ROME, vendredi 15 juin 2012 (ZENIT.org) – « La vie, la mort et la résurrection de Jésus-Christ pourraient-elles être aussi mon histoire ? Le pardon de Jésus-Christ pourrait-il être aussi mon pardon ? » : telles sont les questions que le cardinal Turkson a invité à se poser au cours de la liturgie de la réconciliation qui a eu lieu ce jeudi 14 juin, au Congrès eucharistique international de Dublin.
Le cardinal ghanéen, qui est président du Conseil pontifical Justice et paix, a conclu en invitant les participants à accueillir « une paix que nous ne méritons pas et que nous n’avons pas gagnée, mais qui est répandue sur nous comme un cadeau ».
Homélie du card. Turkson :
Chers frères et sœurs,
En tant que pèlerins, nous partageons tous l’appel du Christ à la conversion, à la réconciliation, à la communion, à la sainteté et à la « sequela ». Ce matin, nous avons contemplé, chanté et prié ensemble. Les lectures résonnent encore dans nos oreilles : « Quiconque accueille un petit enfant tel que lui à cause de mon nom, c’est moi qu’il accueille », dit Jésus : « Dieu, crée pour moi un cœur pur, restaure en ma poitrine un esprit ferme », s’écrie le psalmiste : «Car le Fils de l’homme est venu chercher et sauver ce qui était perdu », dit Jésus, et «mais qui boira de l’eau que je lui donnerai n’aura plus jamais soif ; l’eau que je lui donnerai deviendra en lui source d’eau jaillissant en vie éternelle ». Et il dit aussi : « Va, désormais ne pèche plus ».
Je vous invite à garder les oreilles et le cœur ouverts pendant que vous allez écouter une histoire, quelque chose qui s’est passé à notre époque, et à vous demander : cela pourrait-il être mon histoire à moi aussi ?
Je m’appelle sœur Geneviève et j’appartiens à la communauté de Sainte-Marie de Namur au Rwanda. Je suis une survivante du génocide des Tutsis en 1994.
Beaucoup de membres de ma famille ont été tués dans notre église paroissiale. A la vue de ce bâtiment, j’avais l’estomac noué et j’étais horrifiée, tout comme j’étais remplie de dégoût et de rage lorsque je rencontrais l’un des auteurs du crime.
J’étais dans cet état d’esprit quand quelque chose s’est passé, en 1997, qui allait changer toute ma vie et mes relations.
Un groupe catholique appelé « Les Dames de la Miséricorde Divine » m’a emmenée dans deux prisons de la région de Kibuye, ma ville natale. Elles préparaient les détenus pour le Grand Jubilé de l’an 2000. Leur message aux prisonniers et aux survivants était le suivant :
« Si vous avez tué, engagez-vous à demander pardon à la victime ; de cette manière, vous pouvez aider la victime à se libérer du fardeau de la vengeance, de la haine et de la rancœur ».
« Si vous êtes une victime, engagez-vous à offrir votre pardon à ceux qui ont fait du mal à votre famille ; de cette manière, vous pouvez libérer l’auteur du crime du poids de son crime et du mal qui est en lui ».
Ce message a eu un effet immédiat sur l’un des prisonniers … et ensuite sur moi.
Un prisonnier s’est levé, en larmes, il est venu vers moi, il est tombé à genoux devant moi et a supplié en criant : « Pitié ! Pitié ! ». J’étais horrifiée, pétrifiée, en reconnaissant un ami de la famille qui avait grandi avec nous et tout partagé avec nous.
Il a reconnu avoir tué mon père. Il m’a donné des détails sur les décès de membres de ma famille.
Un sentiment de pitié et de compassion m’a envahie. Je l’ai relevé, l’ai embrassé en pleurant et lui ai dit : « Tu es mon frère et tu le seras toujours ».
Puis j’ai senti comme un poids énorme qui se détachait de moi et, à la place, coulait en moi une paix intérieure. J’ai remercié l’homme que j’embrassais. A ma grande surprise, il s’est écrié : « La justice peut faire son travail et me condamner à mort, maintenant je suis libre ! »
Serait-ce mon histoire, votre histoire aussi ?
Si saint Paul avait entendu le témoignage de sœur Geneviève, il nous exhorterait de tout son cœur : « Au demeurant, frères, soyez joyeux ; affermissez-vous ; exhortez-vous. Ayez même sentiment ; vivez en paix, et le Dieu de la charité et de la paix sera avec vous » . Je voudrais maintenant explorer avec vous ce que signifient pour nous aujourd’hui ces cinq exhortations.
1. La première chose que je suggère, avec la même tendresse pastorale que Paul, c’est que nous nous soyons joyeux ! Réveillons cette joie à l’intérieur de nous-mêmes ! Une telle joie ne supprime rien à la sobre solennité de cette célébration. Au contraire ! Paul a su être joyeux, même dans les situations les plus difficiles, en raison de sa ferme croyance en la présence du Seigneur. Jérémie révèle que Dieu lui-même nous invite à la célébration : « Vous me chercherez et vous me trouverez, car vous me rechercherez de tout votre cœur ; je me laisserai trouver par vous ». Il est proche, en effet, comme nous l’entendons dans l’Apocalypse : «Voici, je me tiens à la porte et je frappe » . Au début de cette liturgie, nous avons chanté : « Appelés dans le calme ». Ecoutez Dieu qui frappe à votre porte ; laissez-le entrer; et réjouissez-vous en sa présence !
Saint-Paul est allé exhorter les Philippiens : « Réjouissez-vous sans cesse dans le Seigneur, je le dis encore, réjouissez-vous ». Et nous nous réjouissons précisément parce que « le Seigneur est proche » et son nom, ajoute saint Matthieu, est « Emmanuel, ce qui se traduit : ‘Dieu avec nous’ » . Alors, c’est une invitation à vous réjouir en présence du Seigneur qui vient avec le pardon, qui vient avec la guérison, et qui vient avec la réconciliation.
Le Seigneur qui vient pour sauver son peuple de ses péchés est proche de chacun d’entre nous . C’est la présence du Seigneur, qui se lève sur nous comme le soleil de justice et qui vient à nous avec la guérison dans ses rayons dans le sacrement de pénitence. Nous sommes sur le point de rencontrer le même Seigneur qui est heureux d’aller chez Zachée, le percepteur, le même Seigneur qui dit à la femme pécheresse : «Je ne te condamne pas ». C’est le Seigneur qui remplit nos cœurs de joie, de la façon dont il a rempli de joie le cœur de sœur Geneviève, et de la façon dont il a rempli de joie le meurtrier de ses parents les plus proches, une joie qui est à la fois la promesse et le fruit de la libération et de la paix intérieure.
2. Après nous avoir exhortés à nous réjouir, l’apôtre Paul nous donne un autre commandement, plus difficile : Affermissez-vous ! Ceci fait écho aux paroles qu’emploie Jésus pour résumer le Sermon sur la Montagne, l’essence de son message : « Soyez donc parfaits, comme votre Père céleste est parfait ». Ce qui me pousse à vous encourager à vous souvenir de votre vocation fondamentale, qui est de refléter la perfection et la sainteté de Dieu parce que, dit la Genèse, nous avons été créés à son image et à sa ressemblance, et comme le dit Paul, nous avons été rachetés par Jésus, le fils de Dieu et l’image parfaite du Père, en qui nous avons reçu notre adoption comme enfants.
L’exhortation Affermissez-vous vous invite à être fidèles à votre vocation en tant que créés à l’image et à la ressemblance de Dieu afin qu’une fois vos péchés pardonnés, vous puissiez à nouveau refléter sa perfection. Non pas de manière statique ou passive, mais ressourcés par la dynamique de la réparation et de la rédemption, de même que le filet déchiré, une fois raccommodé, peut de nouveau attraper des poissons, de même qu’un violon endommagé, une fois réparé, peut à nouveau jouer une mélodie entraînante. Pour saint Paul, une chose peut être parfaite aprè
s qu’elle a été complètement remise à neuf. Ainsi cette seconde exhortation vous invite-t-elle à être réparés et guéris.
Mais vous ne pouvez pas réparer ou restaurer sans regarder d’abord ce qui est cassé ou endommagé. Affermissez-vous est un appel à examiner ma propre vie et à revoir notre vie en Église : qu’est-ce qui est cassé ou endommagé au point de me faire – ou de nous faire – jouer faux ou perdre des poissons ? Quels sont mes défauts, mes erreurs, mes péchés et mes faiblesses? Quelles sont les attitudes, les habitudes ou les tendances qui blessent notre Eglise, compromettent notre crédibilité, diminuent notre efficacité et nous rabaissent ? Nous devons remettre tout cela au Christ pour recevoir le pardon et la guérison. Ensuite, nous pourrons être restaurés en tant que serviteurs rachetés et donc dignes de confiance, de la maison de Dieu, comme nous le lisons dans la Lettre aux Hébreux, et même plus en tant qu’ enfants adoptés, parce que frères et sœurs de Jésus-Christ, le Fils de Dieu.
Affermissez-vous et repentez-vous : c’est un appel à une introspection et un examen de conscience intenses, afin que nous puissions déposer tout ce qui ne va pas chez nous entre les mains de Dieu qui guérissent et qui réparent, dans le sacrement de Pénitence, une pénitence qui peut nous réconcilier les uns avec les autres et nous ramener dans une communion fraternelle les uns avec les autres.
3. Ensuite, avec saint Paul, nous vous invitons à vous exhorter mutuellement. De même que le jardinier émonde le sarment pour qu’il porte plus de fruits, Jésus enseigne à ses disciples la nécessité et la manière d’exercer la correction fraternelle : « Si ton frère vient à pécher, va le trouver et reprends-le, seul à seul ».
Sans miroir, il est difficile de deviner ce défaut qui peut être sur son propre visage. « L’œil, disait Shakespeare, ne se voit pas lui-même ; il lui faut son reflet dans quelque autre chose ». Pour aider un frère ou une sœur à voir sa faute, il y a la critique constructive. Où exactement le filet de pêche est-il déchiré ? Quelle corde du violon a-t-elle besoin d’être accordée ? On ne peut pas réparer ou ajuster si le défaut reste caché, dit Paul aux Corinthiens et aux Romains. Vous ne condamnez donc pas votre frère ou votre sœur, mais vous l’aidez à renoncer aux choses honteuses qui sont restées cachées en l’encourageant, en le construisant. Exhortez-vous ! C’est un acte de solidarité communautaire ; c’est un acte de charité fraternelle s’il est motivé par la compassion, l’humilité et l’amour.
Nos frères et sœurs qui se regardent dans une glace afin d’y discerner quelques défauts ou péchés éventuels auront besoin de force et de consolation. Tout le monde a besoin de quelqu’un pour tenir la glace. Quelqu’un de solide qui ne les laissera pas tomber. Quelqu’un pour les aider à traverser leur épreuve – comme le dur combat du meurtrier pour demander pardon, et, comme le dur combat de sœur Geneviève pour pardonner. Cette troisième exhortation nous invite à nous consoler et nous fortifier mutuellement avec la fermeté mais aussi la douceur du Saint-Esprit, le Consolateur.
4. Jusqu’à présent, saint Paul nous a demandé d’examiner, de corriger, et de réparer. « D’accord , pensez-vous, à chacun sa manière. » Mais non ! Paul revient avec sa quatrième exhortation, d’adopter la même attitude ou le même état d’esprit que notre Seigneur lui-même. « Ayez entre vous les mêmes sentiments qui sont dans le Christ Jésus », écrit Paul aux chrétiens de Philippes.
Les mêmes sentiments et la même attitude devraient clairement nous identifier, vous et moi, comme appartenant à la famille de Dieu. Mais pas parce que je porte un T-shirt qui dit « chrétien » ou « catholique » sur ma poitrine. Non, tout le monde devrait être capable de reconnaître un disciple de Jésus, parce qu’il ou elle comprend les choses de la même manière que Jésus. Avoir son « état d’esprit », c’est voir les choses comme il les voit, sentir les événements comme il les sent et, le plus difficile peut-être, pardonner comme il pardonne.
Au début, avant et après le récit de sœur Geneviève, je vous ai invités à vous poser cette question : cette histoire pourrait-elle être aussi la mienne ? Mais maintenant, je vous invite à aller plus loin. La vie, la mort et la résurrection de Jésus-Christ pourraient-elles être aussi mon histoire ? Le pardon de Jésus-Christ pourrait-il être aussi mon pardon ?
Pensez à la Passion lorsque la plupart des disciples ont trahi l’amitié de Jésus. Ils ont trompé sa confiance et rompu leurs promesses. Après sa résurrection, ont-ils dit : « Pardon » ? Non. Notre Seigneur ressuscité les a-t-il confrontés à leur trahison ? Non, il ne leur a pas reproché de l’avoir abandonné. Et à Pierre qui le renia trois fois, Jésus a simplement demandé à trois reprises : « M’aimes-tu ? ».
C’était très dur pour sœur Geneviève de pardonner au meurtrier de sa famille, mais celui-ci a reconnu la vérité et il a imploré sa pitié. Les autorités juives et romaines qui ont crucifié Jésus ne pensaient pas que leurs actions étaient mauvaises. Elles n’ont jamais dit : « Pardon ». Pourtant, sur la croix, dans les plus grandes souffrances, Jésus a prié ainsi : « Père, pardonne-leur, car ils ne savent pas ce qu’ils font ». Mourant et incapable de pardonner à ceux qui l’avaient trahi, jugé et crucifié, Jésus a demandé à son Père de leur pardonner à sa place. Lorsque nous trouvons pratiquement impossible de pardonner, alors, avec les sentiments et l’attitude de Jésus, prions et demandons à notre Père de pardonner à ceux qui nous ont offensés.
5. Soyez en paix ! C’est l’exhortation finale : Vivez en paix ! Permettez-moi de répéter les cinq exhortations. Tout d’abord : « Soyez joyeux » ; puis : « Affermissez-vous » ; troisièmement : « Exhortez-vous ». Nous venons de parler de la quatrième : « Ayez même sentiment » ; et enfin, « Vivez en paix ».
Comme saint Paul, je vous exhorte à vivre en paix, à recevoir et partager la paix du Seigneur, car comme le dit Paul, « le Christ est notre paix ». Si nous avons les sentiments du Christ, nous ferons certainement l’expérience de sa paix. En effet, comme le dit la lettre aux Romains, « Ayant donc reçu notre justification de la foi, nous sommes en paix avec Dieu par notre Seigneur Jésus Christ ». C’est grâce à notre Seigneur Jésus-Christ que nous avons obtenu l’accès à cette grâce dans laquelle nous nous trouvons maintenant : la grâce de demander pardon et de pardonner aux autres : « Pardonne-nous nos offenses comme nous pardonnons aussi à ceux qui nous ont offensés ». Accueillez profondément ces mots si étonnants du prêtre : « Je te pardonne tous tes péchés au nom du Père, et du Fils et du Saint-Esprit ». Cette absolution nous rétablit dans la communion avec Dieu et avec les autres. C’est la grâce du retour dans la maison de Dieu.
C’est surtout de cette manière extraordinaire que nous faisons l’expérience de la paix : alors que nous sommes encore pécheurs, toujours coincés dans notre péché, notre Père fait bien plus de la moitié du chemin pour venir à notre rencontre par la réconciliation que le Christ nous a obtenu en mourant. Le Christ ressuscité dit : « Paix ! », avant même que nous commencions à dire : « Pardon ! ». C’est, par conséquent, une paix que nous ne méritons pas et que nous n’avons pas gagnée, mais qui est répandue en nous comme un cadeau. Ce don de la paix nous transforme de l’intérieur et transforme nos relations. Ce don de la paix fera de nous des porteurs de paix dans nos communautés, dans nos pays et dans le monde.
Conclusion
Après ses cinq exhortations, saint Paul promet que le Dieu de la charité et de la paix sera av
ec vous ! Nous avons commencé avec l’histoire de pardon et de la libération de sœur Geneviève, que nous avons cherché à comprendre avec l’exhortation en cinq parties de saint Paul : soyez joyeux, affermissez-vous, exhortez-vous, ayez même sentiment, vivez en paix. Après avoir entendu l’histoire de sœur Geneviève, si nous osons encore affirmer que la présence de Dieu est la source de notre joie, nous pouvons alors en toute confiance invoquer son amour éternel et sa paix qui nous réconcilie.
Puisse l’amour indéfectible et la paix de Dieu qui réconcilie être sur tous ceux qui ont péché et sur tous ceux qui ont été victimes du péché des autres, sur ceux qui ont pardonné et sur ceux qui ont encore du mal à le faire. Puissent l’amour indéfectible et la paix de Dieu qui réconcilie descendre sur vous tous ici dans ce grand stade, et sur son peuple tout entier à travers le monde.
Que le Dieu de l’amour et la paix soient avec vous pour toujours, AMEN !
Cardinal Peter K.A. Turkson
Traduction d’Hélène Ginabat