Isabelle Chartier-Siben : importance de la parole pour les victimes d'abus et pour l'Église toute entière © Isabelle Chartier-Siben

Isabelle Chartier-Siben : importance de la parole pour les victimes d'abus et pour l'Église toute entière © Isabelle Chartier-Siben

Interview : Les abus dans l’Église, « la grâce de la Parole » 

Zenit a interrogé le Dr Isabelle Chartier-Siben, spécialiste des abus au sein de l’Église 

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Alors que l’Église catholique est secouée par l’émergence de nouveaux témoignages de victimes, Zenit a interrogé une spécialiste des abus physiques, psychiques et spirituels au sein de l’Église.

Docteur en médecine, psychothérapeute et victimologue, Isabelle Chartier-Siben est présidente et co-fondatrice de l’association « C’est à dire ». Elle intervient auprès de différentes institutions, et a publié en avril dernier le livre « 3 jours dans la nuit ». Elle a notamment été décorée de la Légion d’honneur pour les travaux de l’association sur les traumatismes psychiques et sur l’emprise.

En tant qu’experte, elle participe également ces jours-ci au symposium européen sur les abus spirituels dans l’Église, organisé par le diocèse de Speyer, en Allemagne.

 

Zenit : Depuis quand accompagnez-vous les personnes victimes d’abus au sein de l’Église, et de quels abus s’agit-il ?

Isabelle Chartier Siben : J’accompagne des personnes victimes d’abus depuis 30 ans. Et en 2002, nous avons accompagné la première personne issue du milieu religieux, juste après avoir lancé notre association C’est à dire, dont le but est d’aider les personnes victimes d’abus. J’étais intervenante dans le milieu scolaire pour faire de la prévention sur l’amour, la sexualité et sur les conduites à risques. Créer cette association faisait donc suite à mon travail d’accompagnement des victimes d’abus intrafamiliaux.

Les personnes que nous accueillons ont été victimes de manipulation mentale, d’abus sexuels ou d’abus spirituels. Elles viennent du milieu laïc ou du monde religieux. Elles peuvent avoir vécu un abus dans leur enfance ou à l’âge adulte, et le traumatisme émerge à un moment donné.

Certains membres de congrégations viennent nous voir en cachette, parce qu’ils dénoncent des abus au sein de leur communauté. Et nous recevons également des victimes qui sont sorties de leur communauté, mais qui souffrent encore des conséquences de ce qu’elles ont vécu. Nous les aidons non seulement à se reconstruire, mais aussi à entamer un chemin de vie.​​

Je m’occupe à la fois du phénomène du traumatisme psychique, caractéristique des violences qui sont faites, mais aussi de l’emprise en particulier au sein de l’Église. Les maltraitances sur adultes sont toujours accompagnées d’un phénomène d’emprise et de silence.​​

Zenit : Pourquoi avoir choisi spécifiquement ce domaine ?​​

Isabelle C. S. : Je suis chrétienne, j’ai moi-même fait des études de théologie. L’association C’est à dire est aconfessionnelle, de loi 1901. D’abord spécialisée dans les drames intrafamiliaux, elle s’est vue obligée d’accroître ses compétences sur le milieu religieux par la force des choses. Et le nombre croissant de demandes, issues de catholiques en détresse, nous ont conduits à obtenir le concours de théologiens et canonistes. Pendant des années, nous sommes restés « cachés », la connaissance de l’association ne se faisait que par le bouche-à-oreille.​​

J’ai commencé à dénoncer les abus dans l’Église dans les années 2000. J’en ai informé certains évêques, mais cela n’a pas été pris en compte. C’est resté sans suites, car ces histoires n’étaient pas « entendables ». Je leur ai dit à l’époque : « Si vous ne traitez pas ces sujets-là maintenant, vous n’y échapperez pas dans quelques années. »

"Parler est une protection pour la société, une protection pour l’Église" © play.emmanuel.info

« Parler est une protection pour la société, une protection pour l’Église » © play.emmanuel.info

Je me doutais bien que l’évolution de la société obligerait à plus de vérité, plus de respect, et obligerait à sortir du silence. C’est toute la problématique du silence. Tout le monde, grosso modo, était au courant, aussi bien pour les abus sexuels que les abus spirituels, mais on protégeait la réputation de l’Église.​​

Personnellement, je voulais vivre au sein de l’Église, et je savais que si nous parlions trop, nous allions être considérés comme « voulant faire du mal à l’Église ». Dès 2010, nous avons accompagné des collectifs de personnes qui sortaient ou étaient sorties de communautés. En 2015, l’affaire Preynat et l’action du collectif « la parole libérée » ont créé une prise de conscience et un vrai basculement.​​

Zenit : Quel est ce « silence de l’Église » dont vous parlez ?​​

Isabelle C. S : Il y a tout d’abord une question de pudeur. Dans la société, les gens ne parlent pas facilement de ces phénomènes-là. C’était auparavant « inaudible » au niveau de l’Église, car le prêtre était couvert d’une espèce d’aura. Il y avait aussi le silence des familles qui parfois étaient au courant, mais ne voulaient pas l’entendre : elles ne voulaient pas salir l’Église. Et quand la famille parlait à l’institution, il y avait alors le silence de l’institution.​​

Donc, silence à tous les niveaux, de la victime jusqu’aux plus hautes instances du Vatican. Le secret pontifical concernant les abus a été levé en 2019 par le pape François. Avant cela, il interdisait à toute personne du tribunal ecclésiastique de communiquer les affaires qu’il jugeait. On ne pouvait donc pas rendre publiques ces histoires-là. Le résultat est qu’on déplaçait le prêtre !​​

Zenit : Accompagnez-vous aussi des agresseurs ?​​
Le livre d'Isabelle Chartier-Siben sur les abus a été publié en avril 2024 © editions-emmanuel.com

Le livre d’Isabelle Chartier-Siben sur les abus a été publié en avril 2024 © editions-emmanuel.com

Isabelle C. S. : Oui, je rencontre des agresseurs, hommes et femmes. On n’entend pas forcément parler des femmes qui abusent, mais j’ai autant de victimes de femmes que d’hommes, sur le plan sexuel et sur le plan spirituel. Je reçois notamment des personnes qui se sont elles-mêmes dénoncées en tant qu’agresseurs, et qui ont été mal reçues par leur évêque ou leur responsable. ​​

Quand un prêtre à Rouen s’est suicidé il y a quelques années, je me suis dit : « Je ne peux pas me taire. Il faut éviter les suicides. » Ce n’est pas parce que quelqu’un a abusé, d’une manière ou d’une autre, qu’il ne faut pas l’aider. Il faut prendre en charge les agresseurs aussi. Que la personne soit victime ou agresseur, je lutte contre le suicide, je suis pour la vie. ​​

Par contre, c’est pour moi un accompagnement qui se fait en un temps limité, le temps que cette personne aille voir un criminologue. Ces personnes peuvent revenir me voir de temps en temps pour faire un point. Ma volonté est d’en accompagner le moins possible, mais quand l’occasion se présente, je le fais.​​

Lorsque j’interviens dans les séminaires, je dis aux séminaristes qui vont s’engager au célibat : « Vous êtes des hommes, vous allez être tentés, Donc il faut vous préparer à ça. Et vous tomberez amoureux, il faut que vous sachiez gérer cela. » C’est la même chose pour les femmes mariées et les hommes mariés, on peut être tentés également. Pour moi, tenir la chasteté, c’est surtout par rapport au respect de l’autre : ne pas faire du mal aux autres.​​

Zenit : Votre engagement pour que les choses soient dites en vérité porte du fruit. Qu’espérez-vous ​​pour la suite ?

Isabelle C. S : Je nous considère comme « des lanceurs d’alerte ». Il y a cependant le rôle des médias qui est très délicat. À la fois, il faut que les choses se sachent, qu’il y ait une réelle vérité par rapport aux lecteurs, mais on ne peut pas tout dire. Et on ne peut pas remplir un média d’histoire d’abus. Autant je m’énerve parfois parce que certains médias ne relaient pas suffisamment des faits graves, autant je comprends les gens qui n’en peuvent plus d’entendre tout le temps ces histoires. 

Et on a besoin d’espérance !​​ On ne peut que se réjouir que les personnes parlent ! Parler est une protection pour la société, une protection pour l’Église, car les abus ont trop de conséquences graves sur les personnes. 

On ne peut pas dire du coup « la crise des abus » : ce qui fait crise, c’est que les personnes parlent. Et ça, c’est un bien. Il s’agit plutôt d’une « grâce de la parole » pour les personnes victimes et pour l’Église tout entière. Grâce à la parole, on peut espérer enfin sortir de ce système abusif, et trouver une voix de vérité qui mène réellement au Christ.​​

 

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Anne van Merris

Anne van Merris est journaliste, formée à l’Institut de journalisme européen Robert Schuman à Bruxelles. Elle est mariée et mère de quatre enfants.

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