Propos recueillis par Anita Bourdin
ROME, jeudi 7 juin 2012 (ZENIT.org) – Les témoins qui ont connu Lucien Botovasoa (1908-1947), père de famille, « martyr de la foi et de la charité », parlent très souvent de son don de « réconciliation », jusqu’à l’appeler: « Ramosen’ny Fampihavanana, Maître de la Réconciliation ».
Son procès diocésain en vue de la béatification pourrait être clos à la fin de l’année. Il était Tertiaire franciscain.
Mgr Benjamin Ramaroson, évêque de Farafangana, à Madagascar, évoque pour les lecteurs de Zenit ce fils de sa terre.
Voici la deuxième partie de notre entretien avec l’évêque malgache. Le premier volet a été publié, hier, 6 juin, et la troisième et dernière partie sera publiée demain, 8 juin.
Zenit – Excellence, comment s’est consommé le martyre de Lucien Botovasoa ?
Mgr Benjamin Ramaroson – Le jour des Rameaux, 30 mars 1947, après la messe, la nouvelle que l’Insurrection a éclaté à Manakara (à 40km) sème la panique dans Vohipeno. Les gens fuient dans la forêt ; le père de Lucien ordonne à son fils de les rejoindre sur une petite concession qu’ils ont, non loin, dans un coin de forêt profonde ; Lucien obéit, à contre cœur. La Semaine Sainte se passe dans les massacres ; colons et fonctionnaires malgaches sont tués sans sommation ; ceux qui échappent s’enfuient sous protection militaire avec le curé et les religieuses. Dans toute la région les églises sont brûlées. A Vatomasina, la population, qui est catholique, limite les dégâts : à la Mission, l’église est fermée, les portes sont clouées, l’école est gardée, seul le presbytère est pillé. Lucien dans la forêt prie au pied d’un arbre et fait prier sa famille. Il a échappé au massacre, mais sait que les chrétiens sont abandonnés.
Le mercredi 9 avril, son frère André Mahazo lui apporte la parole du roi Tsimihono : « Que le Maître remonte ; nous lui donnerons la carte du parti ; mais si vous ne le sortez pas, nous tuerons toute votre famille. » Le père de Lucien pleure, et toute sa famille. Lucien, qui sait à quoi s’en tenir, leur dit : « Restez ici et laissez-moi y aller seul ». Il remonte en ville avec son frère. Un calme précaire y règne. Le dimanche de Quasimodo, il rassemble les derniers chrétiens, catholiques et protestants, à l’école des sœurs et dirige la prière : « Sa dernière messe », disent les gens. Ils ont fleuri une table avec nappe blanche, croix et cierges. Il prêche : « Nous vivons la Pâque du Seigneur ; préparez-vous, nos ennemis vont venir ; tenez bon », et l’on chante.
Mais il tente encore quelque chose ; sa famille revient de la forêt le mardi 15; le mercredi 16, le catéchiste et lui envisagent de prendre la carte du parti pour pouvoir rouvrir l’église et l’école. Or, le soir même, à la maison clanique, le roi décide sa mise à mort, ainsi que celle de six autres petits fonctionnaires qui ont survécu. Prévenu, il refuse de s’enfuir la nuit. Le lendemain matin, il appelle son frère André et lui dit : « Je vais mourir ce soir ; c’est à toi que je confie ma femme et mes enfants. » Sa femme alertée le presse de se cacher ; il refuse, sachant que c’est elle et tous les siens qui seraient tués. Il mange calmement ; il lui dit : « J’attends ce moment depuis longtemps, je suis prêt ; je ne crains pas la mort, je la désire même, c’est la béatitude ; mais tu ne peux comprendre cela ; je crains seulement le moment où le coupe-coupe s’abat ; ma seule peine, c’est de te laisser seule avec les enfants. » Puis il lève la main au-dessus d’elle et lui promet de toujours veiller sur elle et ses enfants ; il lui fait ses recommandations, et se met en prière jusqu’au soir.
Vers 21heures, son frère André et deux cousins, eux-mêmes envoyés sous peine de mort, viennent l’arrêter. Lucien est prêt, il se vêt d’un grand drap noir et part en tête, à pas rapides, sans un mot ; il traverse la foule pétrifiée; il entre dans la maison clanique et prononce à voix forte : « Je sais que vous allez me tuer ; si ma vie peut en sauver beaucoup d’autres, n’hésitez pas. Je vous demande seulement d’épargner mes frères. » On le presse alors de devenir leur secrétaire; il refuse : « Vous brûlez les églises, vous tuez… » On l’envoie à la mort. Sur le seuil de la porte, il se retourne et prophétise au roi : « Roi, tu mourras chrétien ; ce sera très dur pour toi, mais ne crains pas, je serai là à côté de toi et tu seras baptisé. »
En chemin, Lucien console les gens : « Dites à ma famille de ne pas pleurer ; je suis heureux ; c’est Dieu qui m’emporte. » Arrivé à l’abattoir, près du fleuve, il demande à prier. A genoux, il répète : « Mon Dieu, pardonne à mes frères : ils ont un dur devoir à remplir envers moi. Que mon sang répandu à terre le soit pour le salut de ma patrie. » Il refuse d’être attaché : « Ne me liez pas ; je me lie moi-même », puis croise ses mains devant lui. Celui qui va le décapiter tremble, le coupe-coupe s’agite, puis lui échappe. Lucien se redresse et dit à ceux qui vont le tuer : « Cessez d’agiter votre coupe-coupe, tâchez de me couper le cou proprement, en une seule fois » et il mime le geste. Le coupe-coupe s’abat ; on l’achève, et on jette son corps au fleuve avec son chapelet. Il sera vu à l’embouchure avec plusieurs autres, quelques jours après, toujours vêtu de sa tenue de tertiaire.
Quels ont été les fruits de ce sacrifice ?
Le soir du « sacrifice », dit-on, le ciel était rouge sang. Alors une voix prononça, comme une accusation: « C’est la lumière et le flambeau de cette ville qu’on vient d’éteindre! » Cette parole frappa tellement les esprits qu’elle pesa longtemps sur Ambohimanarivo comme une malédiction. Mais très vite les gens parlent d’apparitions de Lucien, et plusieurs guérisons lui sont attribuées. Les anciens entretiennent le lieu du martyre de Lucien. En 1964, mourant et abandonné de tous, le roi Tsimihono demande et reçoit le baptême, comme Lucien le lui avait prédit juste avant qu’on ne l’emmène à la mort.
En mars 2006, en tant que nouvel évêque du diocèse, je me suis attelé à sa cause. La première commémoration, grave, est vécue comme une délivrance: c’est la réconciliation. La mort de Lucien, qui a voulu épargner les autres, est ressentie maintenant comme une bénédiction, et les anniversaires suivants sont joyeux, surtout le centenaire de sa naissance en 2008.
En 2010, les chefs des maisons claniques demandent qu’on bâtisse une chapelle sur le lieu du martyre. Les jeunes n’hésitent pas à jouer l’histoire devant leurs propres parents et grands-parents. Seul le bourreau refusera de venir, niant jusqu’à la fin avoir tué Lucien, tout en confessant pourtant: « Si mon beau frire n’avait pas livré sa vie, c’est toute la ville qui aurait disparu. Ce qu’il voulait, c’était être le dernier à mourir pour empêcher les gens de s’entre-tuer ». Il a emporté avec lui le secret car il est décédé l’année dernière.
D’après les merveilleux « fioretti » que nous avons pu récolter jusqu’à maintenant, la plupart sinon tous parlent surtout de « réconciliation ». Beaucoup n’hésitent pas alors à appeler le Serviteur de Dieu : « Ramosen’ny Fampihavanana, Maître de la Réconciliation ».
(Suite et fin, demain, 8 juin 2012)