Alors que le monde moderne sépare et oppose l’âme et le corps, alors qu’il sépare et oppose la foi et la raison, alors que le monde déshumanise l’homme pour le réduire à sa seule volonté, il appartient aux chrétiens de réhumaniser les individus, de restaurer les personnes en réunifiant le corps et l’âme, la foi et la raison et en leur rendant leur avenir, la perspective surnaturelle de la béatitude qui est le sens et la finalité du développement humain intégral », estime Grégor Puppinck, directeur du Centre européen pour la loi et la justice (ECLJ).
A l’occasion du 50è anniversaire de la publication de l’encyclique « Populorum Progressio » et de la création du dicastère pour le Service du développement humain intégral, une conférence internationale s’est tenue au Vatican les 3 et 4 avril 2017, sur le thème: « Perspectives de promotion du développement humain intégral 50 ans après Populorum Progressio« .
C’est devant plus de 300 personnes que Grégor Puppinck, directeur de l’ECLJ, a pu intervenir sur le thème de la « liberté de conscience et de religion : un droit humain fondamental dans la perspective du développement humain intégral « .
Des nombreuses personalités sont venues du monde entier participer à cette conférence. Outre le préfet de ce dicastère, le cardinal Turkson, ainsi que le cardinal Müller, préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi, les Français Mgr Pierre d’Ornellas et Fabrice Hadjadj étaient également présents, souligne l’ECLJ.
Les participants ont été reçus par le pape François qui a parlé à l’assemblée du développement intégral à la lumière du Christ (cf. Zenit du 4 avril 2017).
Nous reproduisons ci-dessous le texte de l’intervention de M. Puppinck, avec son aimable autorisation.
Intervention de G. Puppinck
Eminences,
Excellences
Mesdames, Messieurs,
C’est un honneur de pouvoir m’exprimer devant vous aujourd’hui. J’en remercie particulièrement Son Éminence le cardinal Turkson ainsi que Son Excellence Monseigneur Tomasi.
Cela fait de nombreuses années que je travaille à la défense de la liberté des chrétiens et de l’Eglise en particulier à Strasbourg, auprès de la Cour européenne des droits de l’homme, à l’OSCE au sein du panel d’experts sur la liberté de conscience et de religion, et à Genève auprès des Nations unies. Cela m’a donné l’occasion de travailler sur les différents aspects de la liberté de conscience et de religion. C’est sur la base de cette expérience que j’espère pouvoir vous apporter quelques réflexions utiles.
En préparant cette conférence, j’ai opté pour vous dire ce qui me semble important pour l’avenir de la liberté de conscience et de religion, au-delà du discours consensuel habituel.
Je vais d’abord rappeler en quelques mots la place de la liberté de conscience et de religion dans les droits de l’homme.
Les droits de l’homme protègent l’exercice des facultés par lesquelles l’homme est homme, par lesquelles il s’humanise, il vit et se perfectionne. Ils sont un développement de la loi morale naturelle en garantissant aux personnes la faculté de répondre aux inclinations naturelles en tant que être – vivant – social –et spirituel. Ces droits garantissent à chacun la faculté de conserver et transmettre la vie, de vivre en société et de chercher la vérité.
C’est là le cœur des droits fondamentaux de la personne humaine : une traduction juridique de la loi morale naturelle avec l’idée de fond que la personne prime la société.
Parmi ces droits et libertés, la liberté religieuse revêt une importance particulière. Elle est souvent qualifiée de « pierre angulaire » des droits de l’homme car elle protège l’origine même de la dignité et des droits humains : le privilège de la nature humaine, notre ouverture à la transcendance.
La liberté religieuse à un passé conflictuel tant au plan pratique que théorique, et même théologique. Je crois que la liberté de conscience et de religion est à nouveau menacée dans de nombreuses régions du monde et que l’Eglise peut répondre à ces menaces. La liberté de conscience et de religion est menacée car les conditions sociales nécessaires à sa bonne compréhension sont difficilement réunies. C’est sur ces conditions préalables et nécessaires que je voudrais dire quelques mots.
Il y des conditions d’ordres pratiques et théoriques.
La dimension pratique de la liberté de conscience et de religion
La première condition à la préservation de la liberté de conscience et de religion est d’ordre pratique ; elle est la plus importante. Il s’agit de garder dans la société le souvenir et l’horreur des persécutions religieuses.
Avant toute considération et controverse théorique, la liberté de conscience et de religion trouve sa véritable force dans le rejet de la violence. En 1648, c’est au terme d’une guerre de 30 ans qu’une paix religieuse fut acceptée en Europe. Trois siècles plus tard, en 1948, c’est également au terme d’une guerre et dans le contexte des persécutions soviétiques que fut adoptée la Déclaration universelle des droits de l’homme. Le souvenir des morts et le rejet du totalitarisme furent les meilleurs arguments pour adopter cette déclaration et pour reconnaitre le droit à la liberté de conscience et de religion.
La liberté de conscience et de religion est avant tout une liberté d’ordre pratique qui vise à la paix sociale, et qui repose moins sur la stricte justice que sur la tolérance et le dialogue.
Aujourd’hui, de nouvelles persécutions sont massivement commises sous nos yeux ; non seulement elles constituent des violations graves des droits humains mais l’indifférence que l’on constate dans d’autres pays à l’égard de la souffrance des personnes persécutées en raison de leur religion est un mauvais signe pour l’avenir et témoigne d’un affaiblissement de l’importance sociale de la liberté de conscience et de religion.
La contestation de la légitimité de la liberté de conscience et de religion
Une autre menace se situe sur le plan théorique ; elle est tout aussi profonde et vise la légitimité même de la liberté de conscience et de religion. De nombreuses personnes aimeraient réduire cette liberté, à défaut de pouvoir l’effacer des droits de l’homme.
Une contestation ancienne de cette liberté provient des milieux et sociétés religieux et ou totalitaires, qui ne conçoivent pas la liberté individuelle comme susceptible de permettre légitimement à une personne de refuser l’adhésion ou la soumission à son Créateur ou à l’Etat. Cette contestation est ancienne et bien connue ; je n’insisterai pas sur elle aujourd’hui.
C’est sur une autre contestation, antireligieuse, de la liberté de conscience et de religion qui se manifeste de plus en plus fortement au sein des pays occidentaux que je souhaite insister. Cette contestation est un phénomène assez nouveau par son ampleur.
Aujourd’hui, on perçoit une volonté parmi les personnes opposées « à religion », pour dire les choses simplement, de contester jusqu’à la raison d’être même de la liberté de conscience et de religion. Ils lui reprochent d’être un privilège offert à certains leur permettant d’échapper à l’application du droit ordinaire. Ils voudraient diluer cette liberté dans les autres libertés : les libertés d’opinion, d’expression, d’association et d’enseignement seraient suffisantes disent-ils pour garantir la liberté de conscience et de religion. Il n’y aurait pas besoin, en pratique d’accorder une protection spéciale aux personnes et groupes qui croient en Dieu et qui perçoivent la morale naturelle. Plus encore, le développement du principe de non-discrimination qui interdit notamment les différences de traitement en raison de la religion ou des convictions garantit en principe l’égalité des croyants au sein de la société.
De fait, la protection offerte par la combinaison des droits et libertés existants est suffisante pour garantir la liberté de conscience et de religion, si on a une conception immanente, et non pas transcendante, de Dieu et de la morale.
Dans les sociétés marquées par la sécularisation et le relativisme se pose à nouveau la question de la raison d’être la liberté de conscience et de religion. Non seulement cette liberté est absurde dans de telles sociétés, et elle est tout au plus une tolérance, la tolérance d’une « anti-liberté » et d’un privilège perçu parfois comme une cause de désordre social contraire au bien commun.
Du point de vue catholique, nous pourrions aussi nous interroger car, contrairement à ce que l’on a pu croire ou désirer, la garantie de la liberté ne suffit pas à assurer le triomphe de la vérité. En général, il ne suffit pas de garantir la liberté de conscience et de religion pour que les personnes découvrent par elles-mêmes la vérité et y adhèrent.
Droit à l’autonomie v. droit à l’hétéronomie
Autre menace : La liberté de conscience et de religion est concurrencée par le droit à l’autonomie, aussi désigné droit à l’autodétermination.
L’individualisme subjectiviste de la société occidentale porte, par définition, une conception immanente de la morale et de la divinité. Cette conception subjective est en adéquation avec le cadre conceptuel et juridique du nouveau droit « à l’autonomie » issue du droit au respect de la vie privée.
Ce droit à l’autodétermination est l’opposé du droit à la liberté de conscience et de religion qui est un droit à l’hétérodétermination à l’hétéronomie : un droit de se conformer à un ordre supérieur. Le droit à l’autonomie s’étend considérablement pour recouvrir de nombreux domaines de l’existence ; il est souvent associé au principe de laïcité dont il constitue une forme d’application au plan individuel.
La question de l’interdiction du port public du voile islamique donne un exemple du rejet de l’hétéronomie au profit de l’autonomie : lors des débats en France, la question portait moins sur le voile lui-même que sur celle de savoir si les femmes étaient autonomes ou soumises à une norme extérieure. C’est parce que le voile est religieux qu’il est suspecté d’être contraire à la liberté. C’est au nom de l’autonomie des femmes que l’on a accepté de sacrifier la liberté religieuse.
La liberté de conscience et de religion risque d’être progressivement effacée par le droit à l’autonomie, car sans Dieu il n’y a pas de finalité, de telos extérieur auquel s’ordonner et dont tirer une norme morale. Ainsi, la négation sociale de Dieu et de la morale aboutira à faire de la liberté de conscience et de religion une simple modalité de l’autonomie, privant de protection le besoin religieux et moral de s’ordonner à un bien qui dépasse l’individu et la société.
Ainsi, concrètement, l’une des conditions pour défendre la liberté de conscience et de religion est d’affirmer que cette liberté ne trouve pas seulement sa cause en l’individu, mais aussi et d’abord en Dieu et dans le sens moral universel qui s’impose à la conscience.
Le rejet de l’extériorisation de la religion et de la morale
Autre point. Nous assistons aussi à un rejet croissant des manifestations extérieures de la religion et de la conscience. La religion est souvent devenue étrangère à notre société occidentale, et plus encore celle des étrangers qui l’est doublement.
Ce rejet social vise précisément l’extériorisation de la religion et de la morale et force les personnes à les enfermer dans le relativisme de leur subjectivité. La société occidentale supporte difficilement l’extériorisation de la loi divine et naturelle, car cette extériorisation témoigne de son objectivité.
Une réponse consiste à témoigner non seulement de la transcendance de l’esprit humain, mais aussi et surtout de l’extériorité, autrement dit de l’objectivité de la nature, de la loi divine et de la loi morale. Les peines et les sacrifices consentis par les objecteurs de conscience et par tous ceux qui témoignent de leur foi rendent perceptible la réalité et la valeur de Dieu et de la morale[1].
L’objectivité ou l’extériorité est la cause de l’hétéronomie, à la différence de la transcendance de l’esprit, celui-ci aimant se donner ses propres normes comme une expression, d’ailleurs, de sa transcendance.
Concrètement, une réponse est de défendre l’objet spécifique de la liberté de conscience et de religion qui est l’hétéronomie, la faculté de se conformer aux convictions que notre conscience prescrit: il s’agit de l’hétéronomie participée de la conscience qui résulte de l’objectivité de la morale, et l’hétéronomie de la religion qui résulte de l’objectivité de la révélation[2].
Un préalable nécessaire est d’affirmer la légitimité épistémologique de la religion, en demandant à la société contemporaine d’avoir l’honnêteté de reconnaître les limites de la connaissance dite scientifique et son incapacité à répondre à la question de Dieu.
Le refus de l’incarnation
Le refus de l’objectivité ou de l’extériorité est d’abord un refus de l’incarnation, un refus de l’incarnation de l’âme et de Dieu. – Nous sommes ici bien dans le thème de cette session consacrée au binôme « corps-âme ». Face au subjectivisme, qui désincarne la personne en la réduisant à la volonté individuelle, l’une des réponses consiste à incarner la morale et la religion, cela implique de ne pas réduire la religion à la spiritualité, ni la morale au moralisme.
L’incarnation passe notamment par la valorisation de la dimension sociale de la religion, de la liturgie, des formes extérieures et collectives de piété, par le témoignage public du chrétien.
Incarner, c’est d’abord enraciner autant que possible la conscience et la religion dans le réel. Dans le monde contemporain de la virtualité et de la volonté toute puissante, le réel est devenu notre refuge ; c’est pour cela qu’une approche pratique plutôt que théorique est plus sûre en matière de liberté de conscience et de religion, et qu’il convient d’éviter l’usage abusif de certains concepts.
Ainsi, il est préférable d’insister sur la diversité des religions et de parler « des religions » au pluriel, plutôt que d’employer le concept générique de « religion » au singulier qui recouvre des réalités trop différentes pour pouvoir être traitées, en pratique, de façon identique. De même, il est préférable de parler de la « liberté des consciences » que l’on trouve parfois d’ailleurs dans le Magistère, que de la « liberté de conscience » au singulier.
L’incarnation est la réponse proprement chrétienne au subjectivisme ; l’individu moderne est une personne désincarnée qui ignore l’âme et confond la spiritualité avec la volonté et le rejet de la matière. Il est important de distinguer l’âme qui est reçue, qui est incarnée, de l’esprit qui, pour le monde contemporain, sort de la chaire et s’oppose à elle. Du point de vue de l’esprit, le corps serait une prison, tandis que pour l’âme, il est un temple. C’est pourquoi il faut se garder de réduire la protection de la liberté des consciences et de religion à la seule « vie spirituelle », mais rappeler qu’elle porte d’abord sur la « vie religieuse et morale ». Le monde moderne contemporain n’ignore pas la dimension spirituelle de la personne, ce qu’il refuse, c’est la religion et la morale en ce qu’elles seraient des soumissions.
La confusion entre la conscience et la religion
Une autre menace contre l’intelligibilité de la liberté de conscience et de religion est la confusion entre la conscience et la religion. Cette liberté protège ensemble et de façon indistincte la conscience et la religion ce qui alimente la confusion entre la religion et la morale.
Cette confusion est préjudiciable à la morale qui risque de perdre son objectivité propre par sa confusion avec des convictions irrationnelles. Si la conscience morale n’est pas reconnue dans sa spécificité, c’est la possibilité même de la justice qui est mise en cause.
Consciences et nature
Une autre source de difficulté à venir pour les consciences concerne notre rapport à la nature.
La nature est en train de perdre son autorité morale naturelle à mesure que l’homme étend sur elle son empire. L’idée du respect de la nature ne suffit plus à interdire une pratique. Ainsi, le refus de participer à des pratiques « contre-nature » n’a plus de valeur dès lors que la nature est supposée dépourvue de toute sagesse et entièrement soumise à la main de l’homme.
Les objecteurs à certaines biotechnologies ou au mariage entre personnes de même sexe auront des difficultés à établir la rationalité de la conviction à l’origine de leur objection et seront souvent considérés comme des objecteurs religieux et irrationnels.
Ici encore, la réponse consiste à rappeler que la nature est reçue, et qu’elle est bonne. L’incarnation de l’âme et du Christ témoignent de la dignité de la nature et de la matière.
En conclusion
Alors que le monde moderne sépare et oppose l’âme et le corps, alors qu’il sépare et oppose la foi et la raison, alors que le monde déshumanise l’homme pour le réduire à sa seule volonté, il appartient aux chrétiens de réhumaniser les individus, de restaurer les personnes en réunifiant le corps et l’âme, la foi et la raison et en leur rendant leur avenir, la perspective surnaturelle de la béatitude qui est le sens et la finalité du développement humain intégral.
NOTES
[1] Il est légitime, mais non suffisant de défendre le mouvement ascendant par lequel l’individu se transcende, car ce mouvement peut n’être que subjectif ; il est plus important de défendre le mouvement descendant par lequel la nature, la loi morale et la religion sont rendues présentes à l’homme en lui indiquant sa finalité et les moyens d’y tendre. Dans ce mouvement descendant, l’homme est élevé par plus grand que lui, tandis que dans le mouvement ascendant c’est l’homme qui essaie – en vain – de s’élever lui-même.
[2] Une traduction juridique pourrait être de réserver la LCR à la protection de l’hétéronomie, et de protéger la liberté des athées dans le sel champ de la protection de l’autonomie individuelle.
Populorum Progressio © L'Osservatore Romano
Les menaces contre la liberté religieuse, par G. Puppinck
50 ans après de Populorum Progressio (texte complet)