« Il n'y a pas d'évangélisation authentique sans dimension éducative »

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Colloque « Education et nouvelle évangélisation »

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« Il n’y a pas d’évangélisation authentique sans dimension éducative » : c’était le thème de l’intervention duProf. Denis Biju Duval,président de l’Institut pontifical Redemptor Hominis, ce dimanche matin, 2 février, lors du colloque organisé à Rome par la communauté de l’Emmanuel (31 janvier-2 février), sur le thème: « Education et nouvelle évangélisation ».

Ce colloque en est à sa 7e édition. Il est organisé en collaboration avec l’Institut pontifical Redemptor Hominis, qui dépend du Latran, l’Institut universitaire Pierre Goursat (IUPG) et les Associations familiales catholiques (AFC).

Parmi les intervenants, des personnalités de la curie romaine, dont le secrétaire du Conseil pontifical pour la famille, Mgr Jean Laffitte, Mgr Vincenzo Zani, secrétaire de la congrégation pour l’éducation catholique, le président du Conseil pontifical pour la promotion de la nouvelle évangélisation, Mgr Rino Fisichella, mais aussi notamment le recteur de l’université du Latran, Mgr Enrico Dal Covolo, et Mgr Pascal Ide, secrétaire général de l’IUPG.

A.B.

La dimension éducative de l’évangélisation

Comme l’écrivait Paul VI, évangéliser, c’est « rendre neuve l’humanité elle-même », en la faisant participer à la nouveauté du Christ. En évangélisant, l’Église « cherche à convertir en même temps la conscience personnelle et collective des hommes, l’activité dans laquelle ils s’engagent, la vie et le milieu concrets qui sont les leurs ».Éduquer, c’est permettre au petit d’homme de grandir dans toutes ses dimensions humaines, corporelles et spirituelles, personnelles et sociales.

Comment s’étonner dès lors qu’aux yeux de l’Église, ces deux activités, l’évangélisation et l’éducation, aient partie liée ? Dans les deux cas, il s’agit d’apporter à l’homme ce qu’il ne peut se donner individuellement à lui-même. Dans les deux cas, il s’agit de l’homme en toutes ses dimensions. Et si l’on voulait séparer les deux au nom de la différence entre le caractère humain de l’éducation et le caractère divin de l’évangélisation, le mystère de l’Incarnation, la réalité du Christ vrai Dieu et vrai homme, nous en empêcherait. L’éducation de l’homme n’arrive à sa plénitude qu’en intégrant son besoin d’être évangélisé, car seul le Christ révèle pleinement l’homme à lui-même. L’évangélisation ne fait entrer pleinement l’homme dans le salut qu’en le conformant au Christ, et donc en travaillant par l’éducation chrétienne à son renouvellement et à sa croissance dans le Christ dans toutes ses dimensions.

On ne s’étonnera donc pas des liens très forts qui ont toujours uni historiquement l’évangélisation et l’éducation dans l’apostolat ecclésial. Il existe déjà une éducation de la foi. Ainsi, dans ses formes orales originaires, la Tradition de l’Église consiste en un vrai travail de transmission de la mémoire vivante du Christ, de sa personne et de sa vie : « Je vous transmets ce que j’ai moi-même reçu… ». Elle met en œuvre les procédés typiques de l’apprentissage et de la restitution, qui font partie du travail éducatif tel que le conçoivent à peu près toutes les cultures à l’époque. Dès les premiers siècles en outre, l’Église prend soin d’accompagner les nouveaux convertis vers le baptême : c’est le catéchuménat. Se convertir en effet, ce n’est pas seulement adhérer intérieurement au Christ. C’est aussi, sur cette base, se renouveler dans ses manières de juger et de se comporter, personnellement, en famille, dans la société et dans l’Église, pour qu’elles soient de plus en plus conformes au Christ. Là encore, c’est d’éducation qu’il s’agit. Pour le côté plus intellectuel, un Pantène, puis à sa suite un Clément, animent une école à Alexandrie dès le deuxième siècle. Par la suite, ce déploiement éducatif de l’appartenance au Christ s’accentuera : au Moyen-Âge avec l’invention de l’institution universitaire, et au fil de l’époque moderne, avec la création d’écoles par des congrégations enseignantes fondées à cet effet. Au XXème siècle, viendra la saison des mouvements de jeunes, du scoutisme du P. Sevin à Comunione e Liberazione ici en Italie. Il ne s’agit plus alors seulement d’éducation de la foi, mais d’éducation dans la foi : du service de la croissance de l’homme en toutes ses dimensions à la lumière de la foi.

Éducation et évangélisation gardent bien sûr leur consistance propre. Lorsqu’un jeune pratique le sport ou les mathématiques à l’école, la finalité immédiate de son activité est proprement humaine. En soi, le sport ou les mathématiques du catholique ne sont pas différents du sport ou des mathématiques du musulman ou de l’incroyant. Pratiquées en contexte chrétien comme en contexte laïc, ces activités scolaires contribuent à la croissance humaine des jeunes. En ce sens, elles sont de soi éducatives, sans être nécessairement liées à un projet chrétien. Cependant, l’éducation ne se réduit pas à un contenu d’activités particulières. Elle est partie intégrante d’un projet global lié à une vision de l’homme. Elle n’est donc jamais neutre d’un point de vue philosophique et religieux. La relation éducative engage aussi les attitudes profondes des éducateurs. Si elles sont chrétiennes, elles sont inspirées et dynamisées par la charité. L’éducation s’en trouve enrichie de l’amour dont les jeunes se découvrent l’objet, et c’est ce même amour qui conduit à y inclure l’annonce explicite du Christ quand les circonstances s’y prêtent. Ainsi, le sport n’est pas une discipline close sur soi. Il est normalement lié à une éthique de l’honnêteté, du respect de soi et d’autrui, et du dépassement dans le don de soi. Autant de réalités qui sont appelées à trouver dans la foi leur signification ultime. S’il s’agit donc toujours de sport, et donc d’une activité bonne et constructive en soi, il existe une manière chrétienne de le vivre, de l’enseigner, et de permettre aux jeunes d’y développer des relations qui les construisent globalement, en tant que personnes et en tant que chrétiens.

Vice versa, l’évangélisation trouve déjà à se déployer dans toutes sortes de situations où la possibilité d’éduquer à plus long terme est restreinte. Déjà, l’annonce du Christ n’a en soi besoin que d’un minimum au plan de la croissance humaine : elle est apte à rejoindre sans attendre toutes sortes de situations de misère, physique et morale, car les petits et les pauvres sont les destinataires privilégiés de l’annonce de la Bonne Nouvelle (Lc 10,21). Elle représente un dynamisme où le théologal a priorité sur le moral. Si elle avait toujours dépendu d’un long travail éducatif, jamais saint Paul n’aurait pu développer son activité missionnaire. En même temps, un minimum d’éducation est toujours nécessaire, celui qui permet la mise en place des ressorts fondamentaux de l’intelligence et de la liberté humaines (apprentissage du langage, sens minimal du bien et du mal, etc.). L’évangélisation peut alors s’incarner et se déployer au cœur de la vie et des comportements. L’évangélisation est de soi humanisante. En somme, dans l’unique action de l’Église, l’évangélisation en désigne la dimension théologale, elle vise à la rencontre de l’homme avec Dieu dans le Christ. Quant à l’éducation, elle touche à la dimension anthropologique, c’est-à-dire à la croissance de l’homme tout entier. Mais c’est toujours la même action de l’Église, qui a son principe et son unité dans le Christ vrai Dieu et vrai homme.

Dire cela, c’est affirmer un équilibre qui parcourt les deux mille ans de christianisme, une vérité constante. Or on ne peut en rester là. Il faut reconnaître que l’époque que nous vivons voit se manifester des défis qui, rarement dans l’histoire, se sont posés de manière aussi radicale. C’est d’un côté ce que l’épiscopat italien appelle « l’ur
gence éducative », et de l’autre côté ce que les derniers papes appellent la « nouvelle évangélisation ». Si ce qui précède est vrai, l’une et l’autre doivent être réfléchies ensemble. Il s’agit donc de ressaisir la nouveauté de la situation présente, et de voir comment doit s’y vivre d’une manière elle aussi nouvelle le rapport éducation – évangélisation.

Un changement culturel profond

Nous sortons de plusieurs siècles de « modernité classique ». Que faut-il entendre par là ? Pour le comprendre, voyons ce qu’il en est du travail culturel, moral et éducatif qui a caractérisé cette période.

Tout d’abord, sa source fondamentale est chrétienne. C’est la foi en effet qui a permis de faire émerger de manière décisive le sens de la conscience personnelle de l’homme. Le passage d’une vision purement légaliste et extérieure du comportement humain à la compréhension de son enracinement intérieur est typique de l’enseignement du Christ sur le cœur. Liée d’une part à la doctrine judéo-chrétienne de l’homme image de Dieu, et d’autre part à l’exaltation gréco-romaine de la raison et du droit, la culture qui en a résulté promeut une perception particulièrement forte du sujet, et de sa capacité à se faire le protagoniste de sa propre histoire personnelle et collective.En même temps, la modernité est traversée par des contradictions violentes.

* L’homme « sujet fort » peut se percevoir héritier de Celui qui lui a donné cette dignité en le créant, et qui en a permis l’ample expression en le sauvant de l’esclavage du péché. Il peut se considérer fils de cette Église, grâce à laquelle il a pu déployer cette dignité. Il s’agit alors du développement d’un authentique humanisme chrétien. De saint Thomas More à saint François de Sales, de Blaise Pascal à saint Jean-Baptiste de la Salle, bien des saints, des hommes de culture, des évangélisateurs et des éducateurs chrétiens en sont les témoins.

* Ou bien tel le fils prodigue, et souvent en réaction contre des dérives cléricales et jansénistes du christianisme, le « sujet fort » peut se saisir de cet héritage et partir le consommer pour son propre compte. Il refuse alors de reconnaître celui qui en est l’origine et le soutien, et il rejette l’Église qui le lui a transmis. Il s’agit de l’humanisme dit laïc, au sens anticlérical du terme. L’homme croit devenir son propre absolu : sans Dieu, sans Église, sans dogmes, il fait de sa propre raison et de sa liberté les références ultimes. Il en vient à concevoir des idéologies, c’est-à-dire des programmes d’accomplissement collectif d’une humanité auto-suffisante. Or de tels projets vont à l’échec. Quand elle se croit toute-puissante, la raison de l’homme se révèle bien plus violente envers lui que ne l’est le cléricalisme janséniste. Les paradis terrestres « rationnels » qu’elle croit engendrer débouchent sur l’enfer des polices politiques, des camps de concentration et des goulags, à moins que ce ne soit sur la mise en coupe réglée de la création. Du coup, au rêve d’un monde entièrement soumis à l’homme et à sa liberté, succède par réaction ce sentiment de perte de contrôle de l’histoire personnelle et collective que nous connaissons aujourd’hui. L’homme entre dans la peur face aux puissances qu’il peut déchaîner, de l’atome aux manipulations génétiques. Il en expérimente les destructions, des guerres toujours plus meurtrières à la pollution, en passant par les crises économiques et financières. Bref, après les espérances purement séculières, qui avait mobilisé des masses considérables tout au long des XIX et XXèmesiècles, c’est la peur, le non-sens et l’absurde qui semblent devoir prévaloir, et avec eux le repli de l’individu sur l’instant immédiat.

On assiste donc à un phénomène d’auto-épuisement. Consommé loin de sa source, l’héritage humaniste ne se renouvelle plus et il a une fin. Plus la modernité classique croit s’opposer victorieusement à la foi chrétienne, plus elle réussit à en amoindrir la présence et la visibilité dans la culture, et plus elle se coupe de ce qui était en fait sa source inconsciente. Elle ne peut alors que se fragiliser et finalement se perdre, tant au niveau religieux qu’à celui des grandes structures anthropologiques qui fondent la culture et la civilisation.

Le fait est particulièrement clair en ce qui concerne la morale et son enseignement. À l’origine, à peu près tout l’enseignement scolaire est chrétien, et la morale qu’il véhicule trouve sa source dans l’Évangile : on s’y réfère principalement aux commandements de Dieu et aux béatitudes. On y ajoute en général les vertus (cardinales et théologales) et les vices (péchés capitaux), dont les listes traditionnelles proviennent de l’effort séculaire d’intégration de l’anthropologie grecque dans la pensée chrétienne. On insiste sur la capacité de l’homme à dominer et à orienter ses instincts, signe de sa supériorité d’image de Dieu sur l’animal.

Dès ses débuts, l’enseignement laïc a le souci de transmettre lui aussi une morale, mais dans son projet de se substituer à l’enseignement chrétien, il veut la fonder exclusivement sur les exigences de la raison et de la liberté. C’est pourquoi Kant et son principe d’autonomie auront un tel succès dans l’enseignement scolaire et universitaire de la philosophie en France jusque dans les années 60. En pratique, il ne s’agit là cependant que d’un effort de sécularisation de la morale chrétienne : on en élimine toute référence à la Révélation, et on en conserve les préceptes humains. La représentation de l’homme, de la conscience personnelle, des liens sociaux, de la famille, sont humainement proches de la représentation chrétienne. On comprend donc que pendant plusieurs décennies, catholiques et anticléricaux aient pu s’appuyer sur cet horizon commun pour vivre ensemble. D’un point de vue chrétien du reste, la morale laïque jouit aussi de la validité humaine que lui donne son rapport indéniable avec la loi naturelle (cf. Ro 1-2). Mais la modernité laïque sous-estime la fragilité d’un tel édifice. Une morale privée de son enracinement religieux perd ce qui lui donnait son origine et son sens décisif. Le déisme, éventuellement assorti de la postulation kantienne du dieu législateur et juge, est trop abstrait pour marquer à long terme les consciences personnelles et la culture. En faisant de la liberté un principe d’indépendance absolue, la morale se trouve à terme absorbée dans l’immanence de la subjectivité, et l’on évolue vers le refus de tout principe contraignant. Ce processus aboutit à mai soixante-huit, et à son fameux slogan « Il est interdit d’interdire ». À ce moment-là, la morale chrétienne et la morale laïque sont à nouveau confondues, mais c’est pour être dénoncées ensemble comme l’ultime « héritage judéo-chrétien » contraignant qu’il faut refuser au nom d’une libre spontanéité qui n’a pas d’autre règle qu’elle-même. C’est à ce moment-là que cessent les cours de morale à l’école.

Que reste-t-il alors ? À la « pensée forte » fondée sur la confiance en la raison, succède la « pensée faible », qui s’interdit toute vérité universelle. Il ne s’agit pas que de pensée, du reste. Plus profondément, il s’agit d’un passage du « sujet fort » au « sujet faible ». Dans le cadre de la foi chrétienne comme de son substitut séculier, l’idéologie moderne, le « sujet fort » s’investissait dans la recherche de la vérité. Sa liberté, structurée par une mémoire et par des principes cohérents partagés par tous, le rendait capable d’engagement à long terme, dans sa vie personnelle et familiale comme dans sa vie sociale et politique. Le « sujet faible » au contraire est sans mémoire et sans perspective de long terme. Il craint a priori qu’une vision trop forte de la vérité ne débouche sur le fanatisme et le totalitarisme. Il préfère donc s’en tenir à des bribes pr
ovisoires qui dépendent plus de ses états d’âme du moment que des exigences du réel. Le sujet faible fuit aussi les choix qui engagent trop radicalement à son goût. Il craint de s’y enfermer et d’y perdre sa liberté. Plus en profondeur cependant, cette peur est liée au manque des structures intérieures qui lui permettraient de les tenir et de leur faire porter leurs fruits à long terme.

Remarquons pour finir que cette fragilité relationnelle des nouvelles générations reconduit à son tour à la perte de cohérence de la mémoire et des repères qui structuraient les générations précédentes. Au fil du temps, on observe en effet une lente dégradation et la mise en place d’un cercle vicieux :

la génération 68 (celle qui est née dans l’immédiat après-guerre) avait encore reçu un héritage culturel et éducatif qui l’avait au moins partiellement structurée, mais en le rejetant violemment, elle s’est rendue incapable de le transmettre à ses propres enfants ;eux-mêmes (ils sont nés à partir des années 70) en ont donc peut-être encore perçu un écho assourdi, mais l’héritage n’était plus porté et exprimé de façon cohérente ; c’est avec cette génération que l’on voit se fragiliser considérablement les familles, minées par les divorces et la chute de la natalité ; c’est une génération qui ne sait plus éduquer car elle n’a été elle-même que peu éduquée ;du coup, on voit désormais arriver à l’âge adulte une troisième génération, qui se caractérise par la perte presque totale de la mémoire culturelle, humaine et chrétienne, et par l’invasion des moyens de communication instantanés ; or il s’avère que dans leur fonction éducative éventuelle, ces derniers se substituent bien mal aux relations directes devenus largement défaillantes.

Ajoutons que cette perte générale des repères s’accompagne d’un retour de l’intérêt pour les réalités spirituelles. Au nom de la raison et de la liberté, la modernité classique tendait à marginaliser dans la culture une vie religieuse qui était alors quasi exclusivement chrétienne. Avec l’épuisement de cette logique, le spirituel n’est plus réprimé, et il peut se redéployer d’autant plus puissamment. Mais il est désormais privé de mémoire tant humaine que chrétienne. Il se caractérise donc par une grande confusion de contenus, et par une absence de structure et de cohérence chez des personnes qui, parce que peu mûres, recherchent davantage l’expérience instantanée que l’appartenance à une foi ou à une religion déterminée.

Quelle évangélisation ?

Dans un tel contexte, qu’est-il possible de faire ? À la disparition de la mémoire chrétienne dans la culture correspond un éloignement massif des populations occidentales (européennes) de la foi. En France, la pratique dominicale est passée d’environ un tiers de la population dans l’immédiat après-guerre, à moins de 5 % aujourd’hui ; les baptêmes d’enfants, de plus de 80 % à moins de 40 %; et leur catéchisation de 80 % à moins de 10 %. En outre, une bonne partie des enfants catéchisés s’arrêtent en fait avant la confirmation, au moment de la profession de foi (vers douze ans), voire au moment de la première communion (en général vers neuf ans). Une proportion infime d’entre eux persévèrent donc pour devenir des chrétiens adultes mûrs. En pratique, les jeunes générations sont à peu près totalement ignorantes des données les plus élémentaires de la foi chrétienne. De la part de l’Église, ils ont donc besoin d’une toute première évangélisation. Le temps est passé où la pastorale pouvait consister à réveiller, à revivifier et à structurer une mémoire chrétienne encore existante. Dans son action pastorale et évangélisatrice, l’Église doit toujours davantage supposer que ses interlocuteurs partent à peu près de zéro dans la connaissance et la vie de foi.

Ceci explique la multiplication ces dernières années d’initiatives de première annonce : évangélisation de rue, porte à porte, cours de toute première initiation à la foi chrétienne (alpha), etc. On y insiste sur « l’annonce kérygmatique », centrée sur la mort et sur la résurrection du Christ, et sur la capacité qu’a cette parole de susciter la conversion dans la puissance de l’Esprit Saint. Une telle représentation se trouve en général référée au témoignage de l’évangélisation apostolique (en particulier dans les Actes des Apôtres), et elle trouve actuellement sa plus grande extension dans les milieux néo-évangéliques. Au vu de l’expérience missionnaire séculaire de l’Église et des fruits qui en procèdent, il ne saurait être question de refuser cette approche. Le moment central et décisif de l’évangélisation est et restera toujours celui où, grâce au témoignage chrétien, le destinataire se trouve mis en présence du Christ sauveur, qui l’appelle personnellement à lui donner sa foi. Les problèmes émergent lorsque l’on réduit l’évangélisation à ce moment, ou lorsqu’on l’isole du reste de l’action ecclésiale.

Observons déjà que la formalisation théologique de ce type d’évangélisation est souvent défaillante. Focalisée sur la puissance de la Parole de Dieu, elle court le risque d’en avoir une vision quelque peu magique, et de négliger du coup d’autres facteurs eux aussi nécessaires, liés en particulier au mystère de l’Incarnation. Le problème qui se pose ici est d’une manière générale celui du rapport entre paroles et actes. L’évangélisateur peut, c’est vrai, se soucier essentiellement de la parole du salut, et laisser à l’Esprit Saint le soin de la confirmer en actes par des signes et des prodiges extérieurs, ou par une illumination directe, intérieure aux destinataires. Une telle manière d’évangéliser est trop souvent attestée pour qu’on en remette en cause la vérité et la légitimité. Cependant, cela ne doit pas en faire oublier quelques questions toujours importantes, même quand le texte biblique ne les rappelle pas explicitement.

La parole ne se réduit pas au processus par lequel des mots et des phrases (signifiant) expriment un contenu de sens (signifié) qui ira s’inscrire dans l’intelligence des destinataires en vue d’une réponse de leur part. De diverses manières, les mots véhiculent aussi une force affective : en eux-mêmes, par leur dimension poétique, et plus globalement, de par l’expressivité humaine qui les porte. Il s’agit de la rhétorique et de l’éloquence de celui qui parle, ainsi que des moyens mis en œuvre pour rendre plus vivante et efficace la communication : par exemple les anecdotes, les témoignages personnels, la musique, les images ou la gestuelle. Alors même que l’Esprit Saint interviendrait par des signes miraculeux, il y a donc toujours implication personnelle des témoins, et la qualité humaine et spirituelle de leurs formes d’expression n’est pas indifférente pour la fécondité de l’annonce. Il est vrai que les évangélisateurs font souvent l’expérience que l’Esprit Saint est capable d’agir au-delà de leurs limites et de leurs efforts. Cela ne les dispense pas pour autant, avec son aide, de faire toujours de leur mieux : c’est encore là une expression de la charité, grâce à laquelle l’amour de Dieu se trouvera à la fois annoncé en paroles et réalisé en actes. Et à long terme, il n’est pas sûr que l’Esprit Saint encourage la paresse évangélisatrice en persistant à confirmer par des signes l’action d’évangélisateurs superficiels et négligents…C’est précisément ce dont saint Paul témoigne :

Libre à l’égard de tous, je me suis fait l’esclave de tous, afin d’en gagner le plus grand nombre. Avec les juifs je me suis fait juif pour gagner les juifs. Avec ceux qui sont sous le régime de la loi, je me suis assujetti à la loi – tout en n’étant pas personnellement soumis à la loi – pour gagner ceux qui sont soumis à la loi. Avec ceux qui n’ont pas la loi, j’ai été comme n’ayant pas la loi – tout en n’étant pas sans la loi de Dieu, p
uisque je suis sous la loi du Christ – pour gagner ceux qui n’ont pas la loi. Avec les faibles je me suis fait faible pour gagner les faibles. Je me suis fait tout à tous pour en sauver à tout prix quelques-uns (1Co 9, 19-22).

Que voyons-nous là ? Paul ne se contente pas de parler du Christ : il le montre en actes. Tout son témoignage est devenu « christiforme ». Qui mieux que Jésus pourrait dire : « Je me suis fait tout à tous pour sauver » ? Ainsi, l’évangélisation n’est adéquate que lorsqu’elle en vient elle-même à exprimer en actes cet amour divin qu’elle annonce en paroles. Par son incarnation, le Christ s’est fait proche de tout homme pour lui rendre accessible l’amour de Dieu : l’évangélisateur est appelé à ce même effort de proximité. Cela concerne différentes questions : la langue, et plus largement la culture, car il ne sert à rien de parler du Christ, si c’est d’une manière incompréhensible pour le destinataire. Les modes d’expression doivent éviter les malentendus liés aux différences de mentalités. Autant que possible, ils doivent épouser les ressources positives de la culture des interlocuteurs. Plus largement encore, c’est du partage de la condition, de la vie, des joies et des peines des destinataires qu’il s’agit : « juif avec les juifs », « sans loi avec les sans loi », « faible avec les faibles », « tout à tous »… Partager la vie des destinataires, c’est développer des liens d’amitié et de confiance qui fortifieront la crédibilité de l’annonce quand elle adviendra. C’est aussi rendre visible, proche et accessible le témoignage d’une vie transformée par le Christ.

C’est là qu’émerge la question éducative. L’évangélisation n’atteint en effet sa pleine efficacité et son plein déploiement qu’en intégrant l’offre de chemins concrets de renouvellement de la vie dans la grâce du Christ. Il est vrai qu’en la matière, l’équilibre des vocations peut varier : autre est le témoignage du missionnaire itinérant, autre celui du chrétien ordinaire dans son milieu de vie. Le premier met davantage en relief la dimension kérygmatique, et le second celle de la proximité humaine liée à l’incarnation. Si l’on en croit pourtant le témoignage de Paul, l’itinérance et la force kérygmatique n’excluent pas le souci de la proximité. Tout en ayant vice versa valeur en elle-même, la gratuité et l’amitié que rend possible la proximité ouvrent de multiples opportunités à l’annonce explicite, et lui donnent une force et une richesse particulière. Mais qui dit chemins concrets de renouvellement de l’existence dans le Christ dit initiation, éducation. Or là aussi, la situation contemporaine pose en la matière des questions nouvelles.

Quelle éducation ?

L’évangélisation a longtemps pu compter sur une mémoire chrétienne, mais plus largement sur les repères humains et éducatifs dans lesquels cette mémoire était incarnée. Aujourd’hui au contraire, le problème n’est pas seulement d’évangéliser des personnes qui n’ont à peu près rien reçu en matière de foi. Il est de les rejoindre alors qu’elles sont aussi de plus en plus fragiles humainement. En effet, les repères humains qui habitaient notre culture perdent leur sens et leur cohérence quand ils sont privés de l’horizon chrétien qui les soutenait. Dans un tel contexte, un style « purement kérygmatique » d’évangélisation ne saurait suffire. Il est même porteur d’un certain nombre de dangers. Le puissant retour actuel de l’intérêt pour les réalités spirituelles peut bien sûr conduire à une grande sensibilité immédiate à ce type d’action, mais si l’on en reste là, on risque de ne déboucher que sur du mysticisme immature. Une personne peu structurée peut s’enflammer immédiatement en réponse à un événement évangélisateur, mais son adhésion risque d’avoir du mal à l’engager vraiment dans son intelligence et dans sa liberté. Bien qu’intense sur le moment, une telle foi demeure fragile à long terme. Dans le contexte spirituel confusionnel qui est le nôtre, elle peut facilement basculer dans toutes sortes de croyances ou de pratiques erratiques. Pour elle, le critère dominant reste celui de l’effet sensible immédiat, qui ne construit pas à lui tout seul une fidélité cohérente envers la personne du Christ. En outre, l’absence de capacités relationnelles cohérentes rend difficile l’exercice d’une charité cohérente. S’il s’agit par exemple de la construction chrétienne du couple, il n’est pas sûr que la rencontre immédiate avec le Christ la rende automatiquement possible. En effet, le couple se construit dans la durée, non seulement dans la succession d’expériences fortes et gratifiantes, mais dans une fidélité qui doit savoir traverser les épreuves et supporter les manques. La question de la « persévérance », si présente dans l’enseignement du Christ et des apôtres, concerne donc non seulement la vie de foi, mais ses conséquences morales et relationnelles.

C’est là que la question éducative se fait particulièrement urgente. Il y a encore cinquante ans, on pouvait légitimement supposer qu’une personne qui se convertissait au Christ serait à peu près capable humainement d’en intégrer les conséquences : persévérance dans la prière personnelle et communautaire, souci d’une formation chrétienne, spirituelle, morale et intellectuelle, fidélité au conjoint, honnêteté dans le travail, etc. Le monde offrait en effet des repères éducatifs forts qui, implicitement ou explicitement, étaient liés à l’héritage culturel chrétien. De nos jours, rien n’est moins sûr : la prière peut en rester au niveau de l’attrait spontané (si je n’ai pas envie de prier, je ne prie pas, ce ne serait pas « sincère », entend-on dire), la formation demeurer quasi absente, et la vie affective désordonnée. Du coup, il ne saurait être question de parier pour l’évangélisation dite « kérygmatique » contre le travail culturel et éducatif, ou l’inverse. La recherche contemporaine d’expériences spirituelles fortes n’est pas illégitime, et elle appelle une action évangélisatrice qui en tienne compte. Mais le premier acte de foi ainsi rendu possible appelle des propositions d’éducation et de formation chrétiennes qui ouvrent des chemins de croissance chrétienne et humaine à long terme.

Ce que le monde n’offre quasiment plus sur ce terrain pour les raisons que nous avons vues, c’est aux communautés chrétiennes de le développer. Il est vrai qu’elles ne sont pas des cocons, imperméables aux influences du moment : sous cet angle, elles sont porteuses de toutes les fragilités de leurs membres. Sauf à prétendre à une Église de « purs », il serait pour le moins étrange que l’on ne trouve chez les chrétiens nulle personne blessée dans son histoire familiale ou conjugale, dans ses relations de travail, dans sa sexualité ou dans différentes formes de dépendances. Cependant, le propre de la communauté chrétienne authentique est d’être animée par l’Esprit Saint, source de charité, de miséricorde et de salut. Il la rend capable d’accueillir les personnes telles quelles sont, de transformer leurs vulnérabilités en lieux de révélation de la miséricorde divine, et à partir de là, d’offrir des chemins de construction ou de reconstruction humaine et spirituelle vraie. Tel est bien le défi éducatif devant lequel nous nous trouvons.

Défi éducatif, défi communautaire

Comme toujours dans la foi chrétienne, le « spirituel » n’est pas un domaine clos et auto-suffisant. L’Esprit Saint n’agit authentiquement que dans le dynamisme de l’Incarnation. Ainsi, là où il est vraiment présent, se manifeste une créativité communautaire apte à répondre aux défis du temps. Et parce que c’est le même Esprit Saint qui nourrit la Tradition vivante de l’Église, cette créativité bénéficie aussi d’une mémoire et d’une sagesse qui traverse l’histoire, et dont le Christ lui-même est l’origine. Ainsi disponibles au
x initiatives imprévisibles de l’Esprit, enracinées dans l’enseignement du Christ et de l’Esprit, et faisant leur les expériences communautaires multiformes de nos pères dans la foi, les communautés chrétiennes sont porteuses de tout ce qui leur est nécessaire pour répondre aux attentes et aux souffrances de l’homme contemporain. Il est beau de contempler cela à travers le témoignage historique que n’a cessé de donner l’Église en matière évangélisatrice et éducative, par ses communautés et par ses saints. Il aussi important de discerner à quelle créativité le même Esprit nous invite aujourd’hui.

En tout premier lieu, l’éducation en son sens intégral n’est pensable qu’en communauté. C’est parce que l’homme est partie prenante de communautés dans lesquelles il est accueilli et reconnu, qu’il peut intérioriser dans la confiance l’art de vivre dont elles sont porteuses. Telle est bien la base de l’éducation. Elle ne consiste pas seulement en un enseignement moral, éventuellement assorti de sanctions positives ou négatives : elle n’inclut ces dimensions qu’en les enracinant dans le témoignage et la transmission communautaire d’une vie. Les éducateurs ont à cet égard une responsabilité particulière, mais celle-ci n’a de sens que relativement à la communauté dans laquelle elle s’exerce. Négativement, cela explique le rapport devenu évident de nos jours entre la fragilisation des communautés éducatives fondamentales (la famille, l’école, etc.) et celle des personnes : l’individualisme est loin de représenter la victoire de l’autonomie personnelle, il en est plutôt la mise en danger la plus grave. C’est là malheureusement un cercle vicieux dont il paraît humainement bien difficile de se sortir : de la désagrégation des communautés à la fragilisation des personnes, dont l’incapacité croissante à intégrer une vie communautaire alimente à son tour la désagrégation en question. On ne peut en sortir qu’en retournant à la source victorieuse de l’amour qui est l’Esprit Saint, et dans les lieux fondamentaux où il manifeste sa fécondité en termes communautaires et ecclésiaux. Là, ceux qui ont connu de graves déficits relationnels, communautaires et éducatifs, peuvent recevoir la vie qui leur a manqué. Cela inclut bien sûr tout un enseignement, mais aussi le témoignage cohérent avec lui de la vie communautaire. La force et la réalité des liens que l’on y développe est le lieu concret où l’on peut éprouver et vérifier la validité humaine et spirituelle de ce que l’on reçoit.

Telle est la perspective dans laquelle l’Église est aujourd’hui appelée à concevoir son action évangélisatrice et éducative. Il n’y a pas d’évangélisation durable sans offre de cheminement éducatif communautaire et ecclésial. Mais quelles doivent être les grandes caractéristiques des communautés concernées ?

Des communautés structurantes

Ce que nous appelons « communautés structurantes » doit s’entendre de lieux qui permettent aux personnes qui y vivent de grandir à la fois humainement et chrétiennement. Dans le contexte que nous avons analysé, de grande fragilisation des nouvelles générations en la matière, il s’agit de propositions aptes à leur redonner ce qui leur a souvent manqué dès leurs premières années : les aspects les plus fondamentaux d’une vie chrétienne profonde bien incarnée dans une humanité mûre. Cela suppose qu’y soient offerts les éléments suivants.

En première approche, se pose évidemment la question de l’attractivité. Pour des jeunes qui recherchent à la fois une expérience forte et des repères de vie, de telles communautés sont appelées à témoigner d’une charité joyeuse et intense, dans les dimensions tant verticale (louange, adoration, liturgies belles et déployées) qu’horizontale (vie fraternelle soutenue, sens de l’accueil, de la relation et de la fête).Or ce témoignage n’est authentique que s’il est incarné. Cela suppose que les moyens en soient donnés dans une proposition éducative qui corresponde au caractère basique des besoins humains et spirituels des nouvelles générations. Déjà au plan de la foi, se pose en général un grave problème de catéchisation : il ne saurait y avoir de communauté chrétienne structurante sans enseignement des données fondamentales de la foi. Et comme le déficit éducatif n’est pas seulement spirituel mais humain, cet enseignement est appelé à accentuer la dimension anthropologique et existentielle. Autrefois par exemple, la culture familiale et sociale véhiculait quasi naturellement les repères qui permettait aux jeunes d’intégrer dans leur vie le sens du discernement, de la décision, l’effort et de la réalisation d’un projet. De même la compréhension des rapports entre hommes et femmes, entre parents et enfants, entre chefs et subordonnés, étaient nourris par tout un art de vivre qui aidait à en développer les richesses et à en supporter les imperfections. Tel n’est plus le cas aujourd’hui, et de telles questions appellent désormais un enseignement explicite et programmé.C’est là que la communauté structurante est appelée à jouer son rôle d’initiation humaine et spirituelle. Si du fait de leur oubli dans la culture, les repères humains et spirituels doivent désormais faire l’objet d’enseignements explicites, ils ne sont pas réintégrés tant qu’ils n’ont pas été mis à l’épreuve dans la réalité des relations vécues. Et celles-ci ne joueront leur rôle que si elles ont une consistance communautaire suffisante. Elles peuvent alors renvoyer aux jeunes des messages clairs et lisibles sur la justesse des comportements qu’ils y adoptent. Ainsi, ils pourront acquérir une compréhension existentielle de la vérité des repères qui leur ont été enseignés.C’est pourquoi une communauté structurante doit être dynamisée par des règles et un projet clairs. Elle ne consiste pas simplement à mettre ensemble des jeunes : elle le fait en les amenant entrer en relation et à collaborer à des objectifs communs. Pour beaucoup de jeunes en effet, la première difficulté tient à l’absence de buts suffisamment enthousiasmants pour donner sens à leur vie et à leurs engagements. Or leur recherche à cet égard, et la joie qu’ils peuvent éprouver à découvrir le Christ et à le suivre, permettent au contraire la redécouverte de l’espérance : ceci, non seulement en tant que vertu théologale, mais aussi dans sa capacité à s’incarner dans des projets concrets. En outre, ce rapport au but est l’un des grands lieux de vérification des choix et des actes par le réel. Grâce à ce dynamisme, la question de l’agir bon ou mauvais se clarifie : son enjeu ne se trouve plus seulement dans les explications (nécessaires) destinées à le faire comprendre, mais dans un fait réel, rejoindre ou non les objectifs que l’on s’est donnés en intégrant la communauté qui les propose. Enfin, ces objectifs assainissent les relations communautaires : ils les inscrivent dans l’objectivité des biens que l’on recherche ensemble, et permettent de mieux intégrer leur dimension subjective et émotionnelle. Dans cette perspective, on redécouvre aussi l’importance des règles de vie et de collaboration, de la juste manière de se parler, et éventuellement de dépasser les désaccords, des horaires à respecter, des services à rendre, autant de points que la culture contemporaine n’aide guère à assumer. Or c’est fondamentalement l’appel de la charité du Christ, et le rapport au but commun, qui aident à conjurer la tentation des extrêmes : d’un côté le légalisme, de l’autre le règne du subjectivisme.

Les sas

Comme on le voit, les communautés structurantes sont aussi des communautés exigeantes. On pourrait donc craindre qu’elles fassent fuir bien des jeunes, par peur d’un don de soi et d’une discipline trop radicaux. À cet égard, on est souvent tenté d’abaisser le niveau d’exigence, en croyant ainsi attirer plus de monde. Or l’expérience des dernières décennies a
montré que les communautés ou mouvements d’Église qui faisaient de tels choix allaient vers la mort. En pratique, on stérilise la vocation à la sainteté, et les formes concrètes qu’elle peut prendre, en particulier la vocation au mariage, au sacerdoce et à la vie consacrée. On le voit aujourd’hui, les lieux d’Église qui demeurent féconds en la matière ne sont pas précisément ceux qui ont choisi de relativiser les repères de la foi et de la vie chrétiennes. En même temps, le danger est bien réel de communautés qui tourneraient à l’élitisme spirituel : à l’orgueil de ses membres répondrait la fuite de ceux qui s’estimeraient incapables d’assumer de tels niveaux d’exigence. Mais si la réponse n’est pas dans une version diluée de la vie chrétienne, en quoi peut-elle consister ? Soulignons au moins deux points à ce sujet.

Tout d’abord, l’élitisme chrétien n’est rien d’autre que la version contemporaine de la tentation pharisienne si souvent combattue par le Christ. Or sa réponse n’a pas consisté à diluer les exigences du judaïsme : à bien des points de vue, celles qu’il a énoncées étaient même plus radicales, puisque comme il l’enseigne, elles « accomplissent » ce que la Loi avait esquissé. Que l’on songe au discours sur la montagne (Mt 5-7), de l’interdit du meurtre à celui du mépris d’autrui, de la dénonciation de l’adultère extérieur à celle de l’adultère intérieur, de l’amour des amis à l’amour des ennemis, etc. Que s’est-il donc alors passé en fait ?

d’une part l’exigence se radicalise parce qu’elle s’intériorise ; elle ne vise pas seulement la conformité extérieure et matérielle du comportement à la volonté de Dieu, mais la rectitude intérieure, le rapport à l’amour et à la vérité qui doivent en être la source ;d’autre part, elle situe cette exigence dans un chemin de salut, de grâce et de miséricorde ; autrement dit, l’exigence n’est pas diluée, car si tel était le cas, la notion même de miséricorde le serait aussi (il n’y aurait alors plus rien à guérir ni à pardonner) ; mais elle est mise en rapport avec nos pauvretés et nos fragilités, et elle vient manifester notre besoin d’être sauvés, c’est-à-dire sans cesse pardonnés, et rendus mieux capables de les vivre.

Si tel est bien le cas, la peur de l’exigence cesse d’être le premier problème. Les exigences qu’énonce l’Évangile du Christ de l’empêchaient aucunement d’attirer irrésistiblement les pauvres et les pécheurs. De même, toutes « structurantes » qu’elles soient, nos communautés d’Église cesseront de faire fuir ceux qui ont peur des exigences chrétiennes s’ils savent qu’ils y seront rejoints par l’amour du Christ tels qu’ils sont, et non seulement tels qu’ils « devraient être » ; s’ils savent aussi qu’ils y seront aidés, avec la grâce du Christ et  le soutien de frères, à mieux vivre ce qu’ils ont conscience de ne pas réussir à bien vivre pour l’instant. De cette manière, une communauté structurante n’est pas une communauté élitiste, mais une communauté de pauvres qui aspirent ensemble aux richesses incomparables qui sont dans le Christ, et qui s’aident mutuellement à les accueillir en s’en donnant les moyens concrets.

En même temps, un tel processus comporte des étapes différenciées. Saint Paul le suggère lorsqu’il joue sur la différence entre le « lait » et les « nourritures solides ». On est d’abord attiré au Christ par le « lait » : parce qu’on découvre la joie d’être sauvé, aimé et pardonné, accompagné, aidé, appelé à la vie. Et c’est bien ce que manifeste en général la première annonce. Il faut cet élan initial pour devenir capable peu à peu d’intégrer aussi les exigences et les épreuves que comportera inévitablement le fait de suivre le Christ : « passer par la porte étroite », « prendre sa croix », bref, les « nourritures solides », celles que le nourrisson n’aurait pas été capable de digérer… Ainsi en est-il dans le processus global de l’évangélisation, en particulier dans la dynamique éducative à laquelle il donne lieu.

En pratique, il est opportun que les communautés structurantes dont nous parlons permettent cette évolution : soit qu’elles la prévoient en leur sein même, soit qu’elles développent autour d’elles-mêmes les lieux spécifiques qui offrent le « lait » « sans rien payer », grâce auquel les nouveaux convertis pourront peu à peu accéder aux « nourritures solides » qui impliquent que l’on paie de sa personne en terme de conversion et de travail. On pourrait à cet égard parler de « sas » : ces lieux d’Église grand ouverts, attirants et d’accès facile, lieux de gratuité et de patience qui permettront à ceux qui s’y ouvriront à l’appel du Christ d’aller plus loin. Il y a là un équilibre toujours à creuser, à discerner et parfois à corriger : ceux qui entrent dans le sas le font librement, parce que l’amour, la joie, l’émerveillement les y attire, et c’est bien là ce qui motive l’importance de la patience et de la gratuité de la part des responsables. En même temps, le sas n’a pas son but en lui-même, il est porteur d’une dynamique qui mène plus loin. Autrement dit, il rend possible une croissance, il appelle peu à peu à des choix plus exigeants, sans exercer pour autant des pressions indues et prématurées. Bref, il s’inscrit à l’intérieur d’une vision plus globale de l’évangélisation et de la croissance chrétienne. On ne fait pas pousser une fleur en tirant sur sa tige, mais en l’arrosant…

Conclusion

En réalité, les réflexions que nous proposons ici ne sont pas le fruit de spéculations purement personnelles. Elles prolongent une expérience que l’Église n’a cessé de développer au fil des siècles. Elles mettent aussi en lumière l’opportunité de choix pastoraux et évangélisateurs que nous voyons déjà à l’œuvre ici et là. Que l’on considère des initiatives aussi diverses que le scoutisme, les écoles d’évangélisation qui se sont ouvertes ces dernières décennies, la création de foyers ou de maisonnées d’étudiants, ou le renouvellement ou la création d’un certain nombre d’écoles catholiques, on voit à chaque fois à l’œuvre ce souci d’articuler évangélisation et éducation, en prenant en compte l’extrême fragilité de la situation présente. Nous n’avons donc fait que mettre en forme une intuition pastorale et évangélisatrice qui nous précède largement, et que l’on peut considérer comme un signe des temps. En aidant à la clarification des motivations, puissent ces lignes contribuer renforcer et à amplifier ce mouvement.

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Denis Biju-Duval

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