« Accueillez la Parole semée en vous » : le P. Raniero Cantalamessa, ofmcap., a consacré sa seconde prédication de Carême au Vatican, vendredi, 26 février à cette réflexion sur la Constitution dogmatique de Vatican II Dei verbum, sur la Révélation divine.
Il achève sur cette citation de Jean Cassien (v. 360-v. 435) : « Terminons en évoquant la pensée d’un ancien Père du désert. Notre esprit, disait-il, est comme un moulin ; le premier grain mis dedans au petit matin, continue à moudre toute la journée. Alors, disait ce même Père, dépêchons-nous d’y aller mettre, de très bonne heure, le bon grain de la parole de Dieu, sinon le diable arrivera pour y mettre sa zizanie et pendant toute la journée notre esprit ne fera que broyer de la zizanie. La parole particulière que je propose de mettre aujourd’hui dans le moulin de notre esprit est celle donnée comme la devise de l’année jubilaire : “Soyez miséricordieux comme votre Père céleste est miséricordieux.” »
A.B.
Deuxième prédication de carême
« ACCUEILLEZ LA PAROLE SEMEE EN VOUS »
Une réflexion sur la Constitution dogmatique « Dei verbum »
Poursuivons notre réflexion sur les principaux documents issus du concile Vatican II. Parmi les quatre « Constitutions » approuvées lors des assises, celle sur la parole de Dieu, Dei verbum, est la seule, avec Lumen gentium sur l’Eglise, à être qualifiée de Constitution « dogmatique ». Cela tient au fait que le concile comptait, par ce texte, réaffirmer le dogme de l’inspiration divine des Ecritures et préciser ses liens avec la Tradition. Tenant à respecter mes intentions de ne mettre en évidence que les implications les plus strictement spirituelles et édifiantes des textes du concile, je me limiterai, ici aussi, à quelque réflexion sur la pratique et la méditation personnelle.
- Un Dieu qui parle
Le Dieu biblique est un Dieu qui parle. « Le Dieu des dieux, le Seigneur, parle (…) il rompt son silence », dit le psaume (Sal 50, 1-3). Dieu lui-même, dans la bible, ne cesse de dire : « Écoute, mon peuple, je parle » (Sal 50, 7). La bible voit là une claire différence avec les idoles qui « ont une bouche, mais ne parlent pas » (Sal 115, 5). Dieu s’est servi de la parole pour communiquer avec les créatures humaines.
Mais quelle signification donner à des expressions aussi anthropomorphiques que : « Dieu dit à Adam », « ainsi parle le Seigneur », « dit le Seigneur », « oracle du Seigneur », et autres expressions du genre ? Il s’agit apparemment d’un « parler » différent de l’humain, d’un « parler » aux oreilles du cœur. Dieu parle comme Il écrit ! « Je mettrai ma Loi au plus profond d’eux-mêmes ; je l’inscrirai sur leur cœur », dit-il dans le livre du prophète Jérémie (Jé 31, 33).
Dieu n’a ni bouche ni souffle humain : sa bouche c’est le prophète, son souffle l’Esprit Saint. « Tu seras comme ma propre bouche » dit-il à ses prophètes, ou « je mettrai mes paroles dans ta bouche ». C’est tout le sens de la célèbre phrase : « C’est portés par l’Esprit Saint que des hommes ont parlé de la part de Dieu » (2 Pt 1, 21). L’expression « locutions intérieures » qui définit les échanges directs entre Dieu et certaines âmes mystiques, s’applique aussi, dans un sens qualitativement diffèrent et supérieur, aux prophètes de la bible quand Dieu échange avec eux. On ne peut pas exclure néanmoins que dans certains cas, ainsi que dans le baptême et la transfiguration du Christ, il s’agit d’une voix miraculeusement résonnée aussi à l’extérieur.
En tout cas il s’agit d’une manière de parler, dans le vrai sens du mot ; la créature reçoit un message qu’elle peut traduire en paroles humaines. Quand Dieu parle, c’est si réel, si intense, que le prophète se souvient très précisément de l’endroit et du moment où il a reçu Sa parole : « L’année de la mort du roi Ozias » (Is 6, 1), « La trentième année, le quatrième mois, le cinq du mois, je me trouvais à Babylone au milieu des exilés près du fleuve Kebar » (Ez 1, 1), « La deuxième année du règne de Darius, le premier jour du sixième mois » (Ag 1, 1). La parole de Dieu est si concrète qu’on dit qu’elle « tombe » sur Israël, comme une pierre : « Le Seigneur a lancé une parole dans le pays de Jacob : en Israël, elle est tombée » (Is 9, 7). D’autres fois cette même concrétude, cette même matérialité, s’exprime non plus par le symbole de la pierre qui frappe, mais celui du pain mangé avec délectation : « Quand je rencontrais tes paroles, je les dévorais ; elles faisaient ma joie, les délices de mon cœur » (Jé 15, 16; cf. aussi Ez 3, 1-3).
Aucune voix humaine n’atteint l’homme aussi profondément que la parole de Dieu. Celle-ci « va jusqu’au point de partage de l’âme et de l’esprit, des jointures et des moelles ; elle juge des intentions et des pensées du cœur » (Hé 4, 12). Parfois, la voix de Dieu « fracasse les cèdres du Liban » (Ps 29, 5), d’autres fois elle ressemble au « murmure d’une brise légère » (1 Rois 19, 12). Elle connaît toutes les tonalités de la voix humaine.
Tout ce qui est dit sur la voix de Dieu et sa nature change radicalement après avoir lu la phrase des Ecritures : « Le verbe s’est fait chair » (Jn 1, 14). Avec la venue du Christ, Dieu parle avec une voix humaine, audible par les oreilles du corps. « Ce qui était depuis le commencement, ce que nous avons entendu, ce que nous avons vu de nos yeux, ce que nous avons contemplé et que nos mains ont touché du Verbe de vie […] nous vous l’annonçons à vous aussi » (1 Jn 1, 1).
Le Verbe a été vu et entendu ! Pourtant ce que l’on entend n’est pas une parole d’homme, mais la parole de Dieu, car ce n’est pas la nature qui parle mais la personne, et la personne du Christ est la même personne divine que le Fils de Dieu. En lui, Dieu ne nous parle plus par personne interposée, « par les prophètes », mais personnellement, car Jésus est « le rayonnement de la gloire de Dieu, expression parfaite de son être » (cf. Hé 1, 3). Le discours indirect, à la troisième personne, est remplacé par le discours direct, à la première personne. Finis les « ainsi parle le Seigneur! », ou « Oracle du Seigneur! », on a maintenant des « je vous dis ! ».
La parole de Dieu, aussi bien celle passant par les prophètes de l’Ancien Testament que celle, nouvelle et directe du Christ, après avoir été transmise oralement, a été transcrite et nous avons aujourd’hui les divines « Ecritures ».
Saint Augustin dit sur le sacrement qu’il est « une parole visible » (verbum visibile)[1]; nous, on peut dire de la parole qu’elle est « un sacrement audible ». Dans tout sacrement on distingue un signe visible et une réalité invisible qui est la grâce. La parole que nous lisons dans la Bible n’est, en soi, qu’un signe matériel, comme l’eau pour le baptême et le pain pour l’Eucharistie, un mot du dictionnaire humain comme les autres ; mais grâce à la foi et l’Esprit Saint pour nous éclairer, ce signe nous permet d’entrer mystérieusement en contact avec la vérité et la volonté vivantes de Dieu, d’écouter la voix du Christ.
« Le corps du Christ – écrit Bossuet – n’est pas plus réellement dans le sacrement adorable que la vérité de Jésus Christ est dans la prédication évangélique. Dans le mystère de l’Eucharistie, les espèces que vous voyez sont des signes, mais ce qui est contenu en elles est le corps même du Christ ; dans les Saintes Écritures, les paroles que vous écoutez sont des signes, mais la pensée qu’elles vous transmettent est la vérité même du Fils de Dieu. [2]»
La parole de Dieu révèle son caractère sacré dans le fait qu’il lui arrive d’agir, de se manifester, au-delà de la compréhension des hommes, qui peut être limitée ou imparfaite ; elle agit presque pour elle-même, ex opere operato, comme on dit justement, des sacrements. Dans l’Eglise, on trouve des livres plus édifiants que certains livres de la bible (il suffit de penser à L’Imitation du Christ). Or, aucun d’eux n’agit comme agit le plus modeste des livres inspirés.
J’ai entendu une personne en témoigner dans une émission de télévision à laquelle je participais moi aussi. Cet homme était un alcoolique au dernier stade ; il ne résistait pas plus de deux heures sans boire ; sa famille était au bord du désespoir. Lui et sa femme étaient invités à une rencontre sur la parole de Dieu. Quelqu’un se mit à lire un passage des Ecritures. Une phrase traversa son esprit comme une langue de feu et lui donna la certitude d’être guéri. Par la suite, à chaque fois qu’il était tenté de boire, il courait rouvrir la bible à l’endroit de cette phrase et la relisait, retrouvant alors toute la force en lui pour ne pas le faire. A ce moment il était totalement guéri.
En disant la phrase dont il s’agissait, sa voix se brisa d’émotion. C’était une parole du Cantique des Cantiques : « Meilleures que le vin sont tes amours » (Ct 1, 2). Les experts n’auraient pas apprécié, mais cet homme pouvait dire : « J’étais mort et suis revenu à la vie », comme l’aveugle de naissance disait à ses critiques : « J’étais aveugle et maintenant je vois » (cf. Jn 9, 10 sqq.).
Un fait similaire arriva aussi à saint Augustin. Au plus fort de sa lutte intérieure pour demeurer chaste, une voix lui répétait sans cesse : « Tolle, lege! », prends et lis. Ayant avec lui les lettres de saint Paul, il avait ouvert le livre et décidé de prendre, comme une volonté de Dieu, le premier texte sur lequel il serait tombé. C’était l’Epître aux romains 13, 13 sq. : « Conduisons-nous honnêtement, comme on le fait en plein jour, sans orgies ni beuveries, sans luxure ni débauches, sans rivalité ni jalousie… » Il ne voulut pas, ni ne ressentit le besoin, d’en lire davantage, écrit-il dans les Confessions. « Ces lignes à peine achevées – explique-t-il – il se répandit dans mon cœur comme une lumière de sécurité qui dissipa les ténèbres de mon incertitude.[3] »
- La lectio divina
Après ces quelques remarques sur la parole de Dieu en général, je voudrais me concentrer sur la parole de Dieu comme chemin de sanctification personnelle à suivre. Dei verbum déclare : « La force et la puissance que recèle la Parole de Dieu sont si grandes qu’elles constituent, pour l’Église, son point d’appui et sa vigueur et, pour les enfants de l’Église, la solidité de leur foi, la nourriture de leur âme, la source pure et permanente de leur vie spirituelle »[4].
A commencer par le chartreux Guigues II[5], il y eut plusieurs méthodes et schémas proposés pour la lectio divina. Mais ceux-ci ont le désavantage d’être toujours pensés, ou quasiment, en fonction de la vie monastique et contemplative, donc peu adaptés à notre époque, où la lecture personnelle de la parole de Dieu est recommandée à tous les croyants, religieux et laïcs.
Heureusement, les Ecritures nous proposent une méthode accessible à tous pour lire la Bible. Dans la lettre de saint Jacques (Jc 1, 18-25), un fameux texte sur la parole de Dieu nous donne un schéma de lectio divina en trois étapes ou trois actions successives : accueillir la Parole, méditer la Parole, mettre la Parole en pratique. Réfléchissons à chacune de ces étapes.
a. Accueillir la Parole
La première étape est l’écoute de la Parole : l’apôtre dit : « Accueillez dans la douceur la Parole semée en vous. » Cette première étape couvre toutes les formes et manières, pour un chrétien, d’entrer en contact avec la parole de Dieu : écoute de la Parole dans la liturgie, écoles bibliques, manuels écrits et, irremplaçable, la lecture personnelle de la Bible.
« Le saint concile – lit-on dans Dei verbum – exhorte de façon insistante et spéciale tous les fidèles du Christ, et notamment les membres des ordres religieux, à acquérir, par la lecture fréquente des divines Écritures « la science éminente de Jésus Christ » (Ph 3, 8). […] Que volontiers donc ils abordent le texte sacré lui-même, soit par la sainte liturgie imprégnée des paroles divines, soit par une pieuse lecture, soit par des cours appropriés et par d’autres moyens »[6].
Cette phase présente deux risques à éviter. Celui de s’arrêter au premier stade et de transformer la lecture personnelle en lecture impersonnelle. Ce risque est très fort, surtout dans les lieux de formation académique. Si avant de nous laisser interpeller personnellement par la Parole – relève Kierkegaard – on attend que les problèmes liés au texte, les variantes et divergences d’opinions des chercheurs soient résolus, on ne conclura jamais rien. La parole de Dieu a été donnée pour être mise en pratique et non pour s’exercer dans l’exégèse de ses points obscurs[7]. Ce ne sont pas les points obscurs de la Bible qui me font peur, disait le philosophe ; ce sont les points clairs!
Pour saint Jacques, lire la parole de Dieu c’est comme se regarder dans un miroir ; si on se limite à étudier les sources, les variantes, les genres littéraires de la bible, sans rien faire d’autre, c’est comme si on passait tout son temps à regarder le miroir – en examinant sa forme, la matière, son style, l’époque –, sans jamais se regarder dans le miroir. Pour lui, le miroir ne remplit pas sa fonction. L’étude critique de la parole de Dieu est indispensable et on ne remerciera jamais assez tous ceux qui s’emploient à rendre un texte sacré le plus compréhensible possible, mais celle-ci ne résume pas à elle seule le sens des Ecritures ; elle est nécessaire, mais pas suffisante.
L’autre danger est le fondamentalisme : prendre à la lettre tout ce qu’on lit dans la bible, sans aucune médiation herméneutique. L’hypercritique et le fondamentalisme sont deux excès apparemment opposés, mais qui ne le sont pas : ils ont en commun de s’arrêter à la lettre, en négligeant l’Esprit.
A travers la parabole du grain et du semeur (Lc 8, 5-15), Jésus aide chacun de nous à voir où nous en sommes dans notre façon d’accueillir la parole de Dieu. Il distingue quatre sortes de terrain : la route, un sol pierreux, des ronces et une bonne terre. Puis il explique ce que symbolisent ces terrains : la route, ceux sur lesquels les paroles de Dieu n’ont même pas le temps de se poser ; le terrain pierreux, les superficiels et les inconstants qui écoutent peut-être avec joie, mais ne donnent pas à la parole la possibilité de prendre racine ; le terrain plein de ronces, ceux qui se laissent submerger par les préoccupations et les plaisirs de la vie ; la bonne terre, ceux qui écoutent et produisent du fruit avec persévérance.
En lisant, nous pourrions être tentés de survoler rapidement les trois premières catégories, et attendre d’arriver à la quatrième croyant, malgré toutes nos limites, que celle-ci répond à notre cas. En réalité – et c’est bien là la surprise – la bonne terre sont ceux qui, sans effort, se reconnaissent dans chacune des trois catégories précédentes ! Ceux qui, humblement, reconnaissent toutes les fois qu’ils ont écouté distraitement, toutes les fois qu’ils ont été inconstants dans leurs bonnes intentions après avoir écouté une parole de l’Evangile, toutes les fois qu’ils se sont laissés submerger par un excès d’activités et de préoccupations matérielles. Ceux-ci, sans le savoir, deviennent la vraie bonne terre. Que le Seigneur nous accorde d’en faire nous aussi partie !
A propos de notre devoir d’accueillir la parole de Dieu et de n’en laisser aucune tomber dans le vide, écoutons l’appel que l’écrivain Origène, un des grands passionnés de la parole de Dieu, lança aux chrétiens de son époque :
« Vous qui avez l’habitude de prendre part aux mystères divins, quand vous recevez le corps du Seigneur, vous le conservez avec une infinie prudence et vénération, afin que pas même une miette ne tombe, afin que rien ne se perde du don consacré. Vous êtes convaincus, à juste titre, que c’est une faute d’en laisser tomber des fragments par négligence. Si vous êtes aussi prudents pour conserver son corps – et il est juste que vous le soyez – sachez que négliger la parole de Dieu n’est pas une faute moins importante que celle de négliger son corps »[8].
b. Contempler la Parole
La deuxième étape suggérée par saint Jacques consiste à « fixer notre regard » sur la parole, à rester longtemps devant le miroir, en situation de méditation ou contemplation devant la parole. Les Pères utilisaient à ce propos l’image de la mastication et de la rumination. « La lecture – écrivait Guigues II – apporte une nourriture substantielle à la bouche, la méditation, mâche et triture cet aliment »[9]. « En se souvenant on tire de la mémoire les choses entendues et y repense doucement comme un animal qui rumine », dit saint Augustin[10].
L’âme, en se regardant dans le miroir de la parole, apprend à se voir « comme elle est », apprend à se connaître, découvre sa difformité par rapport à l’image de Dieu et celle du Christ. « Ce n’est pas moi qui recherche ma gloire », déclare Jésus (Jn 8, 50) : voilà, le miroir est devant toi et tu vois aussitôt combien tu es loin de Jésus si tu recherches ta gloire à toi ; « heureux les pauvres d’esprit » : le miroir est à nouveau devant toi et aussitôt tu te découvres encore plein d’attachements et de choses superflues, mais surtout plein de toi-même ; « la charité est patiente … » et tu t’aperçois d’avoir été si impatient, envieux, intéressé. Plus que « scruter les Ecritures » (cf. Jn 5, 39), il s’agit de se laisser scruter par les Ecritures.
« Elle est vivante, la parole de Dieu – dit la Lettre aux Hébreux – énergique et plus coupante qu’une épée à deux tranchants ; elle va jusqu’au point de partage de l’âme et de l’esprit, des jointures et des moelles ; elle juge des intentions et des pensées du cœur. Pas une créature n’échappe à ses yeux, tout est nu devant elle, soumis à son regard” (Hé 4, 12-13).
Le miroir de la Parole, heureusement, ne nous renvoie pas seulement à notre image, à notre difformité; nous y voyons avant tout le visage de Dieu ; mieux, le cœur de Dieu. Les Ecritures, dit saint Grégoire le Grand, forment comme « une longue lettre toute divine que le Tout-Puissant écrit à ses créatures ; où nous apprenons à connaître les volontés de Dieu dans les paroles de Dieu »[11]. Pour Dieu, vaut aussi le dicton de Jésus « ce que dit la bouche, c’est ce qui déborde du cœur” (Mt 12, 34) ; Dieu nous a parlé, dans les Ecritures, de ce qui remplit son cœur, c’est-à-dire d’amour. Toutes les Ecritures ont été écrites dans ce but : que l’homme puisse comprendre que Dieu l’aime, et qu’il le comprenne pour s’enflammer d’amour pour lui[12]. L’année jubilaire de la miséricorde est une magnifique occasion pour relire toute la sainte Ecriture sous cet angle, comme l’histoire des miséricordes de Dieu.
c. Faire la Parole
Et nous arrivons à la troisième phase du parcours proposé par l’apôtre Jacques : « Mettez la Parole en pratique (…) celui qui la met en pratique sera heureux d’agir ainsi… Si quelqu’un écoute la Parole sans la mettre en pratique, il est comparable à un homme qui observe dans un miroir son visage tel qu’il est, et qui, aussitôt après, s’en va en oubliant comment il était. »
Jésus y tient beaucoup : « Ma mère et mes frères sont ceux qui écoutent la parole de Dieu et la mettent en pratique » (Lc 8, 21). Sans ce « faire la Parole », tout reste illusion, construction sur le sable (Mt 7, 26). On ne peut même pas dire avoir compris la Parole parce que, comme écrit saint Grégoire le Grand, on ne comprend vraiment la parole de Dieu que quand on commence à la mettre en pratique[13].
Concrètement, cette troisième étape consiste à obéir. Les paroles de Dieu, sous l’action de l’Esprit, deviennent expression de la volonté vivante de Dieu envers moi, à un moment donné. En écoutant attentivement on s’apercevra avec surprise que pas un jour ne passe sans que nous ne découvrions, dans la liturgie, dans la récitation d’un psaume, ou autres moments, une parole qui nous fait dire : « ça c’est pour moi ! C’est ce que je dois faire aujourd’hui ! »
Obéir à la parole de Dieu c’est lui obéir tout le temps. Obéir à des ordres et des autorités visibles n’arrive que de temps en temps, trois ou quatre fois dans toute une vie, s’il s’agit d’obéissances sérieuses ; mais obéir à la Parole de Dieu est une affaire de tous les instants. Et c’est à la portée de tous, sujets comme supérieurs. Saint Ignace d’Antioche donnait ce merveilleux conseil à un de ses confrères dans l’épiscopat : « Que rien ne se fasse sans ton consentement mais toi, ne fais rien sans le consentement de Dieu »[14].
Obéir à la Parole de Dieu signifie concrètement suivre les bonnes inspirations. Notre développement spirituel dépend en grande partie de notre sensibilité aux bonnes inspirations et notre rapidité à y répondre. Une parole de Dieu suggère, propose, pose dans nos cœurs le désir d’une bonne confession, d’une réconciliation, d’un acte de charité ; nous invite à interrompre un moment le travail pour adresser une pensée d’amour à Dieu. Ne perdons pas de temps ; n’attendons pas que cela passe. « Timeo Iesum transeuntem », disait saint Augustin[15] ; comme pour dire : « J’ai peur que la bonne inspiration passe et ne revienne plus ».
Terminons en évoquant la pensée d’un ancien Père du désert[16]. Notre esprit, disait-il, est comme un moulin ; le premier grain mis dedans au petit matin, continue à moudre toute la journée. Alors, disait ce même Père, dépêchons-nous d’y aller mettre, de très bonne heure, le bon grain de la parole de Dieu, sinon le diable arrivera pour y mettre sa zizanie et pendant toute la journée notre esprit ne fera que broyer de la zizanie.
La parole particulière que je propose de mettre aujourd’hui dans le moulin de notre esprit est celle donnée comme la devise de l’année jubilaire : « Soyez miséricordieux comme votre Père céleste est miséricordieux. »
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[1] St Augustin, Traités sur l’évangile de Jean, 80, 3.
[2] J.B. Bossuet, Sur la parole de Dieu, dans Œuvres oratoires de Bossuet, III, Desclée de Brouwer, Paris 1927, p. 627.
[3] St Augustin, Confessions, VIII, 29.
[4] Dei verbum, n. 21.
[5] Guigues II, Lettre sur la vie contemplative (Scala claustralium), 3, in Un itinerario di contemplazione. Antologia di autori certosini, Edizioni Paoline, Milan 1986, p. 22.
[6] Dei Verbum, n. 25.
[7] S. Kierkegaard, Per l’esame di se stessi. La Lettera di Giacomo, 1, 22, in Opere, a cura di C. Fabro, cit., p. 909 sqq.
[8] Origène, dans Exod. hom. XIII, 3.
[9] Guigues II, Lettre sur la vie contemplative (Scala claustralium), 3, in Un itinerario di contemplazione. Antologia di autori certosini, Edizioni Paoline, Milan 1986, p. 22.
[10] St Augustin, Enarr. in Ps., 46, 1 (CCL 38, 529).
[11] St Grégoire le Grand, Registr. Epist., IV, 31 (PL 77, 706).
[12] St Augustin, De catech. rud., I, 8.
[13] St Grégoire Le Grand, Sur Ezéchiel, I, 10, 31 (CCL 142, p. 159).
[14] S. Ignace d’Antioche, Lettre à Polycarpe 4, 1.
[15] S. Augustin, Discours, 88, 14, 13.
[16] Cf. Jean Cassien, Conférences, I, 18.