Pour étudier et décréter sur l’unité que l’Église catholique désire ardemment restaurer avec les chrétiens séparés, le Concile doit partir de la nature de la division. Ci-dessous, nous examinerons la portée des controverses qui ont conduit aux divisions, dont les conséquences ont duré en raison de la conjoncture de chaque époque.
Unité foncière de l’Église, fragilisée par les velléités de l’histoire
Ce document comptait parmi celui qui était le plus attendu, tant chez les catholiques que chez les non-catholiques. La première phrase du préambule explique pourquoi : « Promouvoir la restauration de l’unité entre tous les chrétiens est l’un des buts principaux du saint Concile œcuménique de Vatican II ». Et il faut s’arrêter un instant sur l’emploi du mot « restaurer » qui traduit bien le latin du texte original « redintegratio ».
L’unité recherchée n’est donc pas à inventer, mais à restaurer, ce qui renvoie au passé, au temps de l’Eglise indivise. Officiellement nous disposons d’une date, 1054, année de rupture entre l’Orient et l’Occident. Mais il faut aussi compter avec la Réforme protestante du 16e siècle qui ne reconnait que les six premiers conciles œcuméniques. Les orthodoxes, en reconnaissant le 7e, Nicée Il (787), admettent la vénération des images, ce qui au 16e siècle était impossible aux partisans de la Réforme protestante, compte tenu de la polémique sur le culte des saints (ce qui ne doit pas faire croire que tous les protestants sont iconoclastes).
Restent quatorze autres conciles retenus par les seuls catholiques. Du point de vue catholique, il ne pouvait s’agir que de vérifier si tous ceux qui se réclamaient du nom de chrétiens admettaient bien les six premiers conciles et comment ils pourraient accepter les autres. Il fallait discerner ce qui pouvait provenir de malentendus ou de divergences doctrinales fondamentales. Il n’y avait pas de compromis doctrinaux à fabriquer, mais à faire la part de l’influence de différentes formes de philosophies sur le vocabulaire dogmatique.
L’intention du Concile
Monseigneur Marc Aillet exprime fort bien ce que fut l’intention du Concile dans l’ouvrage qu’il lui a consacré et que je recommande (1). Il y résume le discours d’ouverture de Jean XXIII du 16 octobre 1962 : « Il ne devait pas être question de définir de nouveaux dogmes de foi … il affirme au contraire que la doctrine de l’Eglise « est certaine et immuable », a déjà été définie « avec cette précision de termes et de concepts qui a fait la gloire particulièrement du concile de Trente et du premier concile du Vatican » » (2).
Rien de la doctrine de l’Église, patiemment définie au cours des siècles ne sera remis en cause. « Mais – ajoute-t-il – autre est le dépôt de la foi, c’est à dire les vérités contenues dans notre vénérable doctrine, et autre est la formule sous laquelle ces vérités sont énoncées. » Et c’est sur cette forme que le pape invite le Concile à travailler. (3) Bien évidemment, le décret sur l’œcuménisme se situe dans cet objectif général du Concile.
Entre ses sessions ou après ses travaux, celui qui était encore le professeur Joseph Ratzinger, expert au service du cardinal Frings, archevêque de Cologne, donna plusieurs conférences fort heureusement réunies aujourd’hui en un livre « Mon Concile Vatican II ». À propos de ce décret, il évoque la réaction d’un observateur protestant invité à cette assemblée, le professeur Edmond Schlink, de l’université de Heidelberg. Pendant la discussion du texte sur l’Église (Lumen gentium, précédemment présenté ici) juste avant celle concernant ce texte sur l’œcuménisme, ce rappel chronologique est important, comme d’ailleurs le choix du professeur Ratzinger, car bien évidemment la réaction de Schlink était celle de nombreux protestants, je puis l’attester !
Une nouveauté : le concept des « frères séparés »
Pour faire bref je pars d’un élément du questionnement de cet observateur : « Que signifie ce discours, devenu de mise, consistant à traiter les chrétiens non-catholiques de frères séparés, au lieu d’hérétiques ou de schismatiques comme dans le passé ? Tout ceci n’est-il pas au service d’un effort d’absorption ? ». Et Joseph Ratzinger, pour répondre, d’aller à l’essentiel de la thèse de Schlink provoquant la question exposée précédemment. Pour lui, dit-il, le mouvement œcuménique « ne saurait viser l’absorption des Églises séparées dans une Église déjà existante, à la différence de ce que soutient l’Église catholique. Cette affirmation ne suppose manifestement qu’aucune des « Églises existantes » n’est vraiment l’Église de Jésus-Christ, mais que les Églises existantes sont des formes concrètes variées de cette unique Église qui, en tant que telle, n’existe pas. Aucune d’elles ne peut dire qu’elle est l’Eglise ».
Je crois pouvoir dire qu’une majorité de protestants pensaient cela, rejoints malheureusement par de nombreux catholiques de cette époque, ceux qui bénéficiaient du qualificatif « d’avancés », et qui comptaient parmi ceux qui s’exprimaient le plus sur le Concile, en France en tout cas ! Or la réponse de Joseph Ratzinger est claire et s’inscrit bien dans le sens de Lumen gentium : « Un catholique ne peut partager de fait l’idée selon laquelle il n’y a pas une Église, mais des Églises en lesquelles l’unique Église devient effective. Selon la conception catholique, il faut croire que depuis « le catholicisme primitif » inscrit dans le Nouveau Testament, il n’y a de fait qu’une seule Église, quelles que soient ses imperfections, et que cette Église est concrètement réalisée dans l’Église catholique qui, visiblement, célèbre la liturgie … il y a bien une identification de l’Église catholique visible avec l’Église catholique ».
Église ou Églises ?
Et notre auteur précise dans quel sens un catholique doit comprendre l’application du pluriel au mot Église dans le Nouveau Testament, s’opposant ainsi à la vision de Schlink, « Ce pluriel ne renvoie pas dans le Nouveau Testament … à des communautés de confessions distinctes, mais aux nombreuses assemblées qui, toutes ensemble, n’en forment cependant qu’une, et cela non pas en vertu de je ne sais quel vouloir, mais une par l’union concrètement réalisée par le partage de la Parole et du Corps de Jésus-Christ… Ce pluriel, dans l’Église catholique, dans la pratique, n’a pas cessé de reculer, devant l’affirmation d’un système centralisateur dans lequel l’Église locale de Rome s’est peu à peu subordonnée. » (4)
Puis, plus loin, vient encore une précision que nous apporte « l’expert » Joseph Ratzinger : « Bien que l’Église catholique se considère elle-même comme l’Église du Christ, elle reconnaît ses déficiences historiques (et je pense qu’il est nécessaire d’expliquer qu’on entend par là, les imperfections humaines et les retards pour redresser certaines erreurs, ce qui exclut les fautes doctrinales), elle reconnaît que le pluriel « Églises », qui comme tel devrait pouvoir aussi exister en elle, existe aujourd’hui « de facto », au dehors d’elle » – c’est une façon remarquable d’expliquer la prise en compte par le Concile de la réalité des communautés chrétiennes non-catholiques, et de prendre au sérieux leur vie religieuse. Ce qui ne signifie pas qu’elles peuvent toutes avoir véritablement le titre d’Église. La transmission épiscopale ayant été brisée au 16e siècle par le protestantisme, la confession de foi reste le seul critère d’unité.
La première génération des réformateurs
Aussi faut-il rappeler que, pour la première génération des réformateurs protestants, cela ne constituait pas la pose de la première pierre d’une Église. Il s’agissait juste d’un point de départ pour la réforme de toute l’Église. Aussi J. Ratzinger a-t-il raison d’écrire : « Les communautés qui naquirent de cette façon ne se comprenaient d’ailleurs pas toutes comme des Églises. Rien n’aurait été plus étranger à Luther, par exemple, que l’idée de fonder une Église luthérienne. » Et d’ajouter : « Sans aucun doute, la situation s’est depuis considérablement modifiée. Une vivante conscience ecclésiale s’est développée en maints endroits et aujourd’hui, par exemple, un bon nombre de disciples de Luther parlent d’Église luthérienne évangélique. » (5).
C’est dans cet esprit que s’est fondée la Fédération luthérienne mondiale à Lund en 1947. Sans pour autant vouloir consacrer une séparation définitive de Rome, elle se situa toujours à la pointe du dialogue œcuménique. Cette formation a permis un travail commun de tous ceux qui se réclamaient de la réforme luthérienne et a abouti, par exemple, à l’accord de 1999 de tous les luthériens du monde avec l’Église catholique sur la grande question de la justification par la foi.
Luther n’a jamais voulu fonder d’Église et le désir de conserver une dimension ecclésiale s’était maintenue chez ceux qui s’étaient séparés de Rome au 16e siècle. La création de la Fédération n’entraîna donc pas un repli sur soi. Elle permit au contraire un dialogue œcuménique plus approfondi. Et cela est vrai des luthériens comme des anglicans qui suivirent la même évolution que leurs prédécesseurs. La signature d’Augsbourg n’est pas un hasard, pas plus que l’aventure de Newman et du groupe d’Oxford, et plus récemment la création de l’ordinariat anglican.
Ce rappel n’a pour but que de bien faire comprendre le préambule qui d’ailleurs rappelle la primauté de Pierre, pour qu’il soit clair que l’Eglise catholique n’entend rien changer à ce qui fait sa spécificité.
Les principes catholiques de l’œcuménisme
Le chapitre premier sur les principes catholiques de l’œcuménisme rappelle bien qu’il ne faut pas confondre le dialogue en cette matière avec l’inter-religieux. Il donne en son début un excellent résumé du mystère du salut chrétien auquel toute personne se déclarant disciple du Christ peut souscrire. Mais on retrouve, liés d’une manière fondamentale à l’affirmation à l’annonce du salut chrétien, les principes d’une Église hiérarchique et de la Primauté de Pierre. D’entrée de jeu, il est donc clairement signalé que leur remise en question est inenvisageable, rappel utile pour les non-catholiques, mais aussi hélas pour les catholiques des extrêmes, ceux qui ont accusé le Concile d’avoir voulu « protestantiser » le catholicisme et ceux qui seraient tentés de le faire à l’occasion des synodes.
L’important § 3 sur les relations entre les frères séparés rappelle fort utilement que l’Eglise dès ses débuts a connu des divisions, mais que l’autorité ecclésiastique veillait, en la personne de Paul, on invite à se reporter à 1 Corinthiens 11, 18-19, Galates 1, 6-9 et 1 Jean 2, 18-19. Et cela montre qu’aujourd’hui, il est du devoir des évêques, successeurs des apôtres, de censurer les hérésies, surtout celles qui viennent de l’intérieur même de l’Église catholique.
Libre à un chercheur en théologie d’exprimer une opinion personnelle. Mais à condition de le signaler et de dire ce qu’est la doctrine du Magistère, surtout quand on enseigne à de futurs prêtres. Notre texte montre bien que certaines divergences portent atteinte à la pleine communion ecclésiale. Cela empêche l’intercommunion avec beaucoup de non-catholiques, mais aussi, il faut le reconnaître, pourrait aboutir à la même décision disciplinaire avec certains catholiques.
Le baptême
C’est pourquoi, il était sage d’avoir employé dans Lumen gentium, au § 8, l’expression « subsistit in » pour parler du lien entre l’Église de Jésus-Christ et l’Église catholique. Cette question du remplacement du « est » par cette formule ne date pas de Vatican II et de son désir d’œcuménisme. Elle remonte, de fait au concile de Rome de 313 condamnant les donatistes. Ceux-ci refusaient la validité des sacrements donnés par des hérétiques, en particulier ceux qu’on appelait « lapsi ». En effet, au moment des persécutions, ils avaient cédé aux invectives de l’autorité impériale et accepté de lui rendre un culte pour échapper à la mort. En admettant la validité du sacrement du baptême donné par des non-catholiques, le concile de Rome officialisait la doctrine catholique des sacrements. Ce principe doctrinal repose sur la puissance de la Parole et des promesses de Dieu qui prévaut non sur la volonté humaine.
Or comme nous confessons dans le Credo qu’il n’y a qu’un seul baptême, il faut bien admettre sa validité partout quand il est célébré conformément à l’essentiel du rite : eau et invocation trinitaire. J’irai même jusqu’à affirmer, au nom du credo, que ce baptême, même célébré par un ministre protestant, fait du baptisé un catholique, puisque de même qu’il y a un seul baptême, il n’y a qu’une seule Église. De quel droit alors restreindrait-on les grâces du baptême, comme celles que procure aussi l’enseignement de la Parole de Dieu ? Ce dernier est très certainement plus complet dans les catéchismes protestants que catholiques. Ce fut le cas, du moins, au temps où j’étais jeune et le resta tout le temps du Concile et bien après !
L’eucharistie
Il y a bien sûr l’importante question de l’Eucharistie. Même si un ministre luthérien croit, comme ses fidèles que dans l’Eucharistie qu’il célèbre le Corps du Christ est présent, cela ne suffit pas pour qu’il le soit, parce que son ordination n’est pas valide. Mais, faut-il en déduire pour autant que cet acte n’a rien de religieux ou pire qu’il est vide de sens et de pouvoir en ce qui concerne les grâces eucharistiques ? Je ne le crois pas, tout simplement parce qu’il y a un authentique désir de communion au Corps et au Sang du Christ, ce qui ne signifie pas pour moi que ce Corps et ce Sang soient reçus.
Là nous nous trouvons devant le réel obstacle du « manque » (defectus) en matière ministérielle : Dans la très grande majorité des communautés ecclésiales issues de la Réforme protestante, la succession apostolique n’est pas assurée. Cela n’est pas le cas avec l’orthodoxie. Et le concile Vatican Il ne dit pas le contraire, il est parfaitement conscient de cette difficulté, mais il est réaliste et juste vis à vis des communautés formées par les chrétiens séparés.
La question du salut
Enfin sur la question du salut agitée autour de cette question. Je voudrais donner quelques précisions. Tout chrétien, catholique ou non, sait que Seul le Christ est source de salut. Ce n’est rien comprendre au chapitre 25 de l’évangile selon saint Matthieu que de l’invoquer pour affirmer qu’il existe d’autres voies de salut que Lui. Certes ceux qui ont fait du bien à leur prochain sans savoir que c’était à Jésus qu’ils le faisaient, sont sauvés, et ils comptent parmi eux certainement beaucoup de non-chrétiens. Mais c’est tout de même au Christ qu’ils ont fait du bien au travers de celui qu’ils ont visité, malade ou en prison, et c’est ce même Christ qui leur demande de venir à sa droite comme bénis de son Père.
J’accorde volontiers à nos frères catholiques anti-Vatican II, qu’on a abusé de ce texte évangélique, allant jusqu’à l’utiliser pour le dialogue interreligieux et laisser entendre qu’il y avait d’autres voies de salut que le Christ. Mais cela n’a jamais été dit ou laissé entendre par le Concile. Tout en reconnaissant une action de la grâce sanctifiante dans des communautés chrétiennes séparées de l’Église catholique, il précise en effet : «
C’est, en effet, par la seule Église catholique du Christ, laquelle est le « moyen général de salut », que peut s’obtenir toute cette plénitude des moyens du salut. Car c’est au seul collège apostolique, dont Pierre est le chef, que furent confiées, selon notre foi, toutes les richesses de la Nouvelle Alliance, afin de constituer sur la terre un seul Corps du Christ, auquel il faut que soient pleinement incorporés tous ceux qui, d’une certaine façon, appartiennent déjà au peuple de Dieu. » (§ 3)
Au chapitre suivant, nous verrons les évolutions dans l’histoire du dialogue qui ont abouti au présent décret conciliaire.
1) Mgr. Marc Aillet, Le Concile en questions, Artège 2015
2) Id., p. 30
3) Ibid.
4) Joseph Ratzinger, Mon Concile Vatican Il, Ed Artège, pp. 126-129
5) J. Ratzinger, op. cit., p. 133
Entre continuité et discontinuité, Vatican II relu 60 ans plus tard
Entre continuité et discontinuité, Vatican II relu 60 ans plus tard