« Aimer, c’est embrasser chez l’autre cette portion de souffrance, ce cri silencieux qu’il porte en lui, et le faire sans jugement, mais avec espoir… Aimer, c’est être prêt à attendre l’autre de façon inconditionnelle », affirme Mgr José Tolentino Calaça de Mendonça, archiviste et bibliothécaire de la Sainte Église romaine, devant les Equipes Notre-Dame réunies à Fatima (Portugal) pour leur 12e rassemblement international.
Le poète portugais, qui a prêché la dernière retraite de carême pour la Curie romaine, donnait les méditations quotidiennes de ce rassemblement. Nous publions ci-dessous la deuxième, du 18 juillet 2018, sur le thème « Le fils partit pour un pays lointain et y dissipa son bien ».
« L’aventure du mariage est un cadeau merveilleux », souligne Mgr José Tolentino Calaça de Mendonça qui invite à se « demander si, nous aussi, nous ne dissipons pas notre trésor ». Il est « très facile » en effet « de « se perdre de vue l’un l’autre dans la relation conjugale » : « Sans un travail permanent d’attention à notre réalité, nous finissons prisonniers de la routine, nous remettons la conduite de notre vie à un pilote automatique et nous perdons progressivement la capacité d’activer les dimensions profondes de l’amour. »
Et d’encourager à « donner de la qualité à notre vie de famille en faisant de notre temps un vrai temple, au lieu de gaspiller les opportunités que Dieu nous offre chaque jour ».
AK
Méditation de Mgr José Tolentino Calaça de Mendonça
La façon dont chacun d’entre nous habite l’espace, exprime son monde émotionnel et ses convictions de manière éclatante, nous ne pouvons ignorer. Être dedans ou dehors, près ou à distance, porte une signification pas seulement géographique : elle est aussi symbolique, existentielle et morale. Demandons-nous ce matin, dans notre prière, où nous sommes. Où suis-je et où sommes-nous en tant que couple ? Dans le contexte de notre famille, quelle place avons-nous choisi d’habiter ? Notre « être dedans » est-il vraiment un engagement réel et fécond ? Avons-nous aidé à réunir, en tissant l’unité caractéristique de l’amour, ou nous permettons-nous d’être complices de la dispersion qui affaiblit ? La phrase que nous lisons dans la parabole du fils prodigue et qui nous dit que « le fils partit pour un pays lointain » (Lc 15, 13), nous offre assez de lumière pour réfléchir sur nous-mêmes.
Centrons-nous sur cette phrase choisie pour aujourd’hui : « Le fils partit pour un pays lointain et y dissipa son bien » (Lc 15,3). Curieusement, dans la parabole, Jésus ne se donne pas la peine d’expliquer quelles raisons amènent le fils à prendre la décision de partir. À je ne sais combien de brasses de profondeur, chaque être humain porte en lui une douleur non résolue, une impuissance ancestrale, une blessure à ciel ouvert, un abandon qui fait encore mal et qui, au lieu de nous faire plonger dans le centre affectif qui pourrait nous guérir, nous lance encore plus dans la solitude de la distance, où la sécheresse et la fragilité deviennent plus profondes. Comme l’explique saint Paul dans la Lettre aux Romains, il nous arrive souvent de ne pas faire le bien que nous voyons clairement pour nous livrer plutôt aux mains du mal que nous haïssons (Rm 7, 19). Nous devons humblement compter sur cet impitoyable paradoxe dans nos vies.
Pourquoi le fils prodigue part-il ? Cela ne nous est pas dit dans la parabole. Je crois que les raisons profondes de cet éloignement, que nous pouvons identifier aussi en nous-mêmes, ne s’explicitent pas pleinement, on ne peut que les ressentir. Elles découleront peut-être d’un mélange de choses : une soif insatiable d’être, un désir d’autonomie et d’individualité, et en même temps une insécurité corrosive, un manque, une séduction des solutions faciles, une évasion. Les grandes œuvres d’art témoignent souvent de cette douleur très humaine.
Je me souviens d’un ensemble de sculptures de Michel-Ange qui m’ont beaucoup impressionné. Le sculpteur les a appelées « esclaves ». Elles ont en commun le fait de ne pas avoir été achevées. Michel-Ange les a à peine esquissées, comme si le processus de les arracher de la pierre était destiné à rester ouvert. Mais ce que l’on y voit est extraordinaire. Dans ces corps si marqués de dramatisme, toujours emprisonnés dans l’informe, il y a comme un cri puissant qui nous atteint et nous frappe. Ils luttent afin de se libérer de leur propre emprisonnement. Or, cet état incomplet, cet inachèvement exprimé entre lutte et tension, entre nécessité et désir, c’est bien le symbole de notre vie. Il y a tellement de choses que nous faisons et que nous ne parvenons pas à bien expliquer, sinon dans le cadre de ce spasme déchirant qu’est l’interminable construction de ce que nous sommes. Il y a donc une partie de l’histoire du fils prodigue que nous comprenons bien, car elle nous touche tous.
Cela dit, qu’est-ce qu’aimer ? nous demandons-nous. Aimer, c’est embrasser chez l’autre cette portion de souffrance, ce cri silencieux qu’il porte en lui, et le faire sans jugement, mais avec espoir. Aimer, c’est toucher doucement ce fond confus et éclairer ce qui subsiste en chacun de nous. Aimer, c’est être prêt à attendre l’autre de façon inconditionnelle. Aimer, c’est adopter cette passivité du père de la parabole, qui n’a rien à voir avec le désintérêt à l’égard du bien de l’autre, mais qui est une façon d’entrer en dialogue avec la blessure qu’il porte et qui le conditionne, mais dont la résolution ne peut être immédiate. Le point sûr de celui qui aime est donc de ne pas abandonner.
Puissent les couples se soutenir comme cela. Dans un couple, on ne peut pas s’attendre à trouver des personnes parfaites. Il n’est pas rare qu’un obstacle au bonheur soit précisément la poursuite idéalisée d’une perfection de catalogue et non la reconnaissance de personnes réelles, de chair et de sang. De même, il n’y a pas de familles qui ne soient pas des familles blessées, marquées par la souffrance, portant une croix souvent beaucoup plus grande que leurs forces. Mais Dieu ne nous laisse pas abandonnés. Et à partir de tout il nous aide à faire notre chemin. Appuyés sur Dieu, tout est grâce.
Mais le mot de l’Évangile, « le fils partit pour un pays lointain et y dissipa son bien », nous invite à une révision de vie. Parce qu’il est très facile de perdre de vue l’essentiel. Il est très facile de se perdre de vue l’un l’autre dans la relation conjugale. Sans un travail permanent d’attention à notre réalité, nous finissons prisonniers de la routine, nous remettons la conduite de notre vie à un pilote automatique et nous perdons progressivement la capacité d’activer les dimensions profondes de l’amour. Nous devons nous demander si, nous aussi, nous ne dissipons pas notre trésor. Cela arrive, par exemple, lorsque nous reléguons la vie de famille à l’arrière-plan de nos priorités. Théoriquement, nous disons que c’est la chose la plus importante, mais nos actions concrètes ne le disent pas. Nous devons nous demander si nous nous efforçons vraiment de donner de la qualité à notre vie de famille en faisant de notre temps un vrai temple, au lieu de gaspiller les opportunités que Dieu nous offre chaque jour. L’aventure du mariage est un cadeau merveilleux. Ressentons-le comme une vocation et une mission que nous sommes appelés ici à renouveler.
Mariage, wikimedia commons © Jason Hutchens/Sydney, Australia
END : "Aimer, c’est être prêt à attendre l’autre de façon inconditionnelle"
Méditation de Mgr José Tolentino Calaça de Mendonça