« Nous ne pouvons pas aimer le Bien si notre cœur est attaché aux biens », écrit Mgr Francesco Follo en méditant sur les lectures de dimanche 8 septembre 2019 (XXIII dimanche du temps ordinaire -Année C – Sg 9,13-18; Ps 1,9b-10.12-17; Lc14,25-33). Et d’affirmer : « Renoncer par amour est un don joyeux ».
« Suivre le Seigneur n’est pas fait pour ceux qui sont superficiels, ni pour les irréfléchis parce qu’ il faut ‘calculer et réfléchir’ avant d’entreprendre de Le suivre, souligne l’observateur permanent du Saint-Siège à l’Unesco à Paris. Cela ne signifie pas trouver les moyens pour échapper à la logique de la croix, mais bien de trouver les moyens pour conduire cette logique jusqu’aux extrêmes conséquences. »
1) L’amour ordonné
Aussi le récit de l’Evangile que la liturgie nous propose en cet 23ème dimanche du Temps ordinaire, nous montre comment le Rédempteur saisit l’homme dans sa vie quotidienne, au milieu le plus intime de ses relations familiales. En même temps, Jésus nous propose un lien bien supérieur aux liens affectifs de la famille naturelle. Les mots comme « père », « mère », « frère », dans le Christ prennent une signification plus riche que celle que l’on entend naturellement. En disant qu’il faut « haïr le père, la mère… le frère » (expression qui probablement a une origine araméenne et qui signifie aimer Dieu plus que le père naturel) ne détruit pas les liens naturels. Il les met dans le bon ordre en le mettant dans une hiérarchie correcte. Saint-Augustin en fait ce commentaire : « Le Christ a mis en toi un ordre dans l’amour. Donc aime ton père, mais tu ne dois pas l’aimer plus que le Seigneur. Aime celui qui t’a engendré, mais moins que moi qui t’ai créé ». Le Christ ne demande pas d’aimer Dieu contre le père, la mère, le mari, l’épouse, les enfants, mais de les aimer en Lui.
D’une manière apparemment paradoxale, le Rédempteur nous apprend que nous sommes disciples dans la mesure où nous accueillons l’amour et, après, nous vivrons cet amour. Aujourd’hui nous entendons cette expression : « Si quelqu’un vient à moi sans me préférer à (en grec ‘haïr’) son père, sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères et sœurs, et même à sa propre vie, il ne peut pas être mon disciple ».
Je pense que cet expression « araméenne » qui utilise le verbe « haïr », c’est une chose forte, mais elle nous rappelle ce que nous savons : le premier commandement ? Et quel est le commandement fondamental ? « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme, avec toute ta vie, avec toutes tes forces et tu aimeras ton prochain comme toi-même ». Le commandement d’aujourd’hui : « Qui n’haït pas son père, sa mère … » est équivalent à celui qui nous demande d’aimer Dieu avec tout notre cœur… ». Il exprime d’une manière négative le commandement positif d’aimer Dieu de tout notre cœur. Par conséquent, si nous aimons Dieu de tout notre cœur, nous devenons comme Dieu et nous aimerons aussi les autres.
Le commandement de l’amour absolu, typique du désir du cœur humain, qui est d’aimer d’une manière infinie. Seul l’Infini peut être aimé d’une manière infinie, autrement nous devons des idolâtres et des esclaves. L’Absolu, le Dieu-Amour du Christ est le « Dieu du cœur humain » (Saint François de Sales, Traité de l’amour de Dieu, I, XV) et il nous absout. Il nous rend vraiment libre, parce que l’Amour absolu donne signification, sens (direction) et goût de la vie.
Enfin, celui qui laisse sa famille, qui n’a pas de femme, qui n’a pas un mari, et qui n’a pas d’enfant, témoigne que l’amour absolu de l’homme c’est Dieu.
En bref, nous devons quitter tout pour avoir le Tout, en suivant le Christ qui nous montre que celui qui aime, ne meurt pas, et que seulement l’amour vainc la mort.
En effet, en aimant on ne meurt pas, on vit dans l’autre ou, mieux dit, on vit en Dieu pour toujours. Ce Dieu attire l’homme à lui avec un lien d’amour, c’est à dire de vraie liberté : « car l’amour n’est ni forcé ni réduit en esclavage, mais réduit tout par sa propre obéissance avec une force si délicieuse que, si rien n’est aussi fort que l’amour, rien n’est aussi aimable que sa force » (ibid., livre I, chapitre VI).
Comme Jésus est le sens de la vie, Il adresse l’invitation aux nombreuses personnes qui marchent avec Lui, à briser tous les liens, même leur propres liens (Lc 14,25-26). L’Evangéliste Luc est minutieux et insistant lorsqu’ il liste les liens à briser et il conserve, en outre, tout le paradoxe du verbe grec « misein » (haïr). Saint -Mathieu utilise le verbe grec fileo[1], que l’on peut traduire par « préférer » (à mon avis, je pense que cette traduction est appropriée). Saint Luc aussi, évidemment, ne pense pas à « haïr » au sens strict du terme. En redonnant au verbe « haïr » sa signification première de proposer, subordonner avec certitude, ces paroles de Jésus conservent leur propre force de façon intacte. Il sait très bien que les parents doivent être aimés et respectés. Pour Jésus, il s’agit non pas de haine, mais de détachement, de préférence en vue du Royaume : toutefois, l’évangéliste a conservé le verbe grec « misein » qui indique, sans aucun doute, un détachement radical. Il ne s’agit pas uniquement de briser les liens d’avec la famille, ni même d’un détachement d’avec soi-même ; l’exemple de Jésus est très concret et précis : il suffit d’être disposés à porter la croix (verset 27), c’est à dire, être prêts à un don de soi effectif et total.
Les paraboles de la tour et du roi (14,28-32) nous enseignent qu’il est nécessaire de bien réfléchir avant de se lancer dans une entreprise, qu’il faut calculer les possibilités et créer les conditions qui permettent d’arriver au bout du projet avec succès
Suivre le Seigneur n’est pas fait pour ceux qui sont superficiels, ni pour les irréfléchis parce qu’ il faut « calculer et réfléchir » avant d’entreprendre de Le suivre. Cela ne signifie pas trouver les moyens pour échapper à la logique de la croix, mais bien de trouver les moyens pour conduire cette logique jusqu’ aux extrêmes conséquences. C’est le calcul demandé au disciple.
Mais que signifie concrètement « calculer et réfléchir »? Le verset 33 nous le dit : « Celui qui parmi vous ne renonce pas à tous ses biens ne peut être mon disciple ». C’est seulement par le détachement des biens qu’il il est possible d’être des disciples, que le don total est possible. De même manière qu’il est nécessaire pour construire une tour de disposer d’une grande quantité de briques et d’argent pour l’acquérir, se détacher des biens est nécessaire pour suivre Jésus.
En effet, il n’est pas possible d’aimer le Bien si notre cœur est attaché aux biens.
La différence entre le Chrétien et le non Chrétien est dans l’évaluation même du sacrifice et de la vie, jusqu’ au renoncement parce que » ton Amour vaut mieux que la vie« . comme le dit le psaume 62,4.
Le sacrifice est rédempteur parce que c’est la voie que le Christ a prise pour nous sauver : chacun de nous doit la suivre pour rejoindre sa vraie maison.
Le sacrifice est éducatif parce qu’il empêche de se bercer dans l’illusion que la vie terrestre doit durer indéfiniment. Il nous retient de confondre la route misérable du pèlerin avec la joie lumineuse et éternelle de la patrie.
2) Suivre par amour et sans demi-mesures
Pour rejoindre cette patrie, nous devons tout laisser pour avoir Tout, en suivant le Christ qui nous montre que celui qui aime ne meurt pas, que seul l’amour vainc la mort. En effet, en aimant, on ne meurt pas, on vit dans l’autre ou mieux, on vit en Dieu pour toujours. Appelé à l’exode derrière le Christ, nouveau Moïse, les chrétiens sont appelés à combattre les demi-mesures. En mathématiques, deux demi-mesures en font une. Le Christ veut de nous la mesure pleine et entière. Je pense que notre péché le plus fréquent est le péché d’omission : ce n’est pas tant le mal que l’on fait que le bien que l’on ne fait pas, ou plutôt le bien que l’on fait à moitié qui est péché d’omission.Dans la vie chrétienne, la somme de deux demi-mesures donne la médiocrité[2]comme résultat. Ce mot de médiocrité est éloquent: il désigne l’état de celui qui se stabilise dans la demi-mesure, de celui qui sert deux patrons et qui ne peut être que tiède, alors que » Dieu vomit les tièdes » (Ap 3, 16).
Suivre Jésus est la « mortification » (= « faire mort ») de ce qui est éphémère pour une vie libérée, sauvée. Dans le christianisme, le renoncement est toujours la voie par excellence pour s’ouvrir aux autres et à l’Autre. Pour aller vers l’autre, il est important de sortir de soi-même.
Suivre Jésus, marcher avec lui, exige une sortie de soi-même, c’est-à-dire une sortie de cette façon de vivre la foi de façon fatiguée et habituelle. Pour aller à la suite de Jésus, comme Il l’exige, l’émotion du cœur ne suffit pas ; il faut assumer Sa logique d’amour qui a pour sommet la Croix et pour issue la Résurrection. Le don de la vie que le Christ a fait, fut et est un don porteur de vie pour toujours.
Suivre le Christ c’est s’adonner à la prière. De fait : « l’oraison, en exerçant l’âme, l’unit à Dieu et lui fait suivre les traces du Christ crucifié; de ce fait, Dieu fait d’elle une autre, par désir, affection et union d’amour » (Sainte-Catherine de Sienne, le Dialogue de la divine Providence, chap. 1). Avec l’amour (agape), Dieu lui-même assure en nous la continuité de sa présence en nous. L’amour de deux êtres n’en fait plus qu’un.
En cela, les vierges consacrées sont un témoignage qui offre l’exemple de suivre le Christ en s’abandonnant à la divine Providence comme une épouse à son Epoux. Conformément au rite de leur Consécration, lorsque l’évêque leur demande : « Voulez-vous suivre le Christ selon l’Evangile de telle sorte que votre vie apparaisse comme un témoignage d’amour et le signe du Royaume à venir ? », » Voulez-vous être consacrées au Seigneur Jésus Christ, le Fils du Dieu Très-Haut, et le reconnaître comme votre époux ? », elles répondent : « oui, je le veux » (Rituel de la Consécration des Vierges, 17).
En effet, la consécration virginale implique une confiance illimitée en le Fils de Dieu. « Qui se donne complètement à Dieu, n’ a pas peur d’abandonner toutes choses humaines, pour se consacrer uniquement aux choses divines , pour se consacrer entièrement à Dieu, pour chercher son Royaume et sa justice, pour dégager de son cœur toutes les affections terrestres , en un seul mot, pour suivre le Christ et se serrer à la joyeuse nudité de sa croix, en mourant sur elle et en vivant seul au ciel: mais là où est son trésor, se trouve également son cœur » ( Antonio Rosmini, Maximes des perfections chrétiennes, Leçon V).
Lecture Patristique
Saint Augustin d’Hippone
Discours 344
L’AMOUR DE DIEU ET L’AMOUR DU MONDE
C’est à ceux qui sont embrasés d’amour, ou plutôt à ceux qu’il veut embraser de cet amour, que le Sauveur adresse ces paroles. Notre Seigneur n’a pas détruit, mais réglé l’amour que l’on doit à ses parents, à son épouse, à ses enfants. Il n’a pas dit : « Celui qui les aime », mais « Celui qui les aime plus que moi »… Aime ton père, mais aime davantage le Seigneur ; aime celui qui t’a donné le jour, mais aime encore plus celui qui t’a créé. Ton père t’a donné le jour, mais ne t’a pas créé, car il ne savait pas en t’engendrant qui tu serais ou ce que tu deviendrais. Ton père t’a nourri, mais il n’est pas l’origine du pain qui apaisait ta faim. Enfin, il faut que ton père meure pour que tu hérites de ses biens, mais tu partageras l’héritage que Dieu te destine en demeurant avec lui éternellement.
Aime donc ton père, mais pas plus que ton Dieu ; aime ta mère, mais aime plus encore l’Eglise, qui t’a engendré à la vie éternelle… En effet, si tu dois tant de reconnaissance à ceux qui t’ont engendré à une vie mortelle, quel amour dois-tu à ceux qui t’ont engendré pour l’éternité ? Aime ton épouse, aime tes enfants selon Dieu, pour les amener à servir Dieu avec toi, et lorsque vous lui serez réunis, vous ne craindrez pas d’être séparés. Ton amour pour ta famille serait bien imparfait si tu ne les conduisais pas à Dieu…
Prends la croix et suis le Seigneur. Ton Sauveur lui-même, tout Dieu qu’il était dans la chair, revêtu de ta chair, lui aussi a montré des sentiments humains lorsqu’il a dit : « Mon Père, s’il est possible, que ce calice s’éloigne de moi » (Mt 26,39)… La nature de serviteur dont il s’est revêtu pour toi a fait entendre la voix de l’homme, la voix de la chair. Il a pris ta voix afin d’exprimer ta faiblesse, et te donner sa force…, et te montrer quelle volonté préférer.
[1] Le verbe philéô signifie « aimer » dans le sens de « bien aimer, chérir, traiter avec affection, embrasser amicalement, accueillir avec amitié un hôte ». Philéô était le verbe qui exprimait l’idée d’’affection entre amis (le substantif philós signifie en effet en grec « l’ami ». Par philéô est entendu un rapport interpersonnel fondé sur l’égalité, sur l’affinité à l’intérieur d’une communauté, une ville, une race. En effet, comme adjectif, philós signifie « cher», et il était utilisé dans la relation entre les parents et les enfants ou entre frères et sœurs. Le verbe philéô revient neuf fois chez Jean, cinq fois chez Matthieu, une fois chez Marc et deux fois chez Luc ; et deux fois dans les Lettres. Dans le sens de « chérir, avoir de l’affection pour », Jésus utilise de tant en tant ce verbe envers Lazare et Jean (Jean, 11,3,36 ; 20,2), révélant ainsi une tendresse particulière et une préférence.
Le verbe agapáô signifie « aimer » dans le sens de « chérir, avoir une grande considération pour, préférer, privilégier » : il est utilisé pour indiquer l’amour vers Dieu, le Christ, la justice ou le prochain. Par rapport à philéô, le verbe agapáô à une nuance affective mineure ou, plus précisément, une nuance émotive et il exprime un mouvement de bienveillance idéale, un type d’amour qui part du haut ou qui s’adresse vers le haut. Dans le latin de la Vulgate, le verbe agapáô est traduit avec diligo, d’où découle l’italien « pridiligere » (privilégier en français). Agapáô revient 37 fois chez Jean, 13 fois chez Luc, 8 fois chez Matthieu et 5 fois chez Marc ; on peut trouver aussi 25 fois dans les Lettres de Jean. Dans le discours de la Cène rapporté par Jean, le Christ utilise toujours ce verbe : « Comme le père m’a aimé, c’est ainsi que je vous ai aussi aimé » (Jean 15,9). « Aimez-vous les uns les autres » (Jean 15,18), jusqu’à cette dernière prière (Jean 17) par laquelle le Christ, en se donnant complètement aux hommes, dit : « Et je leur ai fait connaître ton nom et je le ferai connaître, parce que l’amour avec lequel tu m’as aimés soit en eux et que je sois moi-même en eux ».
La différence entre l’amour exprimé par philéô et celui exprimé par agapáô – en réalité cette différence était ignoré par les Grec de l’époque classique – devient particulièrement clair dans le chapitre 21 (15-17) de Jean, quand le Christ fait par trois fois la demande très connue à Pierre : « Pierre, m’aimes-tu ?». En réalité la première et la seconde demande sont porteuses du verbe agapáô : « Après le repas, Jésus dit à Simon-Pierre : « Simon, fils de Jean, m’aimes-tu (agapâs) plus que ceux-ci ? » Il lui répond : « Oui Seigneur, tu sais que je t’aime (philô) ». Alors il lui dit « Prends soin de mes agneaux ». Puis il lui demande une deuxième fois : « Simon, fils de Jean, m’aimes-tu (agapâs) ? » Il lui répond pour la seconde fois : « Oui Seigneur, tu sais que je t’aime (philô) ». Jésus lui dit : » Prends soin de mes brebis ». Puis, il lui demande une troisième fois : « Simon, fils de Jean, m’aimes-tu bien (phileîs) ?
La troisième fois, le Christ utilise le verbe philéô parce que, avant la Pentecôte, les apôtres, y compris Pierre, vivaient encore l’amour selon le rapport de sang, selon l’affinité du groupe ou de la famille : Ils comprennent la valeur de « l’amour » connoté par l’expression du verbe philéô. C’est seulement après la Pentecôte, quand la flamme de l’amour christique sera descendue sur eux, les apôtres comprendront pleinement la valeur universelle de l’agápê, au point tel que Paul pourra ainsi en parler dans « l’Hymne à la Charité » (1 Cor 13, 1-8)
[2] La médiocrité est un mot qui indique, par exemple, 1. La position intermédiaire entre deux extrêmes ; 2. La qualité modeste ou ayant peu de valeur d’une chose : médiocrité de la marchandise ; 3.La qualité modeste d’une personne, qui, donc, est qualifié de médiocre.
Mgr Francesco Follo, 17 déc. 2018 © Mgr Francesco Follo
Lectures de dimanche : "Nous ne pouvons pas aimer le Bien si notre cœur est attaché aux biens"
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