ROME, mercredi 12 décembre 2012 (Zenit.org) – Voici le discours intégral de l’ambassadeur de France près le Saint-Siège, M. Bruno Joubert, à l’occasion de la remise des insignes d’officier de l’ordre de la Légion d’Honneur à Giovanni Maria Vian, directeur de L’Osservatore Romano. La cérémonie a eu lieu à Rome, à la villa Bonaparte, ce mercredi 12 décembre 2012.
Discours de M. Joubert :
Eminences,
Excellences,
Mesdames et Messieurs les ambassadeurs, Mes pères,
Mes Sœurs,
Mesdames et Messieurs,
C’est pour moi un vif plaisir et un honneur que de vous recevoir tous ici ce soir, et particulièrement vos Eminences, autour du professeur et directeur, Giovanni Maria Vian, pour lui manifester l’estime et la considération profonde que porte la République française à sa personne, à son œuvre et à son action.
Mais qui exactement est à l’honneur ce soir, et pour quelles raisons ? Est-ce le spécialiste d’Athanase d’Alexandrie, ou bien le tintinophile passionné ? Est-ce plutôt l’éminent philologue remontant patiemment les chaînes exégétiques, ou le « patron de presse » suspendu à trois ou quatre téléphones au moment du bouclage quotidien de son journal? Est-ce encore l’homme discret, le serviteur presque anonyme de la science ou de l’Eglise, ou bien celui qui, chaque soir, expose sa signature et sa réputation devant le monde entier ? D’autres hypothèses tout aussi plausibles pourraient être citées avec pertinence. Qui êtes-vous, cher Giovanni Maria Vian ?
Tenter de mieux vous connaître et de vous comprendre revient donc très vite à se livrer à un exercice passionnant de dialectique.
Au risque d’un peu de prétention que vous me pardonnerez je l’espère, je vous propose de partir d’Hegel, qui, dans ses « aphorismes de l’époque d’Iéna », nous dit que « la lecture du journal du matin est une sorte de prière matinale réaliste ».Voilà plus d’un siècle et demi que la lecture de l’ « Osservatore Romano », à l’heure des vêpres, constitue une autre forme de rituel pour nous tous, diplomates accrédités près le Saint-Siège, membres de la Curie pontificale, clercs ou laïcs soucieux d’être à l’écoute du Saint Père.
Qui, en 1861, à la fondation du journal, dans un contexte si différent du nôtre, aurait pu nous imaginer aujourd’hui encore, plongés chaque après-midi avec avidité dans ces larges pages pour y trouver les nouvelles du monde ; entendre de nouvelles voix du débat intellectuel ; faire de nouvelles découvertes dans le domaine culturel ; et trouver parfois même de véritables « scoops » journalistiques ?
Les modes, cette écume des jours, s’évanouissent, le style demeure. Profondément transformé, l’ « Osservatore Romano » a su conserver son style qui est celui d’être le journal du pape. Il l’est aujourd’hui plus que jamais, reflet d’un pontificat passionné par la culture, la confrontation des idées, la dimension universelle de l’Eglise, bref, par le risque de la pensée et de la rencontre.
Pour vous, cette symbiose avec la pensée du Souverain Pontife est d’une certaine façon, une affaire de famille.
Votre grand-père, Agostino, était lui-même déjà un collaborateur de l’Osservatore Romano, un proche du patriarche Giuseppe Sarto qui célébra le mariage de vos grands-parents, juste avant de partir pour le conclave de 1903, au cours duquel il deviendra le pape Pie X.
Votre père, Nello Vian, secrétaire de la bibliothèque vaticane, était un ami proche de Giovanni Battista Montini, et fut le bibliothécaire personnel du pape Paul VI, avant de devenir le secrétaire général de l’Institut Paul VI de Brescia.
Vous-même avez été baptisé par Montini. Vous avez grandi à l’ombre de Saint-Pierre et joué dans les jardins du Vatican. Vous étiez présent, le 11 octobre 1962, lorsque le pape Jean XXIII a demandé aux parents de Rome de rentrer donner à leurs enfants la caresse du pape.
« On tient toujours du lieu dont on vient » à écrit Jean de La Fontaine.
Romain, vous l’êtes par votre histoire familiale, quoique vous ayez des attaches dans la région de Venise, romain vous l’êtes aussi par votre engagement au service de l’Eglise et de son histoire, comme par vos choix personnels ; notamment lorsque vous renoncez à une bourse de recherche à Bologne, où aimerait vous retenir Giuseppe Alberigo, pour vous engager plutôt dans des études de philologie à La Sapienza, grâce à l’aide de l’Istituto Enciclopedia Italiana où vous rencontrez celui qui était l’éminent canoniste Tarcisio Bertone.
Passionnément romain, donc, au point de rétablir, grâce à votre révision de l’annuaire pontifical en 2000, l’appartenance à l’Eglise de Rome du pape Damase, traditionnellement considéré jusqu’ alors comme espagnol ; comme si d’ailleurs l’ Italie et Rome n’avaient pas déjà tant de papes…
Mais c’est que le rapport entre la papauté et l’Italie est au cœur de votre vie comme de votre travail. Vous avez ainsi consacré l’un de vos ouvrages majeurs à l’histoire de la donation de Constantin, c’est-à-dire à l’intrication entre religion et politique ; cet humus de civilisation de près de deux mille ans d’épaisseur sur lequel l’Eglise, votre ville et votre pays se sont enracinés, produisant une culture vivace, unique et admirable.
Romain, italien, ai-je dit, mais aussi, quelque peu français.
Pardonnez moi cette tentative d’annexion, mais vous le savez, depuis longtemps les français sont fascinés par l’Italie et tentés de tirer à eux un peu du prestige considérable de sa culture et de ses intellectuels.
S’agissant de ce lien avec mon pays, là encore, votre environnement familial est pour beaucoup, puisque votre père avait en commun avec le pape Montini la passion pour notre langue, ses écrivains et ses théologiens. Marrou, Mounier, Maritain, De Lubac, ceux-là deviennent aussi pour vous des auteurs de prédilection. Vos voyages de jeunesse vous font découvrir d’autres réalités françaises, et notamment la richesse de notre tradition monastique. Jusqu’à la rencontre avec Taizé, où vous vous rendez pour la première fois en 1973 et où vous ferez notamment avec votre épouse de nombreux séjours.
Fils de la Ville, vous-même, mais aussi à l’écoute du Monde, vous vous mettez à une double école, celle de la philologie, et celle du journalisme.
Dans le monde contemporain aux vérités trop souvent floues et bavardes, la philologie peut faire l’effet d’une potion astringente quoique bien nécessaire.
Cette discipline exigeante, cette méthode indispensable pour sortir du labyrinthe des interprétations, nous désigne certains des fils qui mènent jusqu’à votre manière de diriger et de transformer l’ « Osservatore Romano ».
Là où, sous la pression des évènements et des attentes, le journalisme pâtit trop souvent de l’urgence, de l’imprécision ou encore des idées reçues trop vite colportées, vous vous êtes inscrit au contraire sans concession dans le recul, la véracité, la connaissance des racines. Sans pour autant négliger les impératifs de l’actualité ni le défi du numérique.
En tant que philologue et historien du christianisme, vous avez ouvert le journal au lien avec ses racines juives et les sources du christianisme oriental, retrouvant par là aussi les enseignements du Concile. Le débat avec d’autres pensées ou d’autres traditions vous parait nécessaire pour expliquer la transmission de la foi et nourrir la dialectique entre foi et raison.
Cela fait de vous un homme de dialogue, convaincu de la nécessité de parler avec tous. Vous écrivez aussi bien dans « Il Foglio » que dans « Europa », sans craindre ni les audaces ni les contrastes.
Vous avez, je le sais, la conviction profonde de la dignité et de la v
aleur des idées comme celle d’une responsabilité particulière des intellectuels.
Sous cet angle aussi, vous vous trouvez en résonnance avec ce Souverain Pontife et ce pontificat. Vous êtes un journaliste intellectuel pour un pape intellectuel.
En France même, vous conduisez des dialogues avec des hommes de pensée tels que Patrice de Plunket, Alain Besançon, Denis Tillinac… De ce fait, L’ « Osservatore Romano » n’est pas seulement écouté en raison de l’autorité pontificale, mais en vertu également de la pertinence de ses contributeurs.
Ce n’est pas non plus un hasard si vous avez choisi comme titre au recueil de textes de Paul VI que vous avez publié en 2005 « Carità intellettuale ». La charité intellectuelle, n’est-ce pas l’exercice de l’intelligence non pas seulement comme un instrument d’élévation personnelle, au risque de l’arrogance, mais comme un charisme particulier, mis au service de l’Eglise à part entière.
Au fond, on pourrait dire avec un peu de malice que votre manière de diriger le journal est toute d’inspiration gaulienne : « viser haut, voir grand et juger large, tranchant ainsi sur le commun». Bernanos a noté que « l’homme moderne est informé de tout et ne comprend rien ». Je ne suis pas sûr que les choses se soient franchement améliorées depuis que ces mots ont été écrits, en dépit du formidable accroissement des moyens de communication.
Mais sous votre direction, c’est je crois justement l’ambition de l’ « Osservatore Romano » que de chercher à mettre du sens et de la perspective dans le brouhaha de l’instant. C’est une des choses dont ce monde et notre Europe, singulièrement, ont un grand besoin.
Vous portez l’attention à la culture dans toutes ses dimensions, sous toutes ses formes, sans exclure l’art contemporain ni la bande dessinée.
Vous êtes de ces rares journaux qui proposent une vision universelle et ouverte sur le monde, conformément à l’universalité de l’Eglise catholique.
Cela est perceptible aussi en France, à travers l’édition hebdomadaire française qu’anime M. Jean-Michel Coulet. Vous avez bâti un journal qui, dans mon pays comme ailleurs, apporte quelque chose de plus non seulement à l’information spirituelle mais aussi intellectuelle. C’est un ton, c’est un regard, c’est une attention tout à la fois exigeants et respectueux, susceptible de contribuer ainsi au débat démocratique dans nos sociétés. Cela résonne particulièrement bien en France, dans le cadre de notre laïcité, dont le Président de la République française, en saluant il y a quelques jours l’œuvre d’Emile Poulat, sociologue de la religion, vient de rappeler combien elle répond chez nous aux enjeux du temps présent.
Pour ces motifs, Monsieur Giovanni Maria Vian, pour votre action au service de l’Eglise, notamment à l’« Osservatore Romano », pour votre œuvre d’historien et de philologue, pour votre amitié à l’égard de mon pays, au nom du Président de la République, nous vous remettons les insignes d’Officier de la Légion d’ Honneur.