-Empire, alors que François-Etienne de Lorraine, époux de Marie Thérèse avait été élu. Mais il saura se rattraper !
Voltaire osa lui envoyer en 1742 et lui dédier sa pièce de théâtre Le fanatisme ou Mahomet le prophète. Sous prétexte de dénoncer le prophète de l’Islam, Voltaire s’attaquait à toute religion révélée et, très habilement de manière voilée, au catholicisme. Le pape, à mon avis ne tomba pas dans le piège en lui envoyant sa bénédiction par écrit. Voltaire l’utilisera bien sûr, mais pour un philosophe qui se proposait « d’écraser l’Infâme » (l’Église), c’était une arme à double tranchant.
Benoît XIV renouvela en 1751 la condamnation de la franc-maçonnerie par la bulle Providas, non pas pour cause d’athéisme, mais par crainte du relativisme religieux. Il condamna aussi l’Esprit des lois de Montesquieu. Le 13 mars 1752, les œuvres des Lumières furent mises à l’index. Pourtant, en 1751 il avait été favorable au projet de l’Encyclopédie de Diderot et de d’Alembert, ainsi qu’envers Copernic et Galilée.
Son successeur Clément XIII fut beaucoup plus sévère, constatant que l’attitude conciliatrice de son prédécesseur n’avait pas modéré les philosophes, bien au contraire. En 1759, il mit l’Encyclopédie à l’index, et en 1766, il publia la bulle Christianae reipublicae salus contre les Lumières. Il fut le premier pape à être confronté au problème jésuite. Il essaya de les défendre, en vain, car ils furent expulsés du Portugal, d’Espagne et de France. Son successeur Clément XIV dut, à regret, se résoudre à publier, le 21 juillet 1773, le bref Dominus ac Redemptor noster. Il supprima la Compagnie, beaucoup plus parce qu’elle causait du scandale dans l’Église que pour des fautes particulièrement graves. C’était un triomphe pour les partisans des Lumières et, en France, il faut y ajouter le jansénisme parlementaire, plus gallican que le roi.
Vers la Révolution
Un nouveau pape fut élu le 15 février 1775, Pie VI. En France, Louis XVI vient de succéder à son grand père. Les sorts du pape et du roi seront tragiquement liés. Ce pape appartenait à une famille noble, les Braschi, et avait été successivement secrétaire du cardinal Ruffo, puis de Benoît XIV. Il ne sera ordonné prêtre qu’en 1758, et créé cardinal en 1773 par Clément XIV qui avait succédé à Clément XIII en 1769. Quelques mois après son élection, le 25 décembre 1775, Pie VI publie une encyclique contre l’athéisme et les idées des Lumières : Inscrutabili divinae sapientiae. En citant « les desseins impénétrables de la Divine Sagesse », il montra sa lucidité sur la situation spirituelle de son temps et qu’il avait beaucoup appris avec ses prédécesseurs, Benoit XIV en particulier.
Pie VI – comme le fera en 1922 au début de son ministère Pie XI avec l’encyclique Ubi arcano – tient à lier l’œuvre essentielle de son pontificat au mystère de son élection. Ici, il fait allusion à son peu d’ancienneté dans le cardinalat qui n’avait duré que deux ans ! Il écrit en effet au tout début : « Nous avons été admis parmi les pères cardinaux et nous y avons occupé la dernière place. Dieu a voulu cependant que ce soit à Nous, parmi tous les autres, qui paraissaient pourtant plus dignes de porter le diadème papal, qu’il revienne d’avoir à assumer les fonctions de Pontife. » Si je restitue cette phrase, c’est parce qu’elle n’est pas une clause de style. C’est pour montrer qu’il fait corps avec son propos théologique, à un point dont il n’a sans doute pas encore idée.
C’est l’influence française qui l’a fait élire au conclave. Il va s’attaquer tout de suite à l’athéisme et aux Lumières, dont l’intelligentsia de ce pays est la plus puissante force propagandiste. C’est encore la France qui causera sa mort, en haine de la foi catholique, en en faisant un martyr. En plus de la tiare, en 1775, notre pays finira par lui donner en 1799, la couronne impérissable des martyrs, les grands témoins de Jésus-Christ.
Il vaut je crois la peine de citer quelques passages de cette encyclique trop peu connue et de les placer en parallèle avec les paragraphes 19 et 20 de notre texte conciliaire. « Qui ne serait terrorisé par la condition actuelle du peuple chrétien chez qui l’Amour Divin, par lequel nous sommes en Dieu, et Dieu en nous, se refroidit sensiblement ? » Comparez ce texte avec le début du nº19 de Gaudium et spes :
« L’aspect le plus sublime de la dignité humaine se trouve dans cette vocation de l’homme à communier avec Dieu. Car … Dieu l’a créé par amour … et l’homme ne vit pleinement selon la vérité que s’il reconnaît librement cet amour et s’abandonne à son Créateur. Mais beaucoup de nos contemporains ne perçoivent pas du tout, ou même rejettent explicitement ou même rejettent explicitement le rapport intime et vital qui unit l’homme à Dieu ; à tel point que l’athéisme compte parmi les faits les plus graves de ce temps et doit être soumis à un examen très attentif ».
Inscrutabili divinae sapientiae
Je ne me référerai désormais à Pie VI et à son diagnostic sur l’humanité de son temps qu’en citant quelques extraits de son encyclique :
« … les hommes sont agités et furieux, comme saisis d’une irréfrénable manie de nouveautés, n’hésitent pas à attaquer les bases mêmes de la nature rationnelle et vont jusqu’à tenter – s’ils le peuvent – de les renverser ! …
Si, en effet, l’on ne forme pas dès le plus jeune âge à la piété et à la religion, et si l’on n’exerce pas la jeunesse dans la littérature, qui par nature est encline à prendre le mauvais chemin, comment donc pourra-t-elle persévérer saintement dans la discipline ecclésiastique, comment pourra-t-elle accomplir dans les études humanistes et sacrées ces progrès que le ministère de l’Église exige comme exemple pour le peuple des fidèles ? …
Ces hommes, alors qu’ils veulent faire croire qu’ils cherchent la sagesse … arrivent même au point de déclarer de façon impie soit que Dieu n’existe pas, soit qu’il est vain et fainéant, qu’il ne s’occupe pas du tout de nous, et qu’il ne révèle rien aux hommes. Pour que l’on ne doive pas s’émerveiller si quelque chose est saint ou divin, ils déblatèrent que tout cela a été inventé et imaginé par l’esprit de personnes qui ne s’y connaissent pas, qui sont préoccupées par une peur inutile de l’avenir, et qui sont attirées par la vaine espérance de l’immortalité …
En vérité ces philosophes pervers, après avoir répandu ces ténèbres et après avoir extirpé des cœurs la religion, cherchent surtout à faire en sorte que les hommes dissolvent tous ces liens par lesquels ils sont unis entre eux et avec leurs souverains en les obligeant à faire ce qu’ils veulent ; ils proclament jusqu’à la nausée que l’homme naît libre et qu’il n’est assujetti à personne. Donc la société est une foule d’hommes ineptes, dont la stupidité se prosterne devant les prêtres (qui les ensorcellent) et devant les rois (qui les oppriment), à tel point que la collusion entre le sacerdoce et l’empire n’est rien d’autre qu’une épouvantable conjuration contre la liberté naturelle de l’homme. » (1)
Comme on le voit aisément, Pie VI avait prévu la révolution comme étant d’abord une attaque contre la religion. Elle s’en prendrait ensuite contre le roi, s’il prenait la défense de la religion. Ce que fit Louis XVI, causant sa perte en 1793. La persécution antichrétienne continua, on s’essaya à un catholicisme d’État avec la Constitution civile du clergé (1790). On inventa des cultes révolutionnaires pour justifier une morale nécessaire à la vie en société, mais cela ne marcha pas. Beaucoup de français étaient attachés au catholicisme, au point de déclencher une guerre civile en Vendée qui dura jusqu’au coup d’État de Bonaparte le 18 brumaire 1799. La paix put alors revenir en Vendée.
Entre l’Empire et la République
Fin 1799, la République consulaire avait pu établir un pouvoir exécutif stable et un nouveau pape fut élu en la personne de Pie VII. Ce fut certainement une des causes (pas la seule, j’insiste) de la rédaction du Concordat de 1801 et de son maintien sous la troisième République. Anticléricale depuis 1881, elle ne songea vraiment à l’abolir qu’après 1898, au moment du scandale causée par l’affaire Dreyfus, compte tenu du rôle détestable que beaucoup de catholiques y avaient joué. La séparation de 1905, fut en fait une loi de compromis qui n’empêcha pas l’union sacrée de 1914, et la reprise des relations diplomatiques avec le Saint-Siège en 1921.
Mais les fantômes de Voltaire, de Rousseau et de Robespierre hantaient toujours les esprits. Sans oublier les d’Holbach et Helvetius. Un courant antireligieux demeurait en France comme en Europe se nourrissant des idéaux de la Révolution française. Et à ce sujet le triomphe du marxisme en Russie en 1917 joua un rôle important, d’autant plus que Lénine connaissait bien les événements français de 1789. On peut dire que le bolchévisme fit sa propre « constitution civile du clergé », en plaçant à son service le patriarcat de Moscou. Il put mener en toute tranquillité sa propagande en faveur du matérialisme athée et sa conception d’un régime dictatorial et totalitaire. Mais il est à noter que s’il ne put soumettre tous les partis socialistes d’Europe, c’est grâce aux socialistes français. Dirigés par Léon Blum, ils rompirent avec le bolchévisme au congrès de Tours en 1920, en créant la SFIO. Et l’encyclique Quadragesimo anno de Pie XI en 1931, sur la doctrine sociale de l’Église, fut même louangée par Blum qui changea complètement sa vision du catholicisme.
L’encyclique Divini Redemptoris
Le 19 mars 1937, le pape Pie XI s’attaquait une nouvelle fois au communisme athée dans l’encyclique Divini Redemptoris. Le nº20 de Gaudium et spes s’en est souvenu. Comme de l’explicitation de la séduction exercée par le communisme à cause des excès du libéralisme économique. Les Pères conciliaires demandèrent aux catholiques de montrer l’exemple. Que l’on se reporte à l’encyclique et médite ce passage du Concile sur les causes de l’athéisme du communisme :
« Mais les croyants eux-mêmes portent souvent à cet égard une certaine responsabilité. Car l’athéisme, considéré dans son ensemble, ne trouve pas son origine en lui-même ; il la trouve en diverses causes, parmi lesquelles il faut compter une réaction critique en face des religions et spécialement en certaines régions, en face de la religion chrétienne. C’est pourquoi dans cette genèse de l’athéisme, les croyants peuvent avoir une part qui n’est pas mince, dans la mesure où, par la négligence dans l’éducation de leur foi, par des présentations nombreuses de la doctrine et aussi des défaillances de leur vie religieuse, morale et sociale, on peut dire d’eux qu’ils voilent l’authentique visage de Dieu et de la religion plus qu’ils ne le révèlent. » nº19, §3.
L’attitude de l’Église en face de l’athéisme
Quand on relit le nº21 et qu’on a vécu la période dans laquelle ce texte est sorti, on ne peut qu’être stupéfait. Quel immense décalage entre le juste souhait exprimé par le Concile, et le discours tenu par certaines grandes voix de l’Église des années 1968 jusqu’à nos jours ! À cette époque, comme de nos jours, j’avoue ne pas avoir beaucoup entendu l’athéisme « réprouvé avec douleur et la plus grande fermeté » par des voix chrétiennes officielles et « autorisées ». Seuls des textes du Magistère ou quelques voix isolées dans notre pays se sont fait entendre, et ceci dans un temps où la laïcité devenait athéisme.
Certains sont même allés jusqu’à vouloir donner une teinture chrétienne à la contestation de mai 1968. Ce qui a réservé à l’Occident d’ancienne chrétienté et en particulier à la France les pires évolutions. Dans les années 1972/1973, on fit les yeux doux au programme commun socialo-communiste qui faillit bien passer aux élections présidentielles de 1974, temps où l’URSS représentait encore une puissance dangereuse pour la paix. Et pour ne pas être mal compris, je précise que je ne critique pas par principe un engagement politique à gauche pourvu qu’on se souvienne bien de Quadragesimo anno. Ses « réserves » sur le socialisme, selon moi, visaient surtout le communisme et avaient pour but de maintenir la plus grande vigilance en cas d’alliance de ces deux mouvances politiques. Léon Blum, qui dès 1920 avait compris ce qu’était le communisme selon Lénine, avait jugé avec sympathie le document pontifical de 1931.
Et le §3 poursuit : « l’Église enseigne en outre que l’espérance eschatologique ne diminue pas l’importance des tâches terrestres, mais en soutient bien plutôt l’accomplissement par de nouveaux motifs. » En écrivant cela, le Concile réfute à juste titre Rousseau qui déniait aux chrétiens la possibilité de gouverner la cité terrestre à cause de leur attente de celle des cieux. Il encourage bien au contraire à l’engagement politique dans une grande liberté, avec les limites de la doctrine sociale de l’Église. Il se réfère ici au respect des droits et des devoirs de la famille et du droit de propriété, mais il n’y confine pas l’engagement chrétien. Avec le recul, on peut se demander : les écoles et les facultés catholiques, des années 1970 à nos jours, ont-ils formé les chrétiens à prendre des responsabilités dans le domaine public ?
Du côté du Concile, même un engagement social-démocrate demeurait possible pour un chrétien au milieu d’un grand éventail de choix, à l’exclusion des partis totalitaires. Et ce même Concile ne se gênait pas pour dénoncer l’absence de Dieu dans la vie humaine.
Le positionnement ferme des encycliques
Et je reviens à mon évocation de la dureté du début du nº21 qui est accentuée par le renvoi à plusieurs encycliques pontificales, à commencer par Divini Redemptoris de Pie XI en 1937, citée ci-dessus. Le Concile aurait même très bien pu remonter à l’encyclique de Pie X de 1906, Vehementer nos qui condamnait la de séparation de l’Église et de l’État de 1905. Je pense utile d’en rappeler un passage clé, bien oublié de trop de catholiques français. Tellement « habitués » à cette séparation, elle leur apparaît comme normale. Or, elle est absolument contraire à la théologie catholique. Un passage du texte de Pie X est particulièrement significatif :
« Qu’il faille séparer l’État de l’Église, c’est une thèse absolument fausse, une très pernicieuse erreur. Basée, en effet, sur ce principe que l’État ne doit reconnaître aucun culte religieux, elle est tout d’abord très gravement injurieuse pour Dieu, car le Créateur est aussi le fondateur des sociétés humaines et il les conserve dans l’existence comme il nous soutient. Nous lui devons donc, non seulement un culte privé, mais un culte public et social, pour l’honorer. En outre, cette thèse est la négation très claire de l’ordre surnaturel ; elle limite, en effet, l’action de l’État à la seule poursuite de la prospérité publique durant cette vie, qui n’est que la raison prochaine des sociétés politiques, et elle ne s’occupe en aucune façon, comme lui étant étrangère, de leur raison dernière qui est la béatitude éternelle proposée à l’homme quand cette vie si courte aura pris fin. » (2)
Et je rappelle que Pie XI, en 1924, quand il ne tolérera que les associations diocésaines de la loi de 1905, tiendra à renouveler toutes les condamnations de Pie X. Plusieurs passages du texte de 1937 rappellent l’encyclique de 1906. Pour le passage que je viens de citer, qu’on en juge avec cet extrait du document de 1937 :
« Que deviendrait donc la société humaine fondée sur de tels principes matérialistes (athées) ? Elle serait une collectivité sans autre hiérarchie que celle du système économique. Elle aurait pour unique, mission la production des biens par le travail collectif et pour unique fin la jouissance des biens terrestres dans un paradis où chacun donnerait de ses forces et recevrait selon ses besoins… L’ordre moral aussi bien que l’ordre juridique ne serait plus, dès lors, qu’une émanation du système en vigueur ; il ne serait fondé que sur des valeurs terrestres, changeantes et caduques. » (3)
Un autre renvoi, un texte de Pie XII, reprend la même idée (Ad apostolorum principis de 1958). Concernant les relations avec la Chine communiste, il conteste une fausse séparation qui limite les pouvoirs de l’Église. Le pape rappelle qu’il a mis en garde l’épiscopat chinois contre une idée fausse :
« le pouvoir de l’Église n’est pas du tout circonscrit au domaine des choses strictement religieuses selon l’expression habituelle, mais tout le domaine de la loi naturelle lui appartient également ainsi que son enseignement, son interprétation et son application pour autant qu’on en considère le fondement moral. En effet, par disposition divine, l’observation de la loi naturelle se réfère à la voie selon laquelle l’homme doit tendre à sa fin surnaturelle. Sur cette voie, l’Église est donc guide et gardienne des hommes pour ce qui regarde la fin surnaturelle. »
1) Pie VI, Inscrutabili divinae saptientiae, 25 décembre 1775.
2) Pie X, Vehementer nos
3) Pie XI, Divini Redemptoris, nº18
