De nombreuses nations occidentales ont éliminé le fait religieux de la gestion des affaires publiques, notamment des règles de vie civique. La philosophie sous-jacente tend à cantonner à la sphère privée toute manifestation cultuelle, pourtant si connaturelle au caractère social de l’existence humaine. Faute de se voir éradiquer dans la population la quête religieuse, la cohabitation entre les citoyens issus de traditions très diverses et surtout l’interaction avec les autorités civiles sont devenues conflictuelles. C’est ce à quoi Dignitatis humanae cherche à répondre.
I Doctrine générale sur la liberté religieuse
(Objet et fondement de la liberté religieuse)
Au début du §2 de Dignitatis humanae, les pères du Concile déclarent que « la personne humaine a droit à la liberté religieuse ». Contrairement à ce que l’on voudrait entendre, cette revendication ne regarde pas les fidèles catholiques vis-à-vis du Magistère. Il concerne les hommes face aux États qui les dirigent. Quelques lignes plus loin, il poursuit : « la liberté religieuse a son fondement dans la dignité même de la personne humaine telle que l’on fait connaître la parole de Dieu et la raison même ». Une note nous renvoie à trois textes qui confirment bien que le Concile s’adresse aux différents pouvoirs temporels et à toute l’humanité.
Nous sommes, d’abord renvoyés à Pacem in terris de Jean XXIII (1963). Au §14, celui-ci affirme : « Tout homme a le droit d’honorer Dieu suivant la juste règle de sa conscience et de professer sa religion dans la vie privée et publique. » Les pays communistes étaient spécialement visés. Puis au célèbre message radiophonique de Pie XII du 24 décembre 1942. Alors que la « solution finale » des nazis était connue, Pie XII demande « le droit au culte de Dieu, privé et public… » Il souhaite un vœu unanime de retour à la loi divine. « Ce vœu, l’humanité le doit aux centaines de milliers de personnes, qui, sans aucune faute de leur part, et parfois pour le seul fait de leur nationalité ou de leur race, ont été vouées à la mort ou à une extermination progressive. »
Enfin est mentionnée l’encyclique de Pie XI Mit brennender Sorge, « Avec une profonde anxiété », de1937. Après avoir déclaré que le Reich n’avait pas respecté le Concordat de 1933, le pape se livre à une critique systématique du nazisme. Il dénonce le régime qui est arrivé au stade de la persécution : « … votre foi, comme l’or, est mise à l’épreuve, dans le feu des tribulations et des persécutions, … votre liberté religieuse est assaillie de toutes parts … » Puis au §31, il assure : « Le croyant a le droit absolu de professer sa foi et de vivre selon ses préceptes ». Dès 1937, Pie XI avec beaucoup plus de fermeté et de précision qu’on a bien voulu le dire, s’est attaqué au communisme comme au nazisme. La même année, il publie l’encyclique Divini Redemptoris où il fait remarquer que, comme le nazisme, le communisme « dépouille l’homme de sa liberté, principe spirituel de sa conduite morale ; il enlève à la personne humaine tout ce qui constitue sa dignité, tout ce qui s’oppose moralement à l’assaut des instincts aveugles. »
En raison de la nature humaine
C’est en ce sens que le Concile annonce que l’homme ayant été créé avec une raison et un libre-arbitre, comme image de Dieu, il possède une dignité particulière dans la création. Il est comme « être pour Dieu … devant tendre par nature vers Celui qui est la liberté même, dont il est l’image, et de qui vient toute vraie liberté. » Ainsi, il a naturellement droit à la liberté religieuse. Les hommes « sont pressés, par leur nature même, et tenus, par obligation morale, à chercher la vérité, celle tout d’abord qui concerne la religion … Ce n’est donc pas sur une disposition subjective de la personne, mais sur sa nature même, qu’est fondé le droit à la liberté religieuse. » (§2)
Le Concile rappelle ensuite une vérité capitale, bien oubliée de la modernité : « La norme suprême de la vie humaine est la loi divine elle-même, éternelle, objective et universelle, par laquelle Dieu, dans son dessein de sagesse et d’amour, règle, dirige et gouverne le monde entier, ainsi que les voies de la communauté humaine. » (§3) Les progrès de la laïcisation de la société et le rejet de Dieu de l’espace public a, de fait, rétréci le champ de recherche de la vérité. Cela a conduit à la réduction de beaucoup de libertés y compris la liberté religieuse. Pour ne prendre que le cas de la France, on n’était beaucoup plus libre de vivre complètement son catholicisme il y a cinquante ans qu’aujourd’hui. Il suffit de compter aujourd’hui le nombre d’actions antichrétiennes que nous avons à subir !
Cela dit, si la vérité doit être recherchée, c’est « selon la manière propre à la personne humaine et à sa nature sociale, par le moyen de l’échange et du dialogue … L’homme ne doit pas être contraint d’agir contre sa conscience. Mais il ne doit pas être empêché non plus d’agir selon sa conscience, surtout en matière religieuse. » Cette réflexion n’est pas la porte ouverte à je ne sais quelle licence, mais elle exprime seulement le respect de Dieu qui seul peut lancer à un être humain un appel décisif ayant autorité. Et c’est bien là que se trouve un des plus grands mystères de la vie spirituelle : quand Jésus dit « suis moi ! », le publicain Matthieu le suit, le jeune homme riche s’en va tout triste, et Jésus ne lui envoie personne pour le faire revenir sur sa décision. Celui qui est la Liberté, respecte tout naturellement la liberté de ses créatures selon des critères sur lesquels il n’est pas obligé de nous rendre des comptes.
Et vient encore une phrase qui montre bien à qui l’homme réclame la liberté religieuse : « De par son caractère même, en effet, l’exercice de la religion consiste avant tout en des actes intérieurs volontaires et libres par lesquels l’homme s’ordonne directement à Dieu : de tels actes ne peuvent être ni imposés ni interdits car aucun pouvoir humain ». Et là encore, nous sommes renvoyés à l’encyclique de Jean XXIII déjà citée et un message radiophonique de Paul VI du 22 décembre 1964.
Libertas praestantissimum
Nous avions cité plus haut le §14 de ce document. Nous ajoutons que le pape faisait aussi référence à Léon XIII « Notre prédécesseur d’immortelle mémoire », qui affirmait Cette liberté véritable, réellement digne des enfants de Dieu, qui sauvegarde comme il faut la noblesse de la personne humaine, prévaut contre toute violence et toute injuste tentative ; l’Eglise l’a toujours demandée, elle n’a jamais rien eu de plus cher. Constamment les apôtres ont revendiqué cette liberté. Là, les apologistes l’ont justifiée dans leurs écrits, les martyrs en foule l’ont consacrée de leur sang. » Libertas praestantissimum (1888). Il n’y a donc aucune innovation théologique à propos de la liberté religieuse dans ce texte de Vatican II, fidèle à la Tradition catholique. Il ne fait qu’actualiser l’attitude de Clément VIII, Pie VII, et Léon XIII.
Tous les hommes ont le droit, et même le devoir de revendiquer la liberté religieuse de la part de l’État, du pouvoir humain. Mais un catholique est dans l’impossibilité absolue d’agir de même vis à vis du Magistère de l’Église catholique, de droit divin. Même exercé par des hommes, celui-ci est gardé d’erreur par l’Esprit Saint dans le domaine de la foi et des mœurs. La vraie liberté d’un catholique consiste à lui obéir.
Nous voudrions aussi attirer l’attention sur la fin du §3 de notre texte de Vatican II : « C’est donc faire injure à la personne humaine et à l’ordre même établi par Dieu pour les êtres humains que de refuser à l’homme le libre exercice de la religion sur le plan de la société, dès lors que l’ordre public juste est sauvegardé … Le pouvoir civil, dont la fin propre est de pourvoir au bien commun temporel, doit donc, certes, reconnaître et favoriser la vie religieuse des citoyens, mais il faut dire qu’il dépasse ses limites s’il s’arroge le droit de diriger ou d’empêcher les actes religieux. » Nous avons là encore la preuve que le Concile s’adresse aux pouvoirs politiques, et particulièrement aux communistes qui, à cette époque, sont les seuls à persécuter les chrétiens.
Les associations religieuses
Le §4 concernant la liberté des groupes religieux est particulièrement important surtout pour des pays qui n’ont pas signé de Concordat avec le Saint-Siège. La France, l’ayant rompu, vit sous un régime de séparation, exprimé par la loi de 1905. Son principe d’une laïcité assez particulière, poussera le Saint Siège à ne pas l’accepter, voir supra ! « L’accord » de 1924, était en fait limité. Juridiquement l’Église catholique ne pouvait avoir les mêmes relations avec l’État que les autres religions. Son « caractère propre » l’en empêchait, sa structure hiérarchique ne lui permettait pas d’accepter des associations cultuelles.
Aristide Briand, rapporteur de la loi de 1905, puis ministre des Cultes comprit le refus de Pie X en 1906. Il fit voter une loi le 28 mars 1907, autorisant les réunions cultuelles dans les églises, sans déclaration d’associations. Et le 13 avril 1908 vint une autre loi autorisant les communes à entretenir les bâtiments religieux qui désormais étaient leur propriété. L’État faisait des concessions importantes. À son tour, le pape, dès le rétablissement des relations diplomatiques en 1921, fit la concession administrative de 1924 dont nous avons parlé. On s’installait donc dans un compromis demandant une vigilance de tous les instants vis-à-vis du statut juridique d’une association cultuelle diocésaine. Et c’est le recours à la jurisprudence, plus qu’à la loi, qui permettra au Conseil d’État de trancher les conflits. Il faudra redoubler de vigilance encore quand il s’agit de groupements catholiques, non déclarés comme associations cultuelles.
En 1959, le 23 décembre, quelques années avant ce texte conciliaire, le Premier ministre, Michel Debré, fera voter une loi permettant à l’État de passer un contrat d’association avec les écoles privées, en respectant « leur caractère propre ». Était ainsi poursuivi l’esprit de Briand et de Jaurès qui ne voulaient pas la destruction de l’Église. En 1907 et 1908, ils avaient préparé les conditions du compromis de 1924.
Concernant notre actualité
Les récentes attaques concernant le caractère propre des écoles catholiques en France, tout comme la quasi-impossibilité d’ouvrir des écoles hors contrat, montrent toute l’actualité de ce texte de Vatican II. Elles doivent inciter les pasteurs de l’Église à résister. Et l’on pourrait en dire autant du §5 concernant la liberté des familles. La loi est aujourd’hui devenue restrictive, puisque la loi du 24 août 2021, confortant les principes de la République, oblige les familles qui désirent dispenser un enseignement à leurs jeunes enfants à faire une demande d’autorisation préalable. Cela a modifié les conditions de la rentrée scolaire 2022 et nous avons vu que pour 2024 certains parents n’ont pas osé demander ; d’autres se sont vus opposer des refus. Ces demandes sont liées à des situations particulières propres à certains enfants, tel un handicap. D’autres reflètent des méfiances quant à l’idéologie sous-tendant l’enseignement dispensé, le « genre » et le « wokisme » !
Or le texte du Concile est très clair : « Chaque famille, en tant que société jouissant d’un droit propre et primordial, a le droit d’organiser librement sa vie religieuse, sous la direction des parents. » La lettre de Jules Ferry aux instituteurs du 17 novembre 1883 le reconnaissait déjà ! « C’est pourquoi le pouvoir civil doit leur reconnaître le droit de choisir en toute liberté les écoles ou autres moyens d’éducation, et cette liberté de choix ne doit pas fournir prétexte à leur imposer, directement ou indirectement, d’injustes charges. En outre les droits des parents se trouvent violés lorsque les enfants sont contraints de suivre des cours ne répondant pas à la conviction religieuse des parents ou lorsque est imposée une forme d’éducation d’où toute formation religieuse est exclue ». Ne pas permettre à un catholique de suivre les prescriptions d’un concile, équivaut à porter atteinte à sa liberté religieuse, tout comme vouloir l’obliger à commettre des actes que le Magistère catholique condamne. L’appel à l’autorité de l’évêque concerné s’impose, et si cela ne suffit pas, au Souverain Pontife.
Le §6 émet ensuite une exigence : « Le pouvoir civil doit donc, par de justes lois et autres moyens appropriés, assumer efficacement la protection de la liberté religieuse de tous les citoyens et assurer des conditions favorables au développement de la vie religieuse… » Cette demande du Concile suppose que ceux qui sont à la tête du pouvoir civil connaissent les religions du pays qu’ils dirigent ou sont tout du moins entourés d’experts compétents. Elle implique aussi que les responsables religieux et ceux qui les conseillent connaissent parfaitement la législation en vigueur et sa jurisprudence. C’était le cas en 1905. Il suffit de lire les grandes interventions au parlement. C’était encore, en grande partie vrai en 1959. Mais aujourd’hui, il me semble qu’on est en droit de se poser la question en considérant les politiques comme les religieux. L’augmentation en France des actions antichrétiennes et antisémites, une certaine passivité du clergé chrétien, le développement d’un islam fanatique chez les jeunes, montrent que les choses ne vont pas bien.
Le §7 devrait donner du souci à ceux qui actuellement dirigent la France. On fait de plus en plus école à part, ce qui était loin d’être le cas au moment du Concile, mais des signes pouvaient le laisser prévoir. La fin de la guerre d’Algérie en 1962 allait grossir la communauté juive de France de sépharades pratiquants. Au point qu’en 1980, pour la première fois, un sépharade, René Samuel Sirat, homme remarquablement cultivé, fut élu Grand Rabbin de France. Il succédait à Jacob Kaplan, ashkénaze.
Et la communauté musulmane augmenta elle aussi de membres pratiquants. Il y aurait aujourd’hui cinq millions de Français musulmans et en tout huit millions de musulmans en France. Les pouvoirs publics n’ont pas su organiser le culte musulman par ignorance de l’Islam, et le catholicisme français semble bien tomber dans la même léthargie. Nos politiques adeptes d’une stricte laïcité pensent qu’elle est la seule solution pour le « vivre ensemble ». Ils oublient que ce mot ne veut rien dire pour un musulman, particulièrement en France, où ce concept est devenu synonyme d’athéisme.
Comme État laïc, le pouvoir civil français ne sera jamais respecté par les musulmans. Il aura toujours du mal à faire respecter l’ordre public qui seul permet la liberté religieuse. De plus, si les conflits politiques du Proche Orient perdurent, les tensions entre les communautés religieuses en France risquent de s’envenimer. Les responsables religieux n’auront alors plus beaucoup d’autorité pour appeler à la paix publique. Et peut-être même que certains ne le voudront pas. Il ne s’agit pas de revenir sur la loi de 1905. De toutes façons, personne aujourd’hui n’aurait la capacité de refaire un tel compromis adapté à la situation actuelle. Mais un peu plus de pragmatisme serait nécessaire, dans l’esprit d’un Aristide Briand. Le ministère de l’intérieur qui est aussi celui des cultes a aujourd’hui un rôle capital à jouer avant qu’il ne soit trop tard.
Le §8 enfin, rappelle que les conséquences fâcheuses des manquements du pouvoir civil à ses devoirs ne concernent pas que les religions. Il évoque en 1965 de manière prophétique « ceux qui, sous prétexte de liberté, rejettent toute sujétion et font peu de cas de l’obéissance requise. Et de déclarer : « C’est pourquoi ce Concile du Vatican s’adresse à tous, mais tout particulièrement à ceux qui ont pour mission d’éduquer les autres, pour les exhorter à former des hommes qui, dans la soumission à l’ordre moral, sachent obéir à l’autorité légitime et aient à cœur la liberté authentique … C’est donc un des fruits et des buts de la liberté religieuse que d’aider les hommes à agir avec une plus grande responsabilité dans l’accomplissement de leurs devoirs au cœur de la vie sociale. »