Mémoire du rétablissement de Pie IX en 1849 © WikiCommons

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Une continuité enracinée dans l’histoire, Vatican II relu 60 ans plus tard

Dignitatis humanae, une déclaration sur la liberté religieuse 

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Comprise par certains comme une innovation en rupture avec la Tradition, la déclaration développe ce qu’énonce sa titulature complète : « Du droit de la personne et des communautés à la liberté sociale et civile en matière religieuse ». Or, ce développement s’enracine dans un terreau historique. L’Église confrontée à l’hostilité du monde pèlerine à travers l’histoire en référence à sa vocation d’origine. 

Un contexte historique qui évolue 

Nous abordons ici un des textes conciliaires qui a suscité bien des incompréhensions. Il est en effet considéré par certains comme une preuve de rupture avec la Tradition. C’est pour cela qu’il est d’emblée nécessaire d’apporter une première précision. C’est généralement à une encyclique de Grégoire XVI, Mirari vos du 15 août 1832, que les détracteurs de Vatican II opposent ce texte. Ils se réfèrent en particulier, à ce passage : 

« De cette source empoisonnée de l’indifférentisme, découle cette maxime fausse et absurde ou plutôt ce délire : qu’on doit procurer et garantir à chacun la liberté de conscience ; erreur des plus contagieuses, à laquelle aplanit la voie absolue et sans frein des opinions qui, pour la ruine de l’Eglise et de l’Etat, va se répandant de toutes parts, et que certains hommes, par un excès d’impudence, ne craignent pas de représenter comme avantageuse à la religion. Eh! ‘quelle mort plus funeste pour les âmes, que la liberté de l’erreur !’ disait Saint Augustin ». 

Le pape Grégoire XVI fait donc découler la liberté de conscience qu’il condamne de l’indifférentisme en matière de foi. Celui-ci revendiquait cette liberté, pour mieux combattre la foi catholique et s’opposer à la liberté de Église. Il allait jusqu’à contester le pouvoir temporel du pape sur ses propres États. Le pape écrit en 1832, ne l’oublions pas !

Le texte de Vatican II, quant à lui, aborde cette question de liberté bien différemment. Il prend en compte l’environnement de l’Église en 1965, à savoir la revendication pour l’homme de « la possibilité d’agir en vertu de ses propres options, en toute libre responsabilité … guidé par la conscience de son devoir. » (§1) Et de préciser immédiatement : « De même requièrent-ils que soit juridiquement délimité l’exercice des pouvoirs publics, afin que le champ d’une franche liberté, qu’il s’agisse des personnes ou des associations, ne soit pas trop étroitement circonscrit. Cette exigence de liberté dans la société humaine regarde principalement ce qui est l’apanage de l’esprit humain, et, au premier chef, ce qui concerne le libre exercice de la religion dans la société. » (ibid.) 

En 1965, à l’inverse de ce qui se passait en 1832, la demande de liberté ne découlait donc plus d’une hérésie (l’indifférentisme, pas principalement en tout cas) et ne recelait pas obligatoirement un motif d’hostilité contre l’Église. Elle était au contraire liée à sa vie et à sa mission, car dans beaucoup de pays le catholicisme était en lutte contre le régime communiste. L’État n’y laissait que très peu de liberté religieuse quand ce n’était aucune. Enfin, la France n’avait plus de concordat, mais vivait, grâce au général De Gaulle, une laïcité « apaisée ». Celle-ci avait commencé d’ailleurs plus tôt, à la chute du cartel des gauches, le 16 juillet 1926. 

Du Syllabus de Pie IX à Léon XIII

Le Concile savait parfaitement qu’en parlant comme il le devait en faveur de la liberté, pour que l’Église puisse en bénéficier, il allait prendre le risque d’être accusé d’innovation. Aussi précise-t-il qu’il « scrute la tradition sacrée et la sainte doctrine de l’Église d’où il tire du neuf en constant accord avec le vieux. » Effectivement, Pie IX avait repris complètement l’attitude de son prédécesseur dans l’encyclique Quanta cura et le Syllabus. Léon XIII aura fait de même en 1888 dans l’encyclique Libertas praestantissimum, mais avec un complément important qui sera évoqué plus loin :

« … pour mieux mettre en lumière ces vérités, il est bon que nous considérions séparément les diverses sortes de libertés que l’on donne comme des conquêtes de notre époque. Et d’abord à propos des individus, examinons cette liberté contraire à la vertu de religion, la liberté des cultes, comme on l’appelle, liberté qui repose sur ce principe qu’il est loisible à chacun de professer telle religion qu’il lui plaît, ou même de n’en professer aucune. … Il faut ajouter qu’aucune vertu digne de ce nom ne peut exister sans la religion, car la vertu morale est celle dont les actes ont pour objet tout ce qui nous conduit à Dieu considéré comme notre suprême et souverain bien ; et c’est pour cela que la religion, qui « accomplit les actes ayant pour fin directe et immédiate l’honneur divin » (St. Thomas A., Summa theol. Il-II, q. LXXX, a.6), est la reine à la fois et la règle de toutes les vertus. » 

Et à propos de la vraie religion, Léon XIII poursuit : 

« Et si l’on demande, parmi toutes ces religions opposées qui ont cours, laquelle il faut suivre à l’exclusion des autres, la raison et la nature s’unissent pour nous répondre : celle que Dieu a prescrite et qu’il est aisé de distinguer, grâce à certains signes extérieurs par lesquels la divine Providence a voulu la rendre reconnaissable, car, dans une chose de cette importance, l’erreur entraînerait des conséquences trop désastreuses. … » 

Et voici ce qui concerne la vie sociale (et les droits citoyens) :

« Envisagée au point de vue social, cette même liberté veut que l’Etat ne rende aucun culte à Dieu, ou n’autorise aucun culte public ; que nulle religion ne soit préférée à l’autre, que toutes soient considérées comme ayant les mêmes droits, sans même avoir égard au peuple, lors même que ce peuple fait profession de catholicisme … c’est Dieu qui a fait l’homme pour la société et qui l’a uni à ses semblables … C’est pourquoi la société civile, en tant que société, doit nécessairement reconnaître Dieu comme son principe et son auteur et, par conséquent, rendre à sa puissance et à son autorité l’hommage de son culte. » 

Dans la continuité de ses prédécesseurs

Léon XIII confirme ici la doctrine ininterrompue : Les autorités spirituelles et temporelles d’un pays doivent veiller à ce que les citoyens qu’ils dirigent pratiquent la religion. Et la seule qui est vraie est le catholicisme en communion avec le successeur de Pierre, évêque de Rome. Or, ses prédécesseurs (la Tradition) avaient déjà accepté des évolutions, pour le bien commun. Tout en s’appuyant sur les vérités fondamentales et immuables de la doctrine chrétienne, il ajoutera plus loin : 

« Néanmoins, dans son appréciation maternelle, l’Église tient compte du poids accablant de l’infirmité humaine, et elle n’ignore pas le mouvement qui entraîne à notre époque les esprits et les choses. Pour ces motifs, tout en accordant de droits qu’à ce qui est vrai et honnête, elle ne s’oppose pas cependant à la tolérance dont la puissance publique croit pouvoir user à l’égard de certaines choses contraires à la vérité et à la justice, en vue d’un mal plus grand à éviter ou d’un bien plus grand à obtenir ou à conserver.

Dieu lui-même, dans sa Providence, quoique infiniment bon et tout-puissant, permet néanmoins l’existence de certains maux dans le monde, tantôt pour ne point empêcher des biens plus grands, tantôt pour empêcher de plus grands maux. Il convient, dans le gouvernement des États, d’imiter celui qui gouverne le monde. Bien plus, se trouvant impuissante à empêcher tous les maux particuliers, l’autorité des hommes doit ‘permettre et laisser impunies bien des choses qu’atteint pourtant et à juste titre la vindicte de la Providence divine’ (Saint Augustin, De lib. arb., lib. I, cap. 6, num. 14). 

Néanmoins, dans ces conjectures, si, en vue du bien commun et pour ce seul motif, la loi des hommes peut et même doit tolérer le mal, jamais pourtant elle ne peut ni ne doit l’approuver, ni le vouloir en lui-même, car, étant de soi la privation du bien, le mal est opposé au bien commun que le législateur doit vouloir et doit défendre du mieux qu’il peut. » 

Et il faut lire ce qui suit pour bien comprendre la pensée de Léon XIII sur la liberté en question : 

« … plus il est nécessaire de tolérer le mal dans un Etat, plus les conditions de cet Etat s’écartent de la perfection ; et, de plus, que la tolérance du mal appartenant aux principes de la prudence politique, doit être rigoureusement circonscrite dans les limites exigées dans sa raison d’être, c’est à dire par le salut public. C’est pourquoi, si elle est nuisible au salut public, ou qu’elle soit pour l’Etat la cause d’un plus grand mal, la conséquence est qu’il n’est pas permis d’en user, car, dans ces conditions, la raison du bien fait défaut. Mais, si, en vue d’une condition particulière de l’Etat, l’Eglise acquiesce à certaines libertés modernes, non qu’elle les préfère en elles-mêmes, mais parce qu’elle juge expédient de les permettre, et que la situation vienne ensuite à s’améliorer, elle usera évidemment de sa liberté en employant tous les moyens, persuasion, exhortations, prières, pour remplir comme c’est son devoir, la mission qu’elle a reçue de Dieu, à savoir, de procurer aux hommes le salut éternel. »

Léon XIII en réalité n’innovait pas quand il ne condamnait pas la puissance publique. C’est « à cause du poids accablant de l’infirmité humaine » qu’il se donne le droit de tolérer des « choses contraires à la vérité et à la justice … » Il le fait « … en vue d’un mal plus grand à éviter ou d’un bien plus grand à obtenir ou à conserver. » 

L’édit de Nantes

Léon XIII maintenait de fait l’attitude de son lointain prédécesseur, Clément VIII, devant l’édit de Nantes promulgué par Henri IV en 1598, qui instaurait une certaine forme de liberté religieuse. Ce pape avait vu tout le mal causé par les guerres de religion et se méfiait d’une extension de la puissance des Habsbourg. Il avait fini par s’entendre avec Henri IV et comprit vite que sa conversion au catholicisme était sincère. Aussi y reconnut-il le gage de la paix religieuse dans une France demeurée majoritairement catholique, et aussi pour l’Europe. À l’annonce de l’édit, il avait certes dit « c’était le plus mauvais que je puisse imaginer … cela me crucifie ». (1). Mais il se garda bien d’écrire quoi que ce soit. Très au courant des affaires de France, il savait que le roi allait devoir affronter le parlement de Paris, puis les autres. 

On pourra se reporter au livre précité pour des détails sur cette affaire importante. Il doit d’abord être clair que l’édit ne reconnaissait nullement le protestantisme comme religion. On pouvait néanmoins librement le pratiquer dans le royaume comme on le faisait pour le catholicisme. On ne parlait que de « la religion prétendue réformée », la « RPR », dont on tolérait la pratique par simple souci de paix religieuse. Et c’est cette dernière raison qu’Henri IV invoquera devant les parlementaires. Car ceux-ci prétendaient le prendre en contradiction avec les serments du sacre concernant l’expulsion des hérétiques. Le roi a contrario rappela qu’il avait promis la paix religieuse et que l’enregistrement de l’édit en constituait une condition fondamentale. Les parlements enregistrèrent en rechignant et le Saint-Siège demeura silencieux. Grâce à l’application du concile de Trente, de nombreux protestants en France se convertirent, et non des moindres : Turenne par exemple. 

La question de la révocation de 1685, est une autre affaire, qui d’ailleurs n’enthousiasma pas le pape de l’époque. Elle est cependant très secondaire pour notre sujet.

Et le concordat de 1801

En 1802, les articles organiques du Concordat organisèrent sans concertation préalable avec le Saint-Siège, le culte catholique et les cultes reformés et luthériens. Le pape Pie VII protesta surtout pour ce qui concernait le culte catholique et les trop grands pouvoirs donnés à l’État. Il désapprouvait aussi la méthode d’élaboration du texte. Sans obtenir satisfaction, il ne remit pas en cause le Concordat de 1801 et assista au sacre de l’empereur en 1804. 

Et, quand en 1825, Charles X, au cours de la cérémonie du sacre, ne promit pas « de bannir les hérétiques », le Saint-Siège ne lui adressa aucun reproche, de plus le roi avait invité à son sacre les pasteurs protestants, leur demandant simplement de porter non pas l’habit ecclésiastique mais l’habit de la noblesse. Le principe de tolérance des cultes et de liberté religieuse existait donc bien dans la France de 1825, et ailleurs à la même époque au vu et au su des pouvoirs ecclésiastiques et politiques.

La séparation de l’Église et de l’État

En fait, c’est quand Lamennais (prêtre séculier), Montalembert (laïc) et Lacordaire (dominicain) créèrent en 1830 le journal L’Avenir, que le pape Grégoire XVI va s’inquiéter. Ayant pour devise « Dieu et la liberté », ils prônaient la liberté de conscience et la séparation de l’Église et de l’État. Lamennais, généreux, mais peu politique ne comprendra pas la prudence du Saint-Siège lors de l’invasion de la Pologne par l’empire russe. Le pape dut sévir contre lui et ce fut l’encyclique Mirari vos en 1832, puis Singulari nos en 1834. Son successeur agit de même, « encouragé » par ce qu’avait déclenché la révolution de 1848. Il y avait aussi les menaces que faisaient peser sur la liberté de l’Église les projets politiques l’unité italienne. 

Quand Léon XIII prend la position que nous venons d’exposer, il est « prisonnier » dans Rome, il n’a plus d’État. La question romaine se pose donc depuis 1870. Elle n’est pas facile et ne sera finalement réglée qu’en 1929. Mais une chose est sûre : en 1888, il faudra obligatoirement négocier avec le royaume d’Italie et donc placer le Saint-Siège en position de le faire. Des alliés seront nécessaires et le pape ne peut ignorer la France dont le gouvernement entendait maintenir la liberté religieuse instaurée par le Concordat. Léon XIII savait aussi que l’anticléricalisme des dirigeants républicains français comportait de grandes nuances. 

On ne le dit pas assez : tous ne sont pas antireligieux, la très grande majorité souhaite le maintien du Concordat, la séparation d’avec l’Église ne fait partie que de discours préélectoraux. Fin 1902 encore, Émile Combes devenu président du Conseil des ministres sera partisan du maintien du Concordat. À condition d’y exercer la plénitude des pouvoirs que lui conféraient les articles organiques. 

C’est pourquoi auparavant, dans l’encyclique Au milieu des sollicitudes du 16 février 1892, le pape avait demandé aux catholiques français de reconnaître la République comme régime politique légitime. En évoquant les relations du Saint-Siège et de la République française, il précise « depuis le début de ce siècle ». Cela veut dire qu’il ne prend en compte que la République consulaire, pas celle de 1792. C’est en effet avec le consulat que son prédécesseur Pie VII avait signé le Concordat de 1801. De plus, il ne demandait pas aux Français catholiques de forcément devenir républicains. Il voulait leur éviter de se cantonner dans une opposition systématique au régime et surtout de faire la politique de « la chaise vide ». 

En réalité le pape n’avait pas beaucoup de sympathie pour la République et en particulier pour une association qui y jouait un rôle relativement important à cette époque en France, la franc-maçonnerie au travers du Grand Orient de France. Il l’avait d’ailleurs déjà condamnée, huit ans plus tôt dans l’encyclique Humanum Genus du 20 avril 1884. Ce sera le plus long texte et le plus détaillé qu’un pape n’ait jamais écrit sur le sujet. Il sera du reste la dernière encyclique du Saint-Siège sur cette question, jusqu’à présent. 

 

1) Michel Viot, Les Papes et la France, de Clovis à De Gaulle, Ed. Via Romana 2023, p. 214)

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P. Michel Viot

Père Michel Viot. Maîtrise en Théologie. Ancien élève de l’Ecole Pratique dès Hautes Études. Sciences religieuses.

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